Rester libre de la fascination : dimanche 1er mars.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Nous sommes toujours dans le témoignage de Matthieu, mais voilà ce témoignage encore malmené : nous effectuons un retour en arrière. Nous retournons dans la première partie de l’évangile, celle des débuts. Nous avons eu l’apparition et la prédication du Baptiste (Refaire chanter sa vie : dimanche 8 décembre.), nous avons eu le baptême de Jésus par ce même Jean-Baptiste (Solidarité à tout va : dimanche 12 janvier.), nous avons maintenant le retrait de Jésus au désert, jusqu’à l’arrestation du Baptiste où il prendra sa suite dans son ministère de prédication, sans pour autant mettre ses pas dans ceux du précurseur (Un groupe orienté et ouvert : dimanche 26 janvier.). 

Mon modeste commentaire :

     « Alors Jésus est conduit en haut dans le désert par l’esprit pour être éprouvé par le diviseur » Cet « alors » fait immédiatement suite à la déclaration de la voix venant des cieux, au moment où Jésus remonte hors de l’eau du Jourdain : « Celui-ci c’est mon fils, le chéri, que j’approuve. » Ainsi la forme passive du verbe qui suit, qui laisse entendre que c’est le dieu qui fait l’action, introduit une continuité dans l’initiative divine. La voix venue du ciel approuve le choix de solidarité entière de Jésus, revendiqué pour cela-même comme fils digne et chéri, comme vraie image de son père. Son choix n’est pas celui d’un membre du groupe qui cherche à s’en extraire, à se situer à part : bien au contraire, assumant paisiblement et librement sa différence d’être sans péché, il fait tout pour se plonger dans le groupe des humains et être le plus proche possible de chacun des pécheurs. Et cette même voix le « conduit en haut« . [anagoo], c’est bien conduire, et le préverbe [ana-] peut signifier « de bas en haut » ou « en arrière, à nouveau ». Le deuxième sens semble à exclure, Matthieu ne nous ayant parlé antérieurement à aucun moment d’un passage au désert.  L’idée est donc l’autre, celle du mouvement de bas en haut. On est déjà dans un mouvement pascal : Jésus est descendu jusqu’au lieu le plus bas du monde à ciel ouvert, il est descendu dans les eaux, il est descendu, lui qui est sans péché, au milieu des pécheurs pour être solidaire de tous. La voix le conduit de bas en haut, le caché est élevé aux regards de tous, le chéri est attiré sur le cœur de qui le chérit. Et quand il est soulevé, élevé, c’est tous les êtres humains qui le sont, du fait de sa solidarité entière avec eux tous.

     Avec ce sens du préverbe [ana-], notre verbe [anagoo] a des sens dérivés. Il peut vouloir dire faire monter, gagner le large (la profondeur), gagner l’intérieur (des terres), déployer ; il peut vouloir dire lever, élever ; il peut vouloir dire élever, construire. Il me semble que tout cela éclaire un peu aussi ce qui se passe, c’est pourquoi je m’y attarde un peu, au seuil de notre passage. Le désert va être le lieu pour se déployer, pour gagner le large c’est-à-dire quitter la sûreté d’un port pour l’aventure de la haute mer. Le désert va être le lieu pour se construire, pour bâtir une œuvre. Et cela va se faire par le biais d’un affrontement, ce qui apparaît très clairement dans la construction de la phrase grecque. Pardonne-moi lecteur si je te fais peur, mais il suffit d’observer, c’est très visuel : [anèèkhthèè… hupo tou pnéoumatos péïrasthèènaï hupo tou diabolou.] On a les deux verbes [anèèkhthèè] (c’est-à-dire [anagoo] conjugué) et [péïrasthèènaï] (c’est-à-dire [péïradzoo] à l’infinitif), et chacun de ces verbes suivi d’un complément d’agent introduit par [hupo], c’est-à-dire… « par« . Ainsi, on a deux acteurs, [tou pnéoumatos], l’esprit, et [tou diabolou], le diviseur. Ils s’affrontent « dans » Jésus, cela se passe en lui, c’est une réalité intérieure. Le deuxième agent est littéralement celui-qui-désunit ou celui-qui-inspire -la-haine, celui-qui-inspire-l’envie, ou encore le calomniateur. De toutes façons, avec le préfixe [dia-], il y a l’idée de séparation, de divergence, de disjonction. On comprend du coup que le premier agent est au contraire celui de son inspiration profonde, celui qui l’a conduit déjà à son choix de solidarité entière et gratuite.

     Je trouve très intéressant de constater qu’à travers cette confrontation, chez la même personne (Jésus), de deux agents, il y a croissance. Car la confrontation ne se fait pas au même niveau, un verbe est actif, l’autre est à l’infinitif. Cela signifie que la véritable action qui résulte de cette confrontation, c’est la conduite au large, le déploiement, la croissance. Les deux agents ne sont pas au même niveau, l’action de l’un englobe ou coiffe l’action de l’autre. Le diviseur ou tentateur va [péïradzoo] c’est-à-dire inviter à essayer, chercher à séduire, éprouver. Mais c’est justement cela qui édifie, qui fait prendre sa vraie dimension à la personne. Autrement dit, sans confrontation il n’y a pas de croissance, sans confrontation il n’y a pas d’œuvre digne de ce nom. C’est une approche différente de ce que l’on a coutume d’appeler la « tentation » : il s’agit de batailles intérieures, en soi-même, et souvent avec soi-même. Il s’agit d’affronter en soi un agent déviant, divisant, infléchissant, pour suivre avec plus de force l’esprit qui nous anime. La « tentation » est une dynamique que nous portons en nous et qui tend à nous désunir, à nous disjoindre de notre inspiration profonde. Que la confrontation avec cette tendance disjonctive nous fasse grandir ne veut pas dire qu’il faille rechercher cette mise à l’épreuve : ce serait témérité. Qui peut savoir s’il est en cet instant assez fort pour affronter telle déviance ? Mais lorsque l’affrontement se présente, et nécessairement il se présente lorsque nous passons à l’action ou à la mise en oeuvre de notre projet profond, il convient de ne pas s’y dérober, mais sans doute de se replonger plus fort dans l’esprit de fond par lequel on désire être conduit.

     Matthieu, comme Luc, détaille cet affrontement sous la forme de trois confrontations spécifiques, dont les deux dernières ne sont pas dans le même ordre d’ailleurs. La première « mise à l’épreuve », celle de transformer des pierres en pain, je l’ai déjà abordée l’an passé, à partir du texte de Luc (De quoi avons-nous faim ? : dimanche 10 mars.). C’est certes un autre auteur et une autre perspective, mais tout de même, je voudrais varier les plaisirs, et je vais m’attacher cette année à la deuxième.

     « Alors il le reçoit, le dysinpirateur, dans la ville sainte et le dresse au pinacle du temple et lui dit : si tu es fils de dieu, jette-toi en bas ; il est en effet écrit que «à ses anges il ordonnera à ton sujet et sur leurs mains ils te soulèveront, pour que ton pied ne heurte contre une pierre.» » Cette fois, j’ai traduit [diabolos] d’une drôle de manière, dysinspirateur. Mais il me semble que là est l’action de cet agent : tordre, fausser, l’inspiration profonde. Et voilà toute une mise en scène que Matthieu dessine : l’accueil dans la ville sainte. [paralambanoo], le verbe initial, peut être justement traduit par prendre avec soi. Mais le sens de recevoir ou d’accueillir est aussi très attesté, et cela me paraît plus cohérent avec bien des épisodes de la vie de Jésus. Car, entendons-nous bien : quand les évangélistes nous racontent les « tentations » au début de la mission de Jésus, ce n’est pas pour les y cantonner. Tenté une fois sérieusement, et après hop ! Tout va bien. Ce ne serait pas vraiment l’expérience commune. Non : ces tentations sont en fait sans cesse à l’œuvre, l’agent déviant cherche toujours à faire dévier, et justement dans l’action. C’est là qu’on risque d’être le moins vigilant, justement parce qu’on est emporté par l’action : il est si difficile de garder les yeux sur la fin, sur le but, surtout lorsque l’atteindre est plus difficile, demande des détours, fait entrer dans les détails. Je fais déjà souvent l’expérience de ne plus me rappeler ce que je voulais faire alors que j’était parti pour faire quelque chose, de me retrouver dans une pièce de la maison, habité par une pensée venue en m’y rendant, et de me demander : au fait, pourquoi suis-je venu là ? La vieillesse, sans doute, fait son chemin… Alors a fortiori, quand il s’agit de ne pas perdre de vue le but profond de son action ou de sa vie : je me sens mal armé !!!

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Ilya REPIN, La Tentation du Christ, Huile sur toile 47×60.  Au bord du précipice, dans une sorte de flou, le Christ se voit peut-être lui-même sautant spectaculairement, dans une atmosphère crépusculaire. Mais non, il préfère le soleil levant d’une réserve discrète, être comme tout le monde. Et le spectaculaire lui apparaît comme de la fumée.

     Bon, mais toi, lecteur ou lectrice jeune et vigoureux (vigoureuse), tu n’es sans doute pas aussi démuni(e), et je m’en réjouis ! Je reviens à Jésus que je n’aurai pas dû quitter, pour constater que la manière d’être accueilli dans la ville sainte sera en effet une de ses préoccupations. Il n’ira pas tout de suite à Jérusalem, seulement au terme de son ministère, et justement pour en trouver le terme. Il aura un soin particulier de son entrée dans les lieux, en organisant son arrivée « humble et monté sur un ânon », et non pas en se mettant au pinacle. Se présenter à la fois comme le rassembleur de tous, et au milieu de tous, sera un défi. Provoquer une manifestation de tout le peuple qui accueille son roi, sans pour autant se présenter comme un prince ; appeler à une manifestation de tout le peuple dans l’espoir de faire basculer les responsables et les réunir tous ainsi, sans pour autant quitter sa place de membre du peuple, soumis à ces mêmes responsables légitimes. Quel défi insensé ! Mais aussi, chaque fois que Jésus sera « reçu« , chez des pharisiens ou des chefs, ce sera toujours avec la même ambiguïté : la fréquentation des puissants est toujours un défi pour qui veut rester dans l’esprit qui l’anime. On rentre dans une zone floue, où l’influence des puissants est, précisément, puissante. Les puissants, c’est tout un esprit, c’est un univers, c’est une logique et une manière d’envisager le monde. Ils lui demandent « un signe » pour l’accréditer, signe de puissance bien entendu, pour la cooptation. Ils dialoguent avec lui mais à partir de leur point de vue, avec leur manière d’envisager les choses, de voir le monde et les autres humains. Ils ont l’habitude d’être au pinacle, et de faire du spectaculaire : les puissants sont toujours satisfaits de montrer leur puissance –et ils ne supportent pas, par ailleurs, d’en dévoiler les limites.

    Le dysinspirateur met Jésus en situation et l’encourage avec les mots de l’Ecriture. Il cite, justement, le Psaume quatre-vingt-onze. C’est une étape ultérieure à la dysinspiration précédente, repoussée justement en citant l’Ecriture. Comme quoi, « accomplir » l’Ecriture peut être aussi source de déviance ! Voilà qui n’est pas rassurant… Où l’on découvre que le recours à l’Ecriture n’est pas une panacée, n’est pas une garantie de vérité, que l’on peut se fourvoyer grandement en s’appuyant sur l’Ecriture. Mais le dysinspirateur n’a pas choisi n’importe quel passage : pris isolément, il s’agit d’une invitation à un geste spectaculaire, à un geste fou, surhumain. Le dieu fera ce qu’il faut pour protéger son élu, son chéri : n’a-t-il pas dit que tu étais son chéri ? Donc il te protègera, te gardera. Vas-y, aie confiance en lui, lance-toi ! Il ne peut rien t’arriver, tu peux braver la mort ! Voilà : la tentation du spectaculaire, sous les dehors de la foi. Faire des choses qui se voient, aujourd’hui on dirait : faire de la com’. Rassembler les hommes autour d’un spectacle, autour d’une capacité extraordinaire, d’un geste merveilleux. Ou d’une manière d’être qui défie l’humanité commune (ainsi, je pense, du célibat de règle chez les prêtres de l’Eglise latine). Ce merveilleux est même magique : il contraint dieu à l’action, à donner des ordres à ses anges pour protéger son chéri. Au fond, c’est se montrer comme ayant un pouvoir sur dieu même -ce qui est bien l’affirmation de la magie. Et cette capacité surhumaine ouvre enfin à braver la mort…

     Comme Jésus se gardera de tout cela ! Descendre au milieu des hommes, c’est ce qu’il veut faire, pour se faire solidaire de tous. Mais descendre en sautant, c’est s’écraser à terre. Le spectaculaire est à l’opposé de la solidarité par amour. Seuls un silence et un anonymat de trente ans auront garanti le succès initial de cette solidarité pleine et entière : toute manifestation l’aurait classé à part. Il ne descendra pas même de la croix quand on le lui criera. Braver la mort, jamais il ne le fera. Les évangiles ne cessent de montrer comme il se dérobe, comme il se cache, comme il cherchera à éviter la confrontation, l’arrestation. Toujours il se gardera du geste spectaculaire : les signes qu’il fait, pour nombreux qu’ils soient, ont tous déjà été faits par des prophètes, et c’est d’ailleurs une des raisons pourquoi les pharisiens lui en réclament toujours un autre, parce qu’ils voudraient du jamais vu pour les convaincre. Souvent même il prend à part ceux qu’il va guérir, ou il recommande le silence, ou bien il réduit le nombre de témoins. Il ne veut pas être suivi ou écouté à cause de cela. Il ne veut pas asservir les foules, les hypnotiser par du spectaculaire, les manipuler avec de la communication. Ce serait si facile, pourtant, si efficace ! Apparemment du moins… Et puis, jamais il n’accomplit le moindre geste sous forme d’un défi, d’un appel fait au dieu à intervenir pour montrer, départager, rendre justice, arbitrer. Quelle fausse idée de la foi que l’extraordinaire ! Quel contresens total que de mettre la foi dans le défi à la vie ordinaire, quand elle est toute dans cette vie ordinaire, pour donner de la découvrir comme une chose extraordinaire.

     C’est la réponse tranquille qu’il fait à cette fausse piste : « Il est encore écrit : tu n’éprouveras pas le seigneur ton dieu. » C’est le même verbe, [péïradzoo], mais augmenté du préverbe [ek-] : l’idée est celle de la mise à l’épreuve, mais qui pousse dans ses retranchements, qui fait sortir, [ek-], de sa position, de ses choix. C’est bien cohérent avec le psaume tout entier, qui commence par les mots « Quand tu te tiens à l’ombre du Puissant.. » : ce psaume, remis dans son contexte, n’invite pas du tout à l’extraordinaire, il invite au contraire à se « cacher », à se tenir dans l’ombre du dieu. Il invite plutôt à reconnaître depuis cette position retranchée et anti-spectaculaire l’extraordinaire du dieu, de son action en faveur de celui qu’il aime, et dont ce dernier pourrait ne pas se rendre compte du tout, à défaut de se situer de cette manière. Il me semble que ce texte m’invite à vérifier la qualité de ma présence auprès de ceux que je côtoie, discrète et efficace, ou au contraire tapageuse, ostentatoire et vaine. Il m’invite à me demander comment j’emploie le pouvoir que j’ai, les capacités qui sont les miennes, si je cherche à me montrer fort ou si je peux être faible avec les faibles, simplement être là, aimant et encourageant… Il m’invite encore à me demander si je me laisse moi-même éblouir et mener par le bout du nez par de l’extraordinaire, présent ou promis, si je me laisse fasciner par des « personnalités », ou si je sais rester libre, et si je fais l’effort de chercher où on va me (nous) mener, sans confondre confiance accordée et démission de l’esprit…

     Je te livre, cher lecteur, pour finir, la suite de la Légende du Grand Inquisiteur, dont j’avais donné une partie l’année dernière avec le récit par s.Luc des « tentations ». Je rappelle le contexte de ce merveilleux écrit de Dostoïevski : Ivan Karamazov, l’athée, a inventé une légende pour montrer les raisons de son athéisme à son petit frère Aliocha. Il s’agit d’un retour de Jésus dans l’Espagne catholique du XVI° ou du XVII° siècle. Jésus ne dit rien, mais il refait des guérisons et du bien, et nombreux sont ceux qui l’ont reconnu, c’est pourquoi le Grand Inquisiteur l’a fait arrêter et jeter en prison. Cet agent de l’Eglise Catholique vient rendre visite à Jésus dans sa prison, et se révèle agent de l’Adversaire, il reproche à Jésus son manque de discernement dans son oeuvre, qu’il a fallu par la suite corriger. A travers ce texte, Dostoïevski nous donne à entendre le point de vue du Diviseur, dans les tentations qu’il a produites, et son entreprise à lui pour asservir le monde. Il montre ainsi l’opposition toujours en jeu à travers le monde entre les forces de la libération et de salut d’une part, et celles de l’oppression qui flatte d’autre part. En filigrane, il montre aussi quel combat l’homme doit mener pour la liberté et la foi, mais aussi l’extraordinaire estime de l’homme de la part de dieu, dans la proposition qu’il lui fait. Voici ce qu’il dit à partir du texte d’aujourd’hui.

     « L’Esprit terrible et profond t’avait transporté sur le pinacle du Temple et t’avait dit : «Veux-tu savoir si tu es le fils de Dieu ? Jette-toi en bas, car il est écrit que les anges le soutiendront et le porteront, il ne se fera aucune blessure, tu sauras alors si tu es le fils de Dieu et tu prouveras ainsi ta foi en ton Père.» Mais tu as repoussé cette proposition, tu ne t’es pas précipité. Tu montras alors une fierté sublime, divine, mais les hommes, race faible et révoltée, ne sont pas des dieux ! Tu savais qu’en faisant un pas, un geste pour te précipiter, tu aurais tenté le seigneur et perdu la foi en lui. Tu te serais brisé sur cette terre que tu venais sauver, à la grande joie du tentateur. Mais y en a-t-il beaucoup comme toi ? Peux-tu admettre un instant que les hommes auraient la force d’endurer une semblable tentation ? Est-ce le propre de la nature humaine de repousser le miracle, et dans les moments graves de la vie, devant les questions capitales et douloureuses, de s’en tenir à la libre décision du cœur ?  Oh ! Tu savais que ta fermeté serait relatée dans les Ecritures, traverserait les âges, atteindrait les régions les plus lointaines, et tu espérais que, suivant ton exemple, l’homme se contenterait de Dieu, sans recourir au miracle. Mais tu ignorais que l’homme repousse Dieu au moment où il repousse le miracle, car c’est surtout le miracle qu’il cherche. Et comme il ne saurait s’en passer, il s’en forge de nouveaux, les siens propres, il s’inclinera devant les prodiges d’un magicien, les sortilèges d’une sorcière, fût-il même un révolté, un hérétique, un impie avéré. Tu n’es pas descendu de la croix, quand on se moquait de toi et qu’on te criait, par dérision : « Descend de la croix, et nous croirons en toi. » Tu ne l’as pas fait, car de nouveau tu n’as pas voulu asservir l’homme par un miracle ; tu désirais une foi qui fût libre non point inspirée par le merveilleux. Il te fallait son libre amour, et non les serviles transports d’un esclave terrifié. Là encore, tu te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves, bien qu’ils aient été créés rebelles. Vois et juge, après quinze siècles révolus ; qui as-tu élevé jusqu’à toi ? Je le jure, l’homme est plus faible et plus vil que tu ne pensais. Peut-il, peut-il accomplir la même chose que toi ?  La grande estime que tu avais pour lui a fait tort à la pitié. Tu as trop exigé de lui, toi pourtant qui l’aimais plus que toi-même ! […] Nous avons corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur causait de tels tourments. » (Fédor DOSTOÏEVSKI, Les Frères Karamazov, Livre V, chapitre 5. © Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, pp.276-278)

5 commentaires sur « Rester libre de la fascination : dimanche 1er mars. »

  1. Oui Benoît, je crois que la tentation fait partie de cette dynamique que l’homme porte en lui, qui lui permet de grandir (parfois … ou de diminuer, parfois aussi …) mais elle me semble intrinsèque à notre nature humaine.
    Alors comme je regrette cette traduction du Notre Père « ne nous laisse pas entrer en tentation » … par nature, nous sommes déjà dedans ! ou plutôt elle est en nous ! Et je ne peux m’empêcher de prier en moi l’ancienne traduction « Ne nous laisse pas succomber à la tentation ».

    Par contre, avec un grand sourire, j’ai envie de dire à tes lecteurs « succombez à la tentation » … de commenter ces cailloux que Benoit sème semaine après semaine 😉 Ce ne sont pas des cailloux, mais des perles, ce n’est pas facile de commenter, mais c’est une façon de reconnaitre le travail de Benoit, et de l’en remercier 🙂

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    1. C’est très gentil, merci ! Je ne sais pas pour les perles, mais comme j’aimerais en effet que tout lecteur puisse trouver plusieurs commentaires de toute sorte : des longes, des courts, des idées, bref un joyeux ensemble et une belle diversité !!

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      1. Les Catholiques francophones avaient en effet, auparavant, « Et ne nous laissez (à l’époque, on voussoyait) pas succomber à la tentation,.. ». Ils sont passés à « Et ne nous soumets pas… » pour des raisons d’œcuménisme, afin d’avoir une version commune avec les Protestants Luthéro-Réformés francophones et pouvoir réciter ensemble le Notre Père. Propos louable, me semble-t-il. Et puis récemment, on est passé de nouveau chez les seuls Catholiques à une autre version, bien contestable elle aussi en effet, « Ne nous laisse pas entrer… ». Je n’en connais pas les raisons, j’observe seulement un contexte général fortement identitaire que je déplore. Je te rejoins complètement sur le fond : la « tentation » est tout simplement le choix, la condition de la liberté véritable. Il faut donc bien « y entrer », me semble-t-il, pour poser des choix et grandir en liberté. En forcer l’allure serait téméraire, le refuser serait un refus de grandir, s’y perdre en se fourvoyant serait grand dommage -et c’est là, me semble-t-il, que nous souhaitons d’être assistés et soutenus…

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