Le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
On peut penser que, malgré plusieurs aller-retours un peu déconcertants, on a plus ou moins fait le tour de la partie préliminaire de l’évangile de Matthieu, appelée « évangile de l’enfance ». Nous avançons maintenant à ce que j’oserais appeler la véritable première partie, c’est-à-dire l’entrée de Jésus dans son ministère messianique ou prophétique.
En fait, nous en avons déjà eu, il y a quelque temps, le tout début qui nous présentait la figure de Jean-Baptiste annonçant au désert son « évangile » (cf. Refaire chanter sa vie : dimanche 8 décembre.), et nous avons eu aussi la description du contenu de cet « évangile » de Jean-Baptiste, avec son appel exigeant à entrer dans une ère nouvelle et définitive, et aussi son reproche vigoureux adressé aux responsables religieux (cf. Douloureux passage à la nouveauté : dimanche 15 décembre.). Le texte d’aujourd’hui fait immédiatement suite à ces deux-là.
Mon modeste commentaire :
« Alors arrive Jésus depuis la Galilée au Jourdain vers Jean, pour être baptisé par lui. » La phrase est à mettre en regard de celle qui ouvre cette première grande partie de l’évangile de Matthieu : « En ces grands jours-là arrive Jean le baptisteur, qui clame dans le désert de Judée… » On voit, avec la même construction et parfois les mêmes mots, un Acte I et un Acte II. Acte I : Jean ; Acte II : Jésus. Jean, c’est « en ces jours-là » et même « ces grands jours-là« , expression employée dans la littérature prophétique pour marquer qu’a été inaugurée, dans le passé, une nouvelle époque. Jésus, c’est « alors« , adverbe employé dans cette même littérature prophétique, ainsi que dans la littérature apocalyptique, pour annoncer l’horizon, les « derniers temps », l’ultime étape. Et pourtant les deux Actes ont un lien : Jean vient dans le désert, et au terme de son ministère se met à baptiser ; une fois ceci commencé, et le ministère de Jean déplacé du désert vers le Jourdain, Jésus vient à lui pour bénéficier de son ministère.
Une différence radicale cependant, et d’emblée : Jean clame. Jésus ne dit rien. Il vient en silence, dans l’anonymat le plus complet, un parmi les autres. Et il ne vient pas par hasard, mais avec un projet bien précis, « être baptisé par lui« . [baptidzoo], c’est bien plonger, immerger, submerger : l’acte accompli par Jean au Jourdain, ce geste qui n’est pas le moins du monde rituel mais bien nouveau, est l’action d’être mis sous l’eau. Il faut peut-être s’arrêter sur cette action elle-même (j’ai déjà évoqué précédemment ses origines) : bien des représentations picturales nous montrent un Jésus les pieds dans l’eau, plus anciennement dans l’eau jusqu’à la taille ou la poitrine, et un Jean placé au-dessus qui verse sur sa tête un peu d’eau. C’est là non une description mais plutôt un contact visuel très volontaire avec la rituel du baptême tel qu’il s’institue à l’époque du mosaïste ou du peintre ! Mais non : il s’agit de descendre dans un fleuve, le Jourdain (en hébreu Yarad, qui veut dire « descendeur », mais aussi Nehar haYarden qui veut dire la « Rivière de la Peine, du Jugement »), dont la vallée est la plus basse au monde puisqu’il rejoint la mer Morte à l’altitude de −421 m en dessous du niveau de la mer. Le débit moyen du Jourdain est de 16 m³/sec, ce qui est mille fois moins que le Mississippi, mais seulement quatre fois moins que le Rio Grande ou la Tamise, du même ordre que l’Indre ou l’Eure. Son bassin est à peu près celui de l’Adour: le Jourdain recueille beaucoup d’eau mais sur une faible pente. Autrement dit, l’expérience consiste à être entièrement plongé dans une eau profonde, froide évidemment –ce qui saisit toujours–, dont le courant est minime mais qui n’est par conséquent pas claire. Plongé combien de temps ? On ne sait pas : nous n’avons pas de description de la manière dont Jean procédait. Tout indique pourtant qu’il s’agissait d’une seule plongée, mais celle-ci durait-elle ? Maintenait-il les personnes un long temps sous l’eau, à la limite de leurs capacités respiratoires, afin de remplir avidement ses poumons en émergeant, comme pour renaître à la vie ? Car il s’agissait de confesser ses péchés et de choisir une existence nouvelle, renouvelée…
Nous n’avons que des hypothèses. Quoiqu’il en soit, Matthieu nous raconte : « Or Jean voulait l’en empêcher en disant : « Moi, j’ai besoin d’être baptisé par toi, et toi, tu viens à moi ? » Le verbe traduit par empêcher comporte le préverbe [dia-] : il y a l’idée de s’interposer, de faire obstacle. Jean a reconnu Jésus malgré la foule, malgré anonymat où il se tient. Comment ? On ne le sait pas. Certains diront : « Mais ils étaient cousins ! » : cela, c’est plus ou moins vrai dans l’univers de Luc, qui invente que Elisabeth était cousine de Marie (surtout pour justifier la visite de Marie à Elisabeth et montrer une interaction entre Jean et Jésus dès avant leurs naissances à tous deux !). Mais nous sommes ici dans l’univers de Matthieu qui ne suppose pas de telles relations. Est-ce alors son inspiration prophétique ? Matthieu n’est pas très intéressé par cette question, ce qui le soucie est plutôt de faire obstacle à ce choix de Jésus. Dans les mots de Jean se trouvent toute la réticence du premier christianisme à la scène du baptême de Jésus : on va voir que Matthieu est si réticent, si horrifié par ce choix de Jésus qu’il ne raconte pas la scène ! Il ne peut pas, c’est trop dur.
Pourquoi, que se passe-t-il donc ? C’est que tous savent que Jean baptise pour la rémission des péchés. Et le premier christianisme continue ce baptême-là, pour la même raison, au nom de Jésus. Ses premiers disciples confessent aussi que Jésus est le seul sans péché, que lui est absolument sans rien qui le sépare du dieu, et c’est un point essentiel, central : sans quoi, comment pourrait-il, et lui seul, établir tous les hommes dans l’alliance avec ce dieu ? Car le péché n’est rien d’autre que la sortie de cette alliance. Le choix du seul qui est sans péché est pourtant de se situer avec les pécheurs et de faire comme eux, de demander pardon pour les péchés ! Donc les premiers disciples savent bien que Jésus a fait ce choix, qu’il n’a pas commencé par « clamer » comme Jean l’a fait, mais qu’il a commencé par ce geste. Alors ils le racontent, mais avec une réticence, un retrait devant l’inexplicable. Et la question de Jean l’exprime magnifiquement : moi, le pécheur, j’ai besoin aussi d’être baptisé. Et si quelqu’un est digne de baptiser, ce n’est pas moi, qui en ai besoin comme les autres. Mais toi, toi Jésus, non seulement tu n’as pas besoin de ce baptême, mais encore c’est toi seul qui est digne de baptiser. Car c’est toi qui, seul, peut établir les hommes dans l’alliance divine.
« Mais Jésus, qui lui répond, dit à son adresse : laisse faire pour l’instant, de cette façon en effet nous revient-il d’accomplir toute justice. » Le dialogue est entre eux deux : nul n’entend cela, Jean a parlé à Jésus, celui-ci lui répond, juste à lui. Il ne sort pas pour les autres de l’anonymat. Jean voulait s’opposer, Jésus lui enjoint au contraire de laisser faire. La surprise fait partie de l’expérience de Jean, et elle demeure pour les disciples de Jésus : même sans comprendre, il faut laisser Jésus être ce qu’il est, faire ce qu’il fait. Ne pas maîtriser ou forger « son Jésus ». Pas de théologien qui donne une explication complète de Jésus, pas d’idéologue qui puisse l’enfermer dans son système. Il tient des contraires comme personne. Il dit pour l’instant, avec un mot qui s’oppose à « plus tard » : c’est un moment du ministère de Jésus, une étape. Pour nous, cette étape est capitale parce qu’inaugurale : chacun sait que la manière de commencer est déterminante. Pour les anciens, le début « est la partie la plus puissante« , il contient en germe tout ce qui va suivre. Pour Jésus, ce n’est pas encore un commencement, c’est une étape : sous peu, cela va devenir un commencement.
Mais Jésus donne aussi une explication de son choix, ou plutôt un indice. Il s’agit d’ « accomplir toute justice« . La justice, c’est l’ajustement. Jésus veut par ce geste un ajustement parfait. Mais entre qui et qui ? Est-ce avec le dieu ? Le texte n’en dit rien : et pour cause, la foi de celui qui écrit, de Matthieu, celle de ceux qui le lisent, est que cet ajustement-là est déjà fait, et qu’il ne saurait être plus parfait ! Il reste l’autre piste, et elle est étayée par la formulation bien particulière que Matthieu met dans la bouche de Jésus : « de cette façon nous revient-il…« . Ce nous, c’est sans doute Jean et Jésus. Ce dernier veut s’ajuster à Jean, il veut entrer par la porte du ministère de Jean. Et c’est ce ministère, nous l’avons vu en son temps, c’est justement la préparation d’un peuple « parfait », d’un peuple en attente, d’un peuple dont le propos est une vie renouvelée. En venant à Jean dans l’anonymat, comme un parmi d’autres dans ce peuple qui aspire à une vie renouvelée, Jésus se montre solidaire de tous, il pose son existence non comme « à part » mais comme en communication avec tous, à hauteur de tous. En ce lieu à ciel ouvert le plus bas du monde, il rejoint tout homme fut-ce le dernier et le plus bas tombé. C’est cela, l’accomplissement de toute la justice.

« Alors il le laisse faire. » Le même « alors » qu’au début, celui de l’avènement des derniers jours, celui de l’inauguration du futur. Jean consent. Il ne comprend pas, il l’a dit, mais il consent à ce qui le dépasse. Il annonçait celui qui viendrait après lui et baptiserait « dans l’esprit saint et dans le feu« , il voit quelqu’un qui, loin de toute violence, loin de se manifester comme au-dessus et à part, choisit de rester caché, d’être au milieu de tous, d’être solidaire de tous jusqu’au dernier. Ce choix radical de Jésus n’a pas fini de prendre de court ni d’être incompris : le « saint », c’est justement, étymologiquement, ce qui est « à part ». Combien cherchent à se mettre « à part » en pensant rendre ainsi témoignage ! Mais non : sa sainteté à lui est si hors de cause, si unique, si intérieure, qu’il fait le choix exactement inverse, celui de se mêler, de rejoindre chacun, de se faire proche et tout proche, au point d’accomplir le geste même du pécheur. Geste aux conséquences incalculables. Ne pas se préserver, ne pas chercher à se manifester dans son « bon droit » ou dans sa rectitude, ne pas vouloir être en rien « au-dessus » ni « à part ». Mais se commettre, s’engager, être avec, être l’un d’entre nous.
Ces mots sont aussi les mots pudiques par lesquels Matthieu refuse de décrire Jésus étant baptisé : il fait une élipse. Il ne montre pas ce moment de l’immersion, et peut-être du souffle quasi perdu. A la fin de sa vie, cela suffira bien…! « Une fois immergé, Jésus aussitôt remonte hors de l’eau :… » Il préfère le montrer ressuscitant, remontant hors de cette eau de mort. Mais la chose est bel et bien faite, et à ce moment-là se produit quelque chose d’inattendu : « … : et voici que s’ouvrent (se révèlent) les cieux, et il voit l’esprit de dieu qui descend comme à peu près une colombe qui viendrait sur lui ; et voici une voix, des cieux, qui disait : celui-ci c’est mon fils, le chéri, que j’approuve. » Alors que Jésus a fait le choix de l’anonymat, son geste n’est pas passé inaperçu de Jean Baptiste. Mais ce n’est pas de Jean seul qu’il a été vu. Son acte révolutionnaire, il l’a accompli en suivant son inspiration, dans sa volonté de se faire solidaire de tous, d’être compatissant à tous. Et voilà qu’il reçoit une confirmation inattendue.
Le même verbe peut vouloir dire s’ouvrir au sens propre ou se révéler au sens figuré : je n’ai pas su choisir, j’ai mis les deux, tant « les cieux » peuvent eux-mêmes s’entendre en un double sens. Pourtant, je privilégierais presque le sens figuré, à cause un peu plus loin du [ooséï], « comme à peu près« . Nous avons pris l’habitude, avec les mosaïques et les peintures, de voir une colombe qui descend. Mais Matthieu nous dit que cela y ressemble un peu, mais pas plus qu’un peu. Et d’ailleurs, on sent qu’il compare la manière dont l’esprit de dieu vient à Jésus au vol d’une colombe, plutôt qu’il ne compare la figure de cet esprit à celle d’une colombe. Comme tout oiseau, la colombe en vol semble apparaître soudain : on la voit parce qu’elle passe à proximité. Et comme la colombe est un des rares animaux anthropophiles, avec le dauphin, elle vient spontanément se poser, dans un grand froissement d’ailes. Ainsi donc, en remontant hors de l’eau, Jésus voit l’esprit de dieu descendre hors du ciel : c’est un miroir parfait, avec le même verbe employé dans les deux cas, moyennant un changement de préverbe : [ana-baïnoo] contre [kata-baïnoo], [ana-] qui évoque toujours un mouvement de bas en haut, [kata-] un mouvement de haut en bas. (Quant à [baïnoo], c’est marcher, aller). Par son choix, par son geste, il attire esprit de dieu sur terre, singulièrement sur lui. Je ne sais pas si l’on mesure bien la portée des mots : Jésus voit l’esprit de dieu. Dans le fond, ce n’est pas très étonnant que ce soit lui seul : qui peut voir l’esprit ? Mais lui, par le choix qu’il fait, par le geste qu’il a posé, est dans une telle consonance avec ce même esprit que désormais il le voit !
C’est, semble-t-il pour Matthieu, une confirmation pour Jésus seul : « il voit« . Jean ne le voit pas, les autres pénitents non plus. A moins, bien sûr, que Matthieu veuille seulement insister sur ceci, sans exclure cela. La voix, en revanche, est sans doute entendue de tous, et du coup elle arrache Jésus à son anonymat. Une voix qui est approbation et reconnaissance. « Celui-ci… », ce n’est pas seulement cet homme-là : c’est cet homme-là dans le choix qu’il vient de faire. Un Père revendique pour fils authentique l’homme qui vient de faire ce choix révolutionnaire de la solidarité avec tous jusqu’au dernier des pécheurs, de l’immersion dans ce peuple tel qu’il est, avec son histoire de souffrance, d’infidélité, de péché et de mort. Un fils revendiqué et chéri pour cela, d’autant plus chéri à cause de cela. Et fils, il est authentique image et expression de son père. Il est tout-à-fait dans l’esprit de son père en agissant ainsi. Maintenant, révélé comme fils de cette voix qui vient du ciel, Jésus est arraché à l’anonymat et jeté dans une existence publique. Il vient de bénéficier d’une déclaration d’amour publique de celui qui, le revendiquant pour fils, se déclare son père. Désormais, sa vie sera publique, et c’est l’initiative céleste qui fait, du geste qu’il vient de poser, un geste inaugural : et sa vie publique sera tout entière une réponse à cette déclaration d’amour, elle sera un témoignage rendu à celle-ci : il est mon père, et il m’aime. Puissions-nous fonder nos existences dans la même certitude profonde d’être aimé en toutes circonstances, malgré tous les apparents démentis de notre histoire. Et puissions-nous aussi, avec la même force, faire à nos enfants une déclaration d’amour qui fonde leur vie.
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