Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Nous sommes dans la suite de ce discours reconstruit par Luc, et adressé d’abord à tous puis maintenant aux disciples. Cette double adresse, ou plutôt cette adresse successive, n’est pas dénuée de sens : il s’agit de construire le lien entre les disciples et l’ensemble de ceux qui sont venus écouter et chercher guérison, entre (pourrait-on dire) les disciples de Jésus et l’ensemble des hommes qui attendent de lui quelque chose. Et cette fois, après des indications plutôt positives données aux disciples sur l’apport qui est le leur, il me semble que c’est plutôt sous la forme d’avertissements que se continue ce discours, avertissements qui s’attachent à l’oeil et à la bouche. Je m’occupe cette foi de l’oeil.
Le plus connu de ce passage est sans doute le dit de la paille et de la poutre. J’avais appris une lecture plutôt moralisante et culpabilisante de ce passage : en gros, il s’agissait de lire là que mes défauts sont plus gros et plus importants que ceux de mon voisin, et que donc je veuille bien m’attacher à combattre les miens plutôt qu’à regarder ceux des autres. Aujourd’hui, une telle lecture me paraît tout-à-fait hors-sujet.

D’abord, prenons le texte dans l’ordre où l’a rédigé Luc -et d’autant plus que dès son introduction, il insiste sur l’ordre qu’il a choisi pour son récit-. Nous rencontrons d’abord une « parabole » (c’est le mot choisi par Luc) qui se résume à une double question : « Un aveugle, n’est-ce pas, ne pourrait guider un aveugle ? Ne vont-ils pas tous deux tomber dans un trou ? » La forme interrogative et les insistances stylistiques (« n’est-ce pas« , « est-ce que… ne… pas« ) rendent l’évidence de la réponse, évidence qui fait d’ailleurs contraste avec l’aveuglement dont il est question ! Si l’on prend du recul, on voit clair ; mais si l’on reste « le nez dans le guidon », on finit dans le trou. L’oeil est au centre de cette parabole, justement parce qu’il fait défaut chez tout le monde. Et rappelons-nous qu’une parabole est une fiction énoncée pour appeler l’auditeur ou le lecteur à effectuer un pas de côté et s’apercevoir d’une évidence si proche dans la vie quotidienne que l’on risque de passer à côté, de ne plus la voir….
A qui s’adresse donc cette parabole ? Aux disciples, mais elle leur est dite en présence de la foule qui écoute aussi. Elle est faite pour avertir l’ensemble, mais sur le rôle joué par les uns vis-à-vis des autres, rôle dont tous doivent être conscients. Et là, c’est un avertissement : vous êtes tous aveugles. Quand il s’agit de « guider » ou de « frayer un chemin« , nous sommes tous aveugles. Nous sommes dans le noir. Les disciples ne sont pas là pour guider les autres. On ne voit pas : ce n’est pas qu’on ne voit pas bien, on ne voit pas du tout. Quand il s’agit de choisir son chemin, on ne voit pas, on est dans le noir. Il n’est pas sage pour autant de s’en remettre à un autre, qui ne voit pas non plus. Et il est à l’évidence présomptueux de vouloir aider quiconque, puisqu’on ne voit pas plus pour le chemin d’un autre que pour son propre chemin.
Faut-il pour autant désespérer, abandonner toute idée d’entraide ? Je pense que ce n’est pas du tout l’intention de cette parabole. Mais ce dont les disciples sont dépositaires au bénéfice de tous les hommes (et qui a été précédemment énoncé dans le discours) pourrait faire croire à ceux-là qu’ils ont donc un rôle de guide vis-à-vis de ceux-ci. Et l’histoire montre à l’envi que les disciples sont tombés bien volontiers dans ce trou : se prendre pour les guides universels. Ce n’est pas cela qui leur est demandé. Et la chose doit être dite à tous, parce que devant la difficulté qu’éprouvent tous les hommes à avancer sur le chemin de la vie, à choisir dans les moments cruciaux, fait justement éprouver son propre aveuglement, l’obscurité dans laquelle on se trouve. La tentation est en ce cas de s’en remettre à un autre, de compter sur quelqu’un d’autre pour choisir à notre place. Ce serait bien commode, plutôt que d’avancer en tâtonnant. Que faire alors ?
La suggestion vient immédiatement après, ce me semble : « Il n’est pas de disciple au-dessus du maître. Mais une fois formé, chacun sera comme son maître. » Et que fait-il en la matière, ce maître ? Luc ne le montre jamais évitant à quelqu’un des choix à faire, prenant quelqu’un par la main pour le dispenser de choisir. Au contraire, il ne cesse de mettre les uns et les autres face à leurs propres choix. Et lui-même, il doit faire ses propres choix. Comment fait-il ? Luc nous en avertit dès le baptême de Jésus, il est « dans la dynamique de l’esprit« . Autrement dit, dans l’obscurité et la difficulté de faire son chemin et d’avancer dans sa mission en ce monde, il écoute l’esprit en lui. Ainsi pour les disciples : aucun ne peut faire ce que le maître ne fait pas ; mais s’il est un bon disciple, s’il est « bien formé« , il fera la même chose. Il écoutera lui aussi l’esprit qui l’anime. Et plutôt que de vouloir conduire d’autres, il leur apprendra aussi à écouter l’esprit au fond d’eux-mêmes.
S’inscrit maintenant la parabole de la paille et de la poutre. A vrai dire, elle n’est pas donnée par Luc comme une « parabole« , mais elle en a le tour. Et il y est de nouveau question d’œil. Cette fois-ci, on n’a pas affaire à des aveugles, mais l’œil est tout de même troublé par un corps étranger. On sait bien qu’un corps étranger dans l’œil fait pleurer, naturellement. Ici, ce corps étranger peut avoir deux dimensions, un « fétu » ou une « poutre« . Autant l’un peut effectivement se trouver dans l’œil, autant l’autre…. C’est à peu près aussi réaliste que le fameux chameau passant par le chas d’une aiguille !! On voit donc bien qu’il ne s’agit pas de se focaliser sur la nature des objets, mais plutôt de leur proportion. Message : tu n’as aucune chance d’aider un autre à voir clair, tu vois encore moins clair pour cela ! Dois-tu choisir ton propre chemin ? Ton œil est troublé par une paille. Prétends-tu indiquer à un autre son chemin ? Ton œil est troublé par une poutre !
Il me semble que nous sommes toujours sur ce registre de l’entraide quand il est question de choisir son chemin, de faire ses choix dans la vie. Le disciple qui, ès qualité, prétendrait dissiper chez l’autre la source de son aveuglement, est en vérité fort mal placé. Il est lui-même spécialement aveuglé en la matière. Seules les larmes et une certaine action complémentaire des doigts peuvent enlever un corps étranger dans l’oeil. Mais il y a tout de même une bonne nouvelle : on est passé de l’aveuglement total à la présence d’un corps étranger ! La vue sera donc peut-être possible, à un certain stade. Moyennant des larmes et une action persévérante, trouver son chemin sera possible. Mais l’entraide ne sera jamais de faire à la place de l’autre le chemin qu’il doit faire, ne le dispensera pas des larmes qu’il doit verser, pas plus que des choix qu’il devra faire. L’entraide est plutôt dans le partage ou l’exposé de son propre cheminement pour tenter d’avancer, des obstacles qu’il a fallu lever pour faire un pas.
Là est l’entraide, tout-à-fait efficiente mais détachée. « Tu devrais faire ceci », « si j’étais toi, je ferais cela » sont des formules pleines de bonne volonté, mais qui peuvent être démobilisatrices, déresponsabilisantes, … sans compter qu’elles ont de grandes chances de tomber à faux ! Mais si, dans le fond, il s’agit d’aimer, le chemin pour ce faire ne peut-être que propre à chacun, et forcément inventif. Nous ne savons pas aimer, nous sommes aveugles en la matière. Et si, par chance -par grâce-, j’apprenais un petit quelque chose en la matière, ce n’est pas ce que j’ai appris qui est communicable, mais plutôt comment je l’ai appris et qui me l’a inspiré. Dire ce que j’ai dû dépasser pour entrer en moi-même, pour trouver en moi là où l’esprit murmure. Dire ce que j’ai pris pour moi-même et qui ne l’était pas : les illusions, les images, les constructions de « moi ». La différence entre ce pour qui ou pour quoi je me prends, et qui je suis véritablement. Dépasser ainsi -ce sont mes larmes- ce qui m’emprisonne, ce qui bride ma liberté véritable, ce qui me contraint par des fausses pistes. Mais aussi rejoindre l’histoire de mes choix, surtout ceux qui ont changé quelque chose d’important dans ma vie. Rejoindre par là mes aspirations, mes désirs profonds. Et à travers eux, rejoindre mes inspirations, ces courants profonds qui me font pencher, qui inclinent mon cœur en ces moments-là. Et là écouter où penche aujourd’hui mon cœur, le murmure de l’esprit.
Si l’on veut retrouver le commentaire précédent de ce passage, on le trouvera sous le lien suivant : Tous disciples, pas de maître.