Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Et revoilà, carême oblige, l’évangile des « trois tentations ». J’ai déjà commenté, dans l’évangile de Luc il y a trois ans, la tentation de changer les pierres en pain De quoi avons-nous faim ?, et dans l’évangile de Matthieu il y a deux ans, la tentation de se jeter en bas depuis le sommet du temple de Jérusalem Rester libre de la fascination. Il est donc temps maintenant de s’attarder sur la tentation de prendre le pouvoir sur tous les royaumes de la terre, chez Luc de nouveau.
Cette tentation, dans l’évangile de Luc, est la deuxième, alors que Matthieu l’a mise en dernier. Je devrais écrire cela dans l’ordre inverse, car il est évident que Luc a repris cette idée à Matthieu (Marc, lui, ne construit pas un tel récit de trois tentations), mais en changeant l’ordre des deux dernières. Il y a sûrement une raison à cela, j’avoue que je ne la connais pas ! Si quelqu’un a une idée, qu’il veuille bien la partager dans les commentaires 😊.
Je voudrais aussi rappeler deux choses, qui me paraissent importantes à garder en tête en lisant ce texte. D’abord, nous faisons ici un saut en arrière dans le texte de Luc. Les textes que nous avons lus ces dernières semaines supposent connu ce texte, pas l’inverse ! Nous sommes, chez Luc, immédiatement à la suite du baptême de Jésus : l’esprit qui est venu sur lui dans la forme corporelle d’une colombe l’a conduit au désert ; et c’est de là qu’il reviendra « dans le dynamisme de l’esprit » pour commencer son ministère -comme on l’a vu.
Ensuite, si ces tentations sont racontées par les trois évangélistes au début du ministère de Jésus, ce n’est pas parce qu’après il en serait débarrassé une fois pour toutes ! C’est bien plutôt pour que le lecteur comprenne au milieu de quels combats intérieurs et profonds est accompli ce ministère, quels écueils il évite en permanence, dans quel équilibre il se tient pour rester comme un funambule sur le droit fil de sa mission ! La première tentation est d’accomplir cette mission en satisfaisant les « besoins » immédiats des hommes, la deuxième en satisfaisant leur soif de merveilleux ou d’extraordinaire.
Et cette troisième, quelle est-elle ? « Et le conduisant en haut, il lui montra tous les royaumes de l’univers en un rien de temps, et le diviseur lui dit : je te donne la totalité de cette puissance, et sa gloire, parce qu’elle m’a été transmise et je la donne à qui je veux. Toi donc, dès lors que tu te prosternes devant moi, elle est tout à toi. » Quelle démonstration de puissance, en effet. Mais cette fois, il ne s’agit ni d’une puissance économique ni d’une puissance d’émerveillement (ou de divertissement) : il s’agit plutôt d’une puissance politique.
En effet, le mécanisme de la royauté est bien décrit, son côté absolu (« en un rien de temps »), son absence de contestation (« à qui je veux »), son mécanisme de transmission (« elle m’a été transmise, je la donne »). Je ne veux pas dire que Luc analyse ici le régime politique de la royauté, mais plutôt ce que les Grecs appelaient la « tyrannie » : le pouvoir d’un seul, sans autre loi que son bon plaisir, exercé d’une manière qui s’auto-légitime et qui éteint toute contestation.
En quoi cela est-il une tentation pour Jésus ? Réaliser l’unité du genre humain (« Il y aura un seul troupeau et un seul pasteur », écrira Jean dans son évangile) pourrait bien se faire de cette manière, politique : en imposant à l’univers un seul pouvoir, qui du coup, sans contestation possible, réalise le bonheur du genre humain, ou en tous cas son unité. Cette tentation est à mes yeux la plus terrible, celle dans laquelle en tous cas l’Eglise est le plus facilement tombée, dans laquelle elle tombe encore. Se placer du côté du pouvoir, c’est -croit-on- se donner les moyens, tous les moyens, d’accomplir ce que l’on veut.
Mais Jésus refuse ce moyen. Parce qu’il ne veut être soumis qu’au dieu seul. Il voit clairement que le pouvoir rend vite esclave celui qui le détient : précisément parce qu’on ne veut plus le perdre. Le pouvoir en effet ne se garde qu’en anéantissant sans cesse ce qui le menace. Et il refuse d’anéantir. Mais le prix de cette liberté de n’être qu’à dieu seul, soumis à aucun autre pouvoir, c’est le non-pouvoir c’est-à-dire l’absence de pouvoir. Il ne faut pas oublier cela.

Je vous laisse avec une partie du commentaire de Dostoïevski de cette tentation dans la « légende du Grand Inquisiteur », où Ivan Karamazov raconte à Aliocha les reproches faits à Jésus revenu en Espagne au XVI° siècle par l’Inquisiteur qui l’a reconnu mais qui sert un autre maître :
« Cependant, tu aurais pu alors prendre le glaive de César. Pourquoi as-tu repoussé ce dernier don ? En suivant ce troisième conseil du puissant esprit, tu réalisais tout ce que les hommes cherchent sur la terre : un maître devant qui s’incliner, un gardien de leur conscience et le moyen de s’unir finalement dans la concorde en une commune fourmilière, car le besoin de l’union universelle est le troisième et le dernier tourment de la race humaine. L’humanité a toujours tendu dans son ensemble à s’organiser sur une base universelle. Il y a eu de grands peuples à l’histoire glorieuse, mais à mesure qu’ils se sont élevés, ils ont souffert davantage, éprouvant plus fortement que les autres le besoin de l’union universelle. Les grands conquérants, les Tamerlan et les Gengis-Kahn, qui ont parcouru la terre comme un ouragan, incarnaient, eux aussi, sans en avoir conscience, cette aspiration des peuples vers l’unité. En acceptant la pourpre de César, tu aurais fondé l’empire universel et donné la paix au monde. En effet, qui est qualifié pour dominer les hommes, sinon ceux qui dominent leur conscience et disposent de leur pain ? Nous avons pris le glaive de César et, ce faisant, nous t’avons abandonné pour le suivre. Oh ! il s’écoulera encore des siècles de licence intellectuelle, de vaine science et d’anthropophagie, car c’est par là qu’ils finiront, après avoir édifié leur tour de Babel sans nous. Mais alors la Bête viendra vers nous en rampant, lèchera nos pieds, les arrosera de larmes de sang. Et nous monterons sur elle, nous élèverons en l’air une coupe où sera gravé le mot « Mystère ! » Alors seulement la paix et le bonheur règneront sur les hommes. Tu es fier de tes élus, mais ce n’est qu’une élite, tandis que nous donnerons le repos à tous. D’ailleurs, parmi ces forts destinés à être tes élus, combien se sont lassés enfin de t’attendre, combien ont porté et porteront encore autre part les forces de leur esprit et l’ardeur de leur coeur, combien finiront par s’insurger contre toi au nom de la liberté ! Mais c’est toi qui la leur auras donnée. Nous rendrons tous les hommes heureux, les révoltes et les massacres inséparables de ta liberté cesseront. Oh ! nous les persuaderons qu’ils ne seront vraiment libres qu’en abdiquant leur liberté en notre faveur. Eh bien, dirons-nous la vérité ou mentirons-nous ? Ils se convaincront eux-mêmes que nous disons vrai, car ils se rappelleront dans quelle servitude, dans quel trouble les avait plongé ta liberté. L’indépendance, la libre pensée, la science, les auront égarés dans un tel labyrinthe, mis en présence de tels prodiges, de telles énigmes, que les uns, rebelles furieux, se détruiront eux-mêmes, les autres, rebelles mais faibles, foule lâche et misérable, se traîneront à nos pieds en criant : « Oui, vous aviez raison, vous seuls possédiez son secret et nous revenons à vous ; sauvez-nous de nous-mêmes ! » Sans doute, en recevant de nous les pains, ils verront bien que nous prenons les leurs, gagnés par leur propre travail, pour les distribuer, sans aucun miracle ; ils verront bien que nous n’avons pas changé les pierres en pain, mais ce qui leur fera plus de plaisir que le pain lui-même, ce sera de le recevoir de nos mains ! […] Ils comprendront la valeur de la soumission définitive. Et tant que les hommes ne l’auront pas comprise, ils seront malheureux. […]«
F. DOSTOÏEVSKI, Les Frères Karamazov, Livre I, chapitre 5, © Ed. de la Pléiade, pp.279-280