La loi de la vie : dimanche 16 février.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Cette première grande suite de paroles de Jésus que nous offre Matthieu, sous la forme d’un grand discours appelé communément « Sermon sur la Montagne », a commencé avec ce magnifique poème des Béatitudes : celles-ci sont posées comme une charte du Royaume des Cieux, comme l’énoncé d’une Loi nouvelle, les Dix Nouvelles Paroles.

     Elles sont aussitôt suivies d’une adresse aux disciples, qualifiant leur mission et leur rôle de disciple quant à cette charte et sa diffusion dans le monde : c’était notre texte de la semaine dernière (Révéler les saveurs : dimanche 9 février.).

     Vient ensuite une mise en situation de cette Loi Nouvelle par rapport à la Loi déjà connue, ainsi qu’aux Prophètes (vv.17-19), et une série de conséquences de ce rapport « d’accomplissement » dans la pratique de chacun. Cette série, après un principe général (v.20), va être rythmée par une sorte de refrain, « Vous avez entendu… or moi je vous dis…« . Cela permet de distinguer nettement une parole à propos du meurtre et de la colère (vv.21-26), une à propos de l’adultère et du désir (vv.27-30), une à propos de répudiation et d’adultère (vv.31-32), une à propos de serment et de parole tenue (vv.33-37), une à propos de vengeance et d’endurance (vv.38-42), une enfin  à propos de haine ou d’amour des ennemis (vv.43-48), où la conclusion fait en même temps office de conclusion générale de toute la série. Après, on change encore de propos pour aborder la question du paraître dans la recherche d’une vie juste.

     Notre texte d’aujourd’hui fait heureusement suite à celui de la semaine passée, mais il a une découpe un peu curieuse : il prend le premier temps du rapport entre l’ancien et le nouveau, puis il entame la série des conséquences jusqu’à celle qui porte sur les serments et la parole tenue, inclusivement. Le reste est gardé pour la semaine suivante. C’est un peu arbitraire, mais après tout ce n’est pas si mal, ne soyons pas trop difficiles.

Mon modeste commentaire :

    « Ne me regardez pas comme venu abolir la loi ou les prophètes : je ne suis pas venu abolir mais réaliser. Amen, en effet, je vous dis : jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, il n’y aura pas un iota ni un accent qui passe de la loi, jusqu’à ce que toutes choses n’adviennent » Les paroles inaugurales de Jésus, les Béatitudes, dites en haut de la montagne et constituées de dix paroles (huit béatitudes, plus une neuvième qui peut aussi bien être décomposée en deux avec le « réjouissez-vous« ), ressemblent à l’évidence à l’énoncé d’une loi nouvelle, dont les disciples sont immédiatement institués témoins et messagers -comme il en était du Peuple alors.  La question du rapport avec cette première Loi, et notamment avec les Dix Paroles (Ex.20,2-17) écrites sur deux tables de pierre et données en haut de la montagne, se pose immédiatement et Matthieu l’aborde sans attendre.

     Et sous sa plume, Jésus a à cœur de lever tout de suite une ambiguïté, celle du pur remplacement. Il ne faut pas imaginer (le verbe [nomidzoo] signifie avoir en usage ou soumettre à des usages, mais aussi  regarder quelqu’un comme, tenir pour, croire, penser, juger) qu’il soit venu abolir la loi ou les prophètes. Cette dernière locution est proverbiale, elle veut englober l’ensemble des textes fondateurs du peuple juif (à noter au passage : il manque alors les « écrits ». Mais je ne vais pas suivre cette fois-ci cette piste pour m’interroger : trop de lièvres à la fois). Le verbe [kataluoo], en revanche, a plus d’un sens. Il peut signifier dissoudre au sens de détruire, renverser, supprimer, ou abolir, il peut encore signifier laisser aller, congédier ou licencier, ou encore faire cesser, mettre fin, terminer. Une autre famille de sens inviterait à le traduire par délier ou détacher, mais ce n’est manifestement pas opportun. Donc, d’après Matthieu, la loi et les prophètes ne sont pas supprimés, ils ne sont pas non plus mis au rancart, on n’y met pas fin. Alors où se trouve la nouveauté ? Car comment deux lois, deux régimes législatifs, pourraient-ils coexister ? Si l’on est sous la V° république, on n’est plus sous la IV° ; si l’on est sous la République, on n’est plus sous la Monarchie ; si l’on est en droit français, on n’est plus en droit anglo-saxon, etc.

     C’est là qu’est introduit un autre mot, pas si simple à comprendre, le verbe [plèrôoo]. Il peut signifier fondamentalement deux choses. Il peut vouloir dire remplirau sens de faire plein, ou d’équiper, au sens aussi de féconder ou engrosser, au sens encore de bourrer, de rassasier, ou de satisfaire. Il peut aussi vouloir dire compléter,  au sens d’accomplir, de réaliser une œuvre, mais aussi d’accomplir ou d’atteindre une période de temps. On voit que le sens va être difficile à déterminer en partant du seul mot : les paroles qui suivront vont d’ailleurs illustrer et orienter la compréhension, il nous faudra donc y revenir. Car la loi et les prophètes peuvent être présentés comme une sorte d’enveloppe vide qu’il faudrait remplir : ils ne seraient qu’un contenant sans valeur en soi, mais indispensable pour ne rien perdre du contenu d’une parole neuve et seule valable : on traduira remplir. Ils peuvent être aussi envisagés comme valables mais stériles, attendant une parole autre mais compatible pour en être fécondés : et alors c’est d’eux, la loi et les prophètes, que naîtraient la nouveauté : on traduira féconder. Ils peuvent encore être envisagés comme seuls valables, mais en quelque sorte inaccessibles : inaccomplis au sens où personne jusque-là n’a pu les vivre entièrement, comme c’était attendu : on traduira satisfaire. Mais si l’on privilégie la seconde famille de sens, la loi et les prophètes peuvent être entendus comme un programme incomplet et auquel il manquait une parole qui va enfin rendre possible l’œuvre qu’ils décrivaient déjà sans la mettre à portée, sans qu’on puisse la comprendre : on traduira compléter. Ils peuvent encore être entendus comme la description complète d’un programme de vie théorique, mais que personne n’avait encore pris au sérieux ou pris dans son ensemble, ce dont nous aurions désormais le tableau avec la vie de Jésus : on traduira réaliser. Ils peuvent enfin être entendus comme décrivant une période qui vaut pour elle-même, qui vaut par exemple comme préparation, mais qui parvient désormais à son terme pour laisser place à une nouvelle période de temps : on traduira dépasser.

     Les nuances qu’on vient de voir ont des conséquences immenses, suivant qu’on les prend toutes (car on peut aussi prendre tout), ou qu’on en choisit certaines et qu’on en laisse d’autres. Car le type d’influence qu’on laisse à ce que les chrétiens appellent désormais l’Ancien Testament, la place qu’on lui accorde, le niveau d’autorité qu’on lui reconnaît, change beaucoup de choses dans la vie chrétienne, dans la foi chrétienne, et dans l’assemblée chrétienne. Il est un fait que les tout-premiers chrétiens étaient des Juifs qui vivaient et continuaient leur pratique. Mais ceux qui leur ont immédiatement succédés n’accordaient pas du tout la même importance à ce patrimoine qui n’était pas le leur, et c’est une des raisons des tensions très fortes entre Paul et les autres, parce que ceux qu’il initie au Christ ne font pas appel à cet Ancien Testament, à la loi ni aux prophètes. Et cette tendance va même dominer massivement jusqu’à la fin de l’Antiquité Tardive : non qu’on ne lise pas la loi et les prophètes, mais c’est surtout pour célébrer le triomphe de la nouveauté chrétienne, autrement dit le dépassement opéré par le Christ. En revanche, avec la chute du monde romain occidental, une vraie rupture culturelle va avoir lieu, et se traduire pour les chrétiens par une véritable invasion d’Ancien Testament : dans la liturgie, dans la prédication, dans la pratique, dans les institutions, dans la morale, etc. Il faut dire que bien des choses y rejoignaient la culture et les mentalités des peuples dits « barbares », qui maintenant installaient en Occident leur hégémonie.

     Matthieu ne pouvait voir si loin, bien sûr, mais nous pouvons mesurer historiquement le poids parfois parasite de la loi et des prophètes sur l’authenticité de l’évangile. Et nous voyons aussi avec le temps passé comme il est difficile de bien comprendre ces mêmes évangiles si on ne les met pas en perspective avec la loi et les prophètes : comme on n’entend bien la note de la corde du violoncelle que grâce à la caisse de résonance formée par son bois. Donc question cruciale, qui n’est pas moins que celle de la nouveauté chrétienne, de sa continuité ou non –ou jusqu’à quel point–, avec ce dont elle hérite. « Tu ne tueras point » reste un repère fondateur pour la vie du disciple, comme d’ailleurs pour tout être humain ; mais l’interdiction de manger du porc ou du lièvre n’est plus de mise, comme l’injonction de mettre à mort quiconque maudira son père ou sa mère. Et on voit bien que dans l’actualité la plus brûlante, par exemple dans le débat à propos des personnes homosexuelles, ceux qui les rejettent s’appuient (de manière bien souvent erronée, d’ailleurs) sur des préceptes d’Ancien Testament…

     Le texte de Matthieu insiste : il associe la durée du ciel et de la terre avec la durée de la loi : « Amen, en effet, je vous dis : jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, il n’y aura pas un iota ni un accent qui passe de la loi, jusqu’à ce que toutes choses n’adviennent« . Le iota, l’accent, ce sont des motifs d’écriture grecque, rien à voir avec l’hébreu ni même l’araméen. On voit à qui s’adresse Matthieu. Remarquons aussi qu’il emploie deux fois le verbe que j’ai traduit par passer. Il s’agit du verbe [parerkhomaï], qui peut signifier passer à côté ou devant (en anglais, go by),  ou bien passer outre, s’écouler, ou encore dépasser, surpasser, ou bien encore transgresser, enfreindre, ou passer à côté, omettre, ne pas tenir compte de, ou enfin passer auprès, échapper. L’idée est toujours celle du mouvement dans la proximité immédiate. Ainsi dans notre phrase, une structure se dessine qui l’éclaire : un cadre est formé par deux « jusqu’à ce que.. » qui se répondent, et ce cadre a un lien avec ce qu’il encadre par le réemploi de [parerkhomaï]. La loi (et les prophètes, je suppose) ne seront dépassés, ou surpassés, que lorsque le ciel et la terre le seront –c’est-à-dire cette première création : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (Gn.1,1)–. Et ceci n’est possible que par une nouvelle création, lorsque « toutes choses » adviendront. La formule est vague, elle est souvent interprétée comme signifiant : tout ce qui est dit dans la loi et les prophètes. Mais rien n’oblige à la prendre en ce sens précis, elle peut aussi bien signifier pour Matthieu : toutes ces choses que vous, lecteurs, savez un peu déjà et que je vous raconte dans mon récit ; toutes ces choses si nouvelles, justement, et notamment la passion, la mort et la résurrection du Christ.

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Fresque du Jugement dernier, Chapelle Saint-Sylvestre, église « dei Quatro Santi Coronati », Rome (1247). L’ange à gauche roule le ciel ancien comme un parchemin, pendant que celui de droite annonce à la trompette un ciel nouveau et une nouvelle terre. Le Christ siège en majesté, la croix du supplice, désormais vide, comme un sceptre. Les instruments de sa passion l’entourent, et il présente au spectateur ses plaies : voici la vie nouvelle, donnée amoureusement et gratuitement, et qui dépasse la justice de la loi au nom de laquelle j’ai été condamné.

     Ainsi alors, le sens de ces paroles de Jésus serait : je ne suis pas venu faire autre chose que ce que la loi et les prophètes annoncent et préparent. Rien de ce qui s’y trouve, et qui dessine comme une promesse, ne sera laissé. C’est même sur la base de la loi que je serai moi-même condamné, comme annoncé par les prophètes si vous savez les lire. Mais dès lors que je serai mort et ressuscité, s’établiront un ciel nouveau et une nouvelle terre, la création entière sera renouvelée, et alors ces éléments n’auront plus cours, ils laisseront place à de nouveaux repères. Les béatitudes que je viens d’énoncer sont la charte de cette vie nouvelle qui animera le ciel nouveau et la nouvelle terre. Or de cette vie il est bon dès à présent de remplir votre pratique de la loi. La loi pour la loi est vide de sens et de portée, mais la loi comme une gangue remplie d’un esprit nouveau est pleine de sens.

     Je voudrais ajouter deux remarques encore. La première, que l’association des Dix Paroles avec ce ciel et cette terre, bref avec le cosmos, fait de ce décalogue une sorte de loi « écologique » : il y a dans l’univers des lois que découvrent les scientifiques, comme la loi de l’attraction universelle, ou celle de l’expansion de l’univers, ou celle de la conservation de l’énergie. Eh bien, c’est comme si Matthieu faisait du décalogue une loi de ce genre, un énoncé à portée universelle qui dévoile les conditions dans lesquelles la vie humaine, sociale, est en ce monde possible. Ce faisant, Matthieu sort du caractère distinctif de la loi pour le peuple de dieu : ce n’est plus une exclusive, ce n’est plus un motif de séparation mais plutôt d’unité. Cela change le regard : le disciple n’apporte pas une nouveauté inconnue dont il a seul le privilège, il scrute plutôt chez tous les traces de ce dont il a simplement une formulation repère mais qui est peut-être mieux vécu ailleurs.

     La deuxième remarque : si l’on compare les Dix Paroles avec les Béatitudes, on s’aperçoit qu’elles n’ont en quelque sorte pas le même rythme, leur « motif » n’est pas le même. La première des Dix Paroles est une affirmation (que l’on oublie toujours, mais qui est fondamentale pour le sens), « Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison d’esclavage. » Puis, tous les préceptes sont formulés d’une manière doublement négative, signifiant : puisque moi je suis ton dieu, il est impossible que toi tu te fasses d’autres dieux ; puisque moi je suis ton dieu, il est impossible que toi tu tues ton prochain, etc. Le « motif » est un miroir, la traduction sous ce ciel et sur cette terre de la sainteté du dieu, par un certain nombre d’abstentions. Ce qui fait la vie elle-même est laissé à la liberté de chacun, on dit juste d’éviter ce qui la rend impossible. On bride ou on oriente la puissance qui pourrait abuser. Pour les Béatitudes en revanche, le « motif » est celui du bonheur : bienheureux, bienheureux…! Ce sont des situations concrètes de vie qui sont saisies, et généralement des situations où la vie est atteinte et menacée. Le motif est celui d’un chemin de bonheur aboutissant au dieu lui-même, et cela même dans les situations où l’on est victime d’abus ! Le point de vue a changé, il s’est renversé.

     « Celui donc qui s’affranchirait du plus petit de ces commandements et enseignerait cela aux hommes, serait proclamé le plus petit dans le royaume des cieux ; celui en revanche qui le pratiquera et enseignera, celui-ci sera proclamé grand dans le royaume des cieux. » S’affranchir de la première loi n’empêche pas d’entrer dans le royaume des cieux, mais ce n’est pas la grande porte. En revanche, construire sur cette base une existence fait entrer par la grande porte. Mais, soyons bien d’accord : dans tous les cas cela ne suffit pas pour entrer dans le royaume des cieux, c’est bien l’adoption et l’intégration dans sa vie des béatitudes qui conduit à ce royaume. Alors comment cela fonctionne-t-il ? Matthieu énonce d’abord un principe général, et puis après il étudiera plusieurs situations particulières.

     Le principe général est le suivant : « Je vous dis en effet que si ne surabonde pas de vous la justice par rapport à la plupart des scribes et pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » Il s’agit de déborder, d’aller au-delà de la mesure. C’est cet excès qui est la condition d’entrée dans le royaume. Voilà un couple tout sauf ordinaire : qui dit justice dit habituellement mesure, juste milieu, équilibre. Et voilà que la justice dont il s’agit désormais n’est pas dans le juste équilibre mais dans l’excès, dans le débordement. Il ne s’agit pas d’un excès de légalisme, car comme dit  l’adage traditionnel du droit romain, « summum ius  summa iniuria » : le droit à tout prix et jusqu’au bout aboutit à l’injustice la plus grande. Non, il s’agit cette fois non seulement de ne pas rendre la vie impossible mais d’œuvrer de toute son énergie à donner la vie.

     Le premier cas proposé permet de mieux comprendre –et je m’arrêterai là pour cette fois. « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : tu ne tueras pas, celui qui tuerait sera traduit en jugement. Or moi je vous dis que tout être qui se met en colère contre son frère sera traduit en jugement ; celui qui traitera son frère de racaille, sera traduit devant le Sanhédrin ; celui qui le traitera de fou, sera traduit dans la géhenne de feu… » L’abstention de meurtre fait évidemment partie des conditions en dehors desquelles la vie n’est pas possible. Mais surabonder de justice consiste à questionner même la colère. La colère est une chose positive : elle est ce ressort intérieur par lequel je ne me laisse pas résoudre à ce qui empêche ma propre vie, par lequel ma vie s’augmente pour dépasser un obstacle. Mais justement, l’autre, le frère, ne peut pas être considéré comme un obstacle à la vie : la colère contre un autre se trompe d’adresse. Lorsqu’elle conduit à mépriser l’autre (« racaille ») ou à le mettre hors-jeu (« fou »), elle détruit la vie, au lieu de se battre pour elle.  Et c’est pourquoi cette parole s’achève sur une invitation urgente à la réconciliation en ce monde. Finalement, ce qui permet de concilier et d’accorder comme il faut les deux lois, l’ancienne et la nouvelle, c’est la vie et le service de la vie.

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