Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Notre texte d’aujourd’hui est, ô joie, la suite de celui de la semaine dernière. Nous continuons la lecture de ces application particulières du « dépassement » de la Loi mosaïque commandé par l’énoncé des Béatitudes. Cette fois, ce sont les deux dernières applications particulières.
Mon modeste commentaire :
L’avant-dernière application, donc, porte sur ce que l’on appelle la « loi du talion » : « Vous avez entendu qu’il a été dit : œil pour œil et dent pour dent. » Le « Il a été dit » est ce que l’on appelle un « passif divin », assez fréquent chez Matthieu : par respect et vénération pour le nom divin, on prend une forme passive qui évite de le prononcer ou de l’écrire. Mais la formule est claire. Et cette parole doit avoir été entendue, c’est-à-dire accueillie et vécue. Maintenant, qu’est-ce donc que cette fameuse « loi du talion » qui aujourd’hui nous choque plutôt ?
Car en effet, on pourrait y entendre l’injonction de la vengeance : on t’a pris un œil, prend un œil ; on t’a cassé une dent, casse une dent. C’est en fait une loi qui a une origine extra-biblique, on la trouve déjà dans le Code d’Hammurabi. Dans les Ecritures, on la retrouve trois fois, dans les Livres de l’Exode (Ex.21,23-25), du Lévitique (Lv.24,17-22) et du Deutéronome (Dt.19,15-21). Dans le premier cas, la règle s’applique à partir d’un certain degré de violence ; dans le deuxième, la règle devient plus générale et même universelle, visant nettement la proportionnalité entre dommage causé et punition subie ; dans le Deutéronome enfin, cette loi intervient dans le contexte d’une enquête judiciaire précise et approfondie, dans laquelle la crainte de la fausse accusation prédomine : mais elle intervient comme la punition rigoureuse dès lors que la culpabilité est avérée. Ajoutons que, dans l’ordonnancement final des textes de la Torah, cette loi intervient dans la régulation d’une prolifération du mal marquée depuis Caïn et Abel, et notamment par la formule de Lamech : « Lamek dit à ses femmes : « Ada et Silla, entendez ma voix, épouses de Lamek, écoutez ma parole : Pour une blessure, j’ai tué un homme ; pour une meurtrissure, un enfant. Caïn sera vengé sept fois, et Lamek, soixante-dix-sept fois ! » » (Gn.4,23-24). On comprend alors que cette loi a une fonction sociale assez évidente, celle d’un état intermédiaire entre vengeance individuelle et judiciarisation des conflits. Elle pose une limite à l’extension de la violence, mais concède en même temps sa perpétuation. En un certain sens, cette « Loi du Talion » est toujours en vigueur dans les mentalités : bien des élèves me disent que c’est le repère que leur ont donné leurs parents pour se « défendre » au collège ! Et combien il est commun de chercher dans le recours à la Justice une vengeance légale…
Quel est donc ici la « surabondance de justice » exigée au nom des Béatitudes ? « Or moi je vous dis de ne pas vous dresser-contre pour le mal ; mais qui te frappe sur la joue droite, tourne vers lui aussi l’autre ; et à qui veut te traîner en justice et prendre ton vêtement de dessous, laisse-lui aussi le vêtement de dessus ; et celui qui te contraint à un mille, va avec lui deux ! A qui te demande, donne ! Et de qui veut t’emprunter ne te détourne pas ! » Voilà une toute autre approche des choses. On n’est plus ici dans le compromis entre violence désirée et violence tolérée, mais dans la non-violence. La première phrase l’énonce clairement : le verbe [anthisthèmi] veut dire mot-à-mot se dresser, se tenir droit ([histèmi]) mais face à, contre, vis-à-vis de ([anti-]). Je l’interprète comme un refus de cette violence, qu’elle soit légale ou pas. Dès lors qu’il s’agit de se dresser contre, il y a mauvaise piste. Parce que l’autre n’est pas un objet de violence –serait-il lui-même violent ! L’esprit des Béatitudes exige de se situer tout autrement qu’en esprit de rivalité, et même si l’autre s’y tient lui-même.
La rivalité est ici vue tout-à-fait comme la décrit un René Girard (cf. Des choses cachées depuis la fondation du monde), une rivalité mimétique. La violence, dans le fond, naît de l’envie, de la volonté de posséder ce que l’autre a, ou est. C’est un cercle infernal, un cercle vicieux qu’il faut choisir de briser : le cycle de la violence ne prendra jamais fin si quelqu’un ne choisit pas, à un moment, de tomber à genoux pour y mettre fin en refusant de prolonger indéfiniment. C’est extrêmement exigeant, et ceux qui ont mis en œuvre ce programme, comme les indépendantistes suivant Ghandi, comme ceux qui réclamaient l’application à tous indifféremment des droits civiques à la suite de Martin Luther King, comme les militants obéissant à un Nelson Mendela, ceux-là savent que le refus de la violence ne la fait pas cesser immédiatement, bien au contraire : souvent les forces qui les affrontent redoublent au contraire de violence, peut-être parce que ceux-là sentent une force, une détermination chez leurs adversaires, détermination qu’ils voudraient posséder (rivalité mimétique) mais qu’ils ne cessent au contraire de perdre un peu plus à chaque instant.
L’exemple de l’autre joue tendue est devenu classique (avec son lot de plaisanteries, évidemment : que se passe-t-il si l’adversaire commence par la joue gauche ? Que se passe-t-il une fois que les deux joues ont été frappées ?…), les autres exemples font peut-être plus réfléchir. La tunique, ou « vêtement de dessous« , est ce qui tient immédiatement au corps, c’est le vêtement que l’on garde en toute circonstance. Et le vêtement est lié à la dignité d’une personne. Le manteau, ou « vêtement de dessus« , est plus lié aux circonstances, on ne le porte qu’en certaines occasions. L’idée est que celui qui est prêt à faire procès pour atteindre à ma dignité « ordinaire », c’est-à-dire fondamentale, je peux aller jusqu’à lui laisser celle qui est exceptionnelle, par laquelle je suis éventuellement perçu au-delà du cercle de ceux qui me côtoient. C’est la réputation large. Quelle exigence de n’y pas tenir ! Ou plutôt : de ne pas la retenir, de ne pas se battre pour ! De même, la contrainte ou réquisition : je pense à ceux aujourd’hui dans le monde hospitalier ou du secours aux personnes à qui une violence d’Etat est faite, et qui se déclarent en grève mais il ne se passe rien parce qu’ils sont requis, réquisitionnés, et du coup rien n’apparaît, et la violence perdure. Eh bien, l’esprit des Béatitudes leur demande de faire encore plus que ce qui est requis !! De faire le double !! Drôle de combat social : mais justement, il s’agit de vaincre ce cycle de la violence, de vaincre non l’adversaire mais la violence elle-même. J’avoue que je me sens bien incapable de faire des choses pareilles, mais on perçoit qu’il y aurait au bout quelque chose de différent…
Dernière application : « Vous avez entendu qu’il a été dit : tu aimeras ton proche et tu détesteras ton ennemi » On ne trouve nulle part un tel précepte dans les Ecritures, formulé de cette manière en tous cas. Et pourtant, c’est souvent l’esprit : ton voisin, ton proche (par le sang, par les convictions, par toute sorte de point de vue), tu l’aimeras. Mais qui te déteste, tu le détesteras. Et ici, la distinction dans le fond repose sur la ressemblance, me semble-t-il. Celui qui m’est proche, me ressemble en quelque manière. Le précepte grec « Qui se ressemble, s’assemble » va dans le même sens. Au fond, dans ceux que j’aime, c’est moi que j’aime : ce qui m’est proche, ce qui m’est semblable. Mon amour va spontanément à ce qui est mien. Et au contraire, ce qui est différent me repousse, m’apparaît comme un danger, une menace.
Nous atteignons peut-être ici les derniers replis où se cachent les ressorts des divisions. Car il y a un hiatus dans l’énoncé fait par Matthieu d’un principe fort appliqué comme s’il était de précepte, alors qu’il n’est nulle part écrit : et ce hiatus repose en ceci que l’amour va au proche, c’est-à-dire qu’il y a un lien conscient entre proximité et amour, mais que la haine naît de la haine. On attendrait un parallèle : tu aimeras ton proche, et tu haïras qui t’es éloigné. Mais on a un deuxième membre sans raison : tu haïras qui … tu hais ! Si on mettais au premier membre : tu aimeras qui tu aimes, on verrait tout de suite qu’on ne dit rien, qu’on tourne en rond. Et justement, la haine tourne en rond, sans raison, sinon une fausse justification de l’ordre inverse. Tout est bancal dans ce précepte. Il n’y a pas plus de raison d’aimer dans la proximité, qu’il n’y a en soi de raison de détester.
Il me semble que c’est ce qu’il faut comprendre avant tout. « Or moi je vous dis : aimez vos détestés et priez pour ceux qui vous font violence, en sorte de devenir fils de votre père dans les cieux, qui fait lever son soleil sur mauvais et bons et pleuvoir sur justes et injustes. » Qui descend en lui-même et réfléchit aux motifs de sa haine ou de sa détestation, quand elle porte sur d’autres êtres humains, en trouvera peut-être, ou peut-être pas. Qui ne trouve pas de motifs, peut plus facilement changer et s’ouvrir, grâce à cette seule prise de conscience. Qui trouve des motifs, et de sérieux, qui trouve des blessures jamais refermées et toujours vives, qui font toujours souffrir, celui-là ou celle-là est plus en peine : car celui-là ou celle-là aimerait tant ne plus souffrir, être débarrassé des motifs de sa haine.
Or justement, Matthieu propose à celles-là ou ceux-là de dire ce désir, de le porter devant le dieu : le mot traduit par « priez« , [proséoukhomaï] est d’abord le verbe [séoukhomaï] qui est affirmer, demander, et la forme moyenne en [-omaï] dit l’implication personnelle de l’actant. On demande avec tout ce qu’on est, on demande avec sa vie. Et cette demande est [pros-], c’est-à-dire adressée, reportée vers. A défaut de pouvoir aimer qui te poursuit encore, qui te fait encore violence, ne serait-ce que par les conséquences toujours actuelles de ta souffrance, tu peux dire à un autre ton désir d’être délivré de cette souffrance, en même temps que cette souffrance elle-même. Et dire cette souffrance est le début d’une délivrance : avec l’aide d’un autre, peut-être d’abord dans le secret d’une prière mais –c’est un sens essentiel du mot [séoukhomaï]– formulée, avec des mots, et puis un jour avec un vis-à-vis, qui aidera à préciser ces mots, à aller plus loin, à prendre conscience plus clairement de la violence faite et de ses conséquences toujours actuelles (c’est-à-dire actives). Et le chemin ne s’achève pas là, Matthieu dit [hupér], en faveur de celui qui te fait violence ! Ces mots vont conduire, non pas à excuser, mais à comprendre, peut-être à avoir pitié ou compassion de celui qui me fait violence. Et c’est une forme de délivrance, une libération « par le haut », qui fait devenir fils d’un père « dans les cieux« , sans compromission mauvaise ici-bas.
Je suis très méfiant vis-à-vis de la traduction « priez pour ceux qui vous persécutent« . D’une part, elle risque de nourrir une paranoïa ! Je suis « persécuté », donc je suis un juste (première erreur) et même je suis un saint parce que je prie pour celui qui me persécute. Par ailleurs, celui qui, peut-être, m’appelle à un changement légitime, je le rejette en l’appelant « persécuteur », et je me prive ainsi d’une quelconque possibilité de changer (deuxième erreur). Cette manière de se situer est hélas fort courante chez bien des personnes qui se croient « religieuses » ou « pieuses » : quel piège terrible.
Si j’ai bien compris, le fameux « amour des ennemis » ne consiste pas du tout à 1) se trouver un ennemi et 2) se montrer héroïque ! C’est bien plutôt découvrir qu’on n’a pas d’ennemi sinon dans sa tête, ou chercher un chemin de vie quand on est toujours aux prises avec quelqu’un qui vous fait du mal, que ce soit effectif ou que ce soit par l’effet de conséquences ineffaçables. Au total, c’est s’ouvrir à l’universel, c’est s’ouvrir à tous, être le « frère universel » auquel François d’Assise tendait de toutes ses forces. « Si en effet vous aimez ceux qui vous aiment, quel salaire avez-vous ? Est-ce que les publicains aussi ne font pas de même ? Et si vous accueillez seulement vos frères, que faites-vous au-delà ? Est-ce que ceux des nations aussi ne font pas de même ? Soyez donc, vous, parfaits comme votre père céleste est parfait. » Le seul modèle, c’est le père céleste. Le seul. L’esprit des Béatitudes, c’est l’esprit du père : c’est adopter vis-à-vis des autres le comportement de ceux qui ont le même père les uns par rapport aux autres. De ceux qui se savent aimés, et qui savent les autres aimés, chacun au-delà de toute mesure, et qui peuvent redéborder au-delà de toute mesure.