Le texte de l’évangile sur le site de l’AELF
Pour situer le texte :
Nous voilà maintenant toujours dans l’évangile de Matthieu, mais plutôt du côté du début. Pas au début néanmoins, mais presque : nous sommes au début du corps principal de cette oeuvre. Matthieu, comme Luc d’ailleurs, a choisi de faire précéder son évangile d’une sorte de préambule qui porte sur l’enfance de Jésus. Ce qu’il en dit est à présent achevé, et c’est maintenant le Jésus adulte en mission que nous allons suivre, avec les yeux de Matthieu, jusqu’au bout de cette mission.
Mon modeste commentaire :
« Or en ces jours-là devient présent Jean le baptiseur, qui clame dans le désert de Judée et qui dit : ‘Faites réflexion : le royaume des cieux est en effet proche !’ « . Une nouvelle époque commence : Matthieu utilise une expression commune dans la littérature prophétique pour marquer des jours particuliers, ceux dont on dirait aujourd’hui qu’il y a un « avant » et un « après ». Et ce qui fait événement, c’est l’entrée en scène de Jean-le-baptiseur. Il envahit en quelque sorte la scène, soudain c’est de lui qu’on parle. L’emploi par Matthieu de l’expression prophétique « en ces jours-là » pose Jean comme un prophète, et cela même fait événement. Voilà en effet des décennies que les prophètes se sont tus, des décennies que plus personne ne parle au peuple au nom du dieu d’Israël, ni n’entretient chez lui le souvenir du passé, l’affûtage du regard sur l’actualité, ou l’espérance dans la réalisation des promesses. Un « silence » de dieu qui a laissé proliférer toutes sortes d’initiatives humaines, qu’elles soient politiques ou religieuses : là, il y a pléthore !
Et voilà que le dieu reprend l’initiative, par le biais d’un homme caractérisé de trois manières. D’abord il baptise. Il plonge les gens dans l’eau, il les immerge. C’est un geste qui existe déjà, celui du bain rituel de purification : ultime geste prescrit au lépreux une fois constatée sa guérison et offert le sacrifice pour pouvoir ré-intégrer le peuple (Lv.14,8-9), ultime geste du prêtre après le sacrifice d’expiation qui l’aura vu verser le sang d’un bouc et imposer les mains à un autre, qui sera conduit et relâché au désert, pour qu’il emporte avec lui tous les péchés du peuple (le fameux bouc émissaire) (Lv.16,24). Ce geste toujours ultime, Jean le propose à tous. Ensuite, il clame dans le désert. C’est un choix paradoxal en même temps qu’un geste symbolique. Choix paradoxal : quelle idée d’aller proclamer des choses, et même très fort, là où nulle oreille ne peut les entendre ! Mais geste symbolique, et doublement : symbole que nul n’écoute, qu’il faut oser se retirer loin de tous et de la vie ordinaire pour entendre, symbole aussi que l’espace religieux est envahi depuis que le dieu s’est tu, et que lui-même a à dire autre chose, qui se distingue absolument de ce qui s’entend chez les hommes, même en son nom. Enfin, il appelle à [métanoéoo] : réfléchir-au-delà, ou revenir après coup sur ce que l’on pensait auparavant, et cela parce que désormais, le « royaume des cieux« , comme le nomme toujours Matthieu, est désormais et définitivement proche : le verbe employé est au parfait, c’est-à-dire cette forme verbale qui exprime ce qui est irréversiblement accompli, sans qu’il y ait plus rien à y ajouter.
Ce troisième aspect du ministère du baptiseur est tout-à-fait étonnant. Il faut bien saisir que Jean ne dit pas : attention, ça ne va pas tarder, le royaume va advenir. Il dit : c’est fait ! Voilà, maintenant il est là, tout près. C’est une différence capitale avec tous les prophètes précédents, qui disaient : »ça va venir », « ça approche ». Lui, affirme que c’est fait. Contre l’évidence. Car pour ce qui est des attentes humaines, la Judée est envahie par une puissance étrangère, et le roi est un fantoche politique posé là par les Romains et loin de réaliser l’idéal dessiné par le « nouveau David ». Et pourtant, contre cette évidence, Jean clame, dans le désert, voilà, c’est fait. Et c’est même tellement fait qu’il faut tout repenser à nouveaux frais, parce que cela change ou doit changer tout ce que nous sommes ou faisons ou vivons.
Matthieu ajoute : « Celui-ci est en effet celui qui est annoncé par Isaïe le prophète disant : ‘Une voix ! Quelqu’un crie dans le désert : préparez le chemin du seigneur, faites droit ses sentiers !’ « . Belle manière de montrer la différence de Jean : il est déjà la réalisation d’une promesse ! Et voilà qui accrédite aussi le cœur de son message, à savoir que ça y est ! Le royaume promis est arrivé, du moins est là, tout à proximité, à portée de la main, on le touche du doigt. Si lui-même est la réalisation de la prophétie, c’est que toutes les prophéties arrivent à réalisation. Il est cette voix, ce son, ce chant, cette musique, ce cri : ce que l’on entend et qui fait comprendre que, par le sens de l’ouïe, on peut déjà percevoir ce que l’on ne tardera ni à voir ni à toucher. Il est le « Ta ta taaaa ! » du film qui précède juste les images capitales. Il n’est pas « une voix qui crie », comme il y a en a d’autres. « Une voix » est au féminin, mais le participe traduit par « qui crie » est lui au masculin. C’est bien que « celui qui crie : préparez…« , tel qu’annoncé par Isaïe, constitue en lui-même une [phonè], le chant prémonitoire ou le rugissement d’avertissement.
Matthieu nous en dit un peu plus sur ce Jean : « Or Jean, lui, a son vêtement des poils du chameau et une ceinture de cuir autour de ses reins ; sa nourriture était sauterelles et miel des champs. » Homme du désert, il vit du désert. Du chameau il tire son vêtement, et il mange ce que lui donne le désert. On devine aussi un homme de l’Exode : la ceinture aux reins pour le grand départ, nourri du miel sauvage c’est-à-dire de ce miel végétal que l’on trouve à la surface du sol dans les régions sauvages, sorte de croûte sucrée dont les traditions hébraïques ont fait la manne. En vrai prophète, Jean a un message sur le passé, il renouvelle le souvenir de l’Exode, du passage au désert, de ce temps idéal où le dieu s’est formé un peuple et l’a éduqué, nourri, conduit. Il a aussi un message sur l’avenir : c’est que celui-ci est déjà présent ! Reste son message sur le présent, justement. Tout prophète délivre aussi le point de vue du dieu sur l’actualité. C’est en général une parole qui dénonce et provoque à changer.

Cela ne va pas tarder. « Alors sort vers lui Jérusalem et toute la Judée et tout le pays du Jourdain, et ils étaient immergés par lui dans le fleuve Jourdain en avouant leurs fausses routes. » Voilà d’abord l’effet du ministère de Jean. Il fait sortir. Il ouvre ou ré-ouvre les gens. Il me semble que c’est sans doute pour cela qu’il nous est présenté aujourd’hui même : pour nous faire sortir de nous-mêmes. Je reste convaincu que c’est cela, le vrai « salut » : ce qui nous arrache à nos enfermements et à nous-mêmes, ce qui cesse de nous faire tourner en rond sans même nous en apercevoir et qui nous tire quelque part. Ce qui nous fait entrer dans la vraie « transcendance », c’est-à-dire dans l’outre-nous-mêmes ou l’au-delà de nous-mêmes. Ainsi Jean, et on voit avec Matthieu le peuple qui vient à lui, capitale en tête, mais aussi « toute la Judée« , le cœur du pays, et même « tout le pays du Jourdain » c’est-à-dire la périphérie aussi. Immense mouvement populaire : « les gens » ont reconnu en Jean un prophète.
Et ils viennent pour ce geste ultime, ce geste qui dit l’achèvement de la guérison grâce à laquelle ils vont être ré-intégrés au peuple de dieu, qui dit l’achèvement de l’expiation des fautes. Ce geste est fait dans le fleuve Jourdain : celui qui est franchi à la fin de l’Exode pour entrer dans la terre promise, ultime (là aussi) passage, ultime étape. Ce geste, ils ne font pas que le « subir », ils sont actifs eux aussi, ils l’accomplissent « avouant leurs fausses routes« . Le verbe [exomologéoo], traduit ici par avouer ou confesser vient de la racine [légoo] qui signifie d’abord cueillir, recueillir, ramasser et qui a évolué vers le sens d’énumérer, raconter, dire. Mais il ne faut jamais oublier le premier sens, qui distingue ce « dire » d’un simple parler : ce sont des mots choisis, recueillis. Ce sens est enrichi de deux préfixes, [-omo-] qui évoque le même, le semblable et [éx-] qui évoque l’origine en même temps que la sortie. Autrement dit, ce verbe construit le sens d’énumérer les choses semblables pour en sortir. Le tout est à la voix moyenne, une spécificité du grec, qui met l’accent sur l’implication du sujet dans l’action : « je me le dis et je m’en sors ! ». J’ai préféré traduire après, à partir du verbe de la même famille, par « fausse route » plutôt que par « péché », d’une part pour éviter le piège des idées préconçues voire fausses, d’autre part à cause de tout ce qui précède. Au fond, Matthieu nous montre Jean ramenant tout un peuple vers son but initial, vers sa Terre Promise, et permettant à chacun de revenir sur son propre itinéraire et de nommer ce par quoi il a lui-même dévié du but. C’est coûteux, mais quel renouvellement !
« Voyant de nombreux qui, des Pharisiens et des Sadducéens, venaient à son baptême, il leur dit : Engeance de vipères, qui vous a suggéré de fuir de la colère qui s’accomplit ? Produisez donc un fruit digne du retour-sur-soi et ne pensez pas dire en vous-mêmes : ‘pour père, nous avons Abraham’. Je vous dis en effet que le dieu peut, de ces pierres, élever des enfants à Abraham. Or déjà la hache engage la racine des arbres : tout arbre, donc, qui ne fait pas de bon fruit est coupé, et dans le feu jeté !… » Voilà le Jean qui dénonce à présent, et il ne fait pas bon le rencontrer ! Mais il réserve son discours violent aux responsables religieux, prélude à l’affrontement qui aura lieu entre eux et celui qu’il prépare. C’est que pour ceux-là, tout adversaires qu’ils sont entre eux, la même morgue les conduit. La réflexion qui devrait les faire réaliser leur fausse route, et revenir vers le but premier, n’est pas faite et ne se traduit en rien d’observable (le « fruit du retour sur soi« ) : au contraire, ils s’arrêtent au fait qu’Abraham est leur père. Ils justifient ce qu’ils font actuellement par l’origine dont ils se réclament : par là, tournés vers le passé, ils refusent de regarder où ils vont, de constater le décalage, l’erreur d’azimut. Cela est une phénomène très commun : combien de fois nous justifions-nous par nos bonnes intentions (initiales), sans regarder le décalage actuel, réel, avec le but proposé ? Pire : étant, ou se prétendant, les chefs, ils justifient ainsi leur rôle. Et du coup, ne conduisent pas le peuple dans sa Terre Promise, mais manquent le but et entraînent dans l’errance -l’erreur- tout un peuple.
Les mots de Jean sont violents : loin d’être fils d’Abraham, ils sont engeance de vipères, engendrés par un serpent (l’allusion au coupable serpent de l’Eden est transparente). Le poison est dans leur bouche, et il est mortel à ceux qu’ils mordent. Pour eux, ce n’est pas le royaume qui est tout proche, mais la colère qui s’accomplit, qui se réalise. Ils tentent de la fuir par le rituel de l’immersion, mais celle-ci est inopérante, puisqu’elle ne s’accompagne d’aucun changement, d’aucun retour correctif sur soi, aussi coûteux soit-il. On le voit : Jean n’est pas dans le ritualisme ni le formalisme. L’immersion, le baptême, sont pour lui de peu d’importance : ils ne valent que par la rencontre qu’ils manifestent entre l’action de l’homme qui prend conscience de ses errances et veut retrouver le but de sa vie, et le dieu qui guérit et purifie.
« Moi je vous plonge dans l’eau pour un retour-sur-soi, celui en revanche qui vient après moi est plus fort que moi, je ne suis pas digne d’enlever ses sandales : lui vous plongera dans l’esprit saint et le feu. La pelle à vanner dans sa main, et il purifiera à fond son aire et il rassemblera son blé dans son grenier, la paille en revanche il l’a jettera au feu jamais éteint. » Jean assume tout ce qu’il vient de dire, mais il n’arrête pas le regard à lui-même. Il se pose comme une étape, comme un passage : il est en quelque sorte à contre-jour, ce qui compte, c’est la lumière qui est derrière lui. Il y a ce qu’il fait, mais il y a plus grand encore, et ce qu’il fait ne prend sens que par rapport à cela. Quelqu’un vient derrière lui ou après lui, et celui-là est plus fort. Il y a de la force chez Jean : vigueur d’une parole qui secoue, qui dénonce aussi, et sans peur des conséquences (alors que ce sont les responsables qu’il dénonce aussi vigoureusement). Pas de flagornerie chez lui. Il est fort également en ce qu’il met en branle des foules entières, « Jérusalem, toute la Judée, tout le pays du Jourdain« , alors même qu’il parle à contre-courant et qu’il exige une démarche coûteuse pour chacun. Mais celui qu’il précède est plus fort : tout cela, il le fera plus fortement.
Jean se compare aussi en dignité : celui qui le suit, il n’est pas digne de lui retirer ses sandales, ou de les lui porter, ces deux traductions sont possibles. Les contemporains comprennent l’image : celui qui s’occupe de vos chaussures, c’est en général un serviteur, et pas des plus importants. Jean estime n’avoir pas même cette dignité-là devant celui qui le suit. Troisième chose : ce n’est plus dans l’eau qu’il plongera, mais dans l’esprit saint et le feu. La jonction de ces deux termes fait penser au prophète Elie, celui qui, avec Moïse, est considéré comme un envoyé plénipotentiaire du dieu d’Israël. Tel sera le rang de celui qui le suit. Mais plonger non plus dans l’eau qui purifie, pour l’ultime étape avant le terme, mais dans l’esprit saint, c’est être au terme de l’itinéraire, au terme des promesses : « Je mettrai en vous mon esprit, et je ferai que vous marchiez selon mes lois. » annonçait Ezéchiel. L’alliance sera enfin historiquement réalisée pour tout le peuple, du fait d’une correspondance intérieure du cœur de chacun, habité par l’esprit, avec le don du dieu.
Mais Jean se représente tout cela dans une conflagration terrible, qu’il évoque avec l’image de l’aire à vanner. Pour lui, comme pour tous les prophètes, l’étape du jugement, consécutive au mauvais usage que l’homme a fait du don de dieu, précède nécessairement l’étape du salut, c’est-à-dire la nouvelle initiative de dieu pour la vie de son peuple. Et qui dit Jugement, dit trancher, dit mettre à part, dit diviser. Les contemporains savent bien ce que l’on fait après la moisson : on rassemble les blé fauchés dans l’aire, puis on les frappe avec violence pour ouvrir et libérer le grain. Après quoi, dans le vent, on jette en l’air le résultat par petits paquets : le grain, lourd, retombe sur l’aire, alors que le vent emporte la paille, l’écorce, tout ce qui n’est pas le fruit. La séparation faite, on stocke le grain dont on fera la farine, et on rassemble les déchets pour les brûler. Ainsi Jean se représente-t-il le ministère de celui qui vient après lui, qu’il ne connaît pas, dont il ne sait pas dans quel délai il vient -il sait seulement qu’il est, lui, le dernier à l’annoncer et que « ça y est », la réalisation des promesses, « c’est parti », c’est commencé. Il sera lui-même surpris….
Matthieu comme les autres a reconnu que ce ministère du Baptiste était en effet le « début de la fin ». Du coup, dans son évangile même, il faut que ce ministère précède celui de Jésus. Et sans doute en va-t-il ainsi de l’évangile dans nos vies : la préparation du Baptiste est toujours nécessaire. Le retour sur soi, la prise de conscience de ce qu’il faut remettre en perspective, retrouver le but premier, tout cela est nécessaire pour accueillir celui qui vient.
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