Une parole fiable (dimanche 12 février)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Le passage de l’évangile de Matthieu qui nous est donné cette semaine fait encore suite, c’est exceptionnel, à celui de la semaine passée : après avoir indiqué que la cité des disciples était désormais établie en pleine lumière, au vu et au su de tous, de volonté délibérée, le maître montre désormais quels sont les types de comportement attendus dans cette cité, jusqu’où doit aller la transparence, et ce que le monde doit voir chez les citoyens d’une telle cité. J’ai déjà situé ce passage et tenté d’en donner un premier commentaire partiel dans La loi de la vie. Je voudrais cette fois m’arrêter sur le dernier paragraphe de notre texte : je voudrais me demander ce qu’il veut dire, quelle évolution est demandée et pour quelles raisons, me demander quelles implications cela a dans notre vie, et finalement chercher le pourquoi de ce point particulier, pourquoi il est important dans cette nouvelle cité.

« Vous avez entendu de nouveau qu’il a été ordonné aux anciens : tu ne feras pas de faux serments, tu t’acquitteras au seigneur de tes vœux. Or moi, je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel, parce que c’est le trône du dieu, ni par la terre, parce qu’elle est le marchepied de ses pieds, ni par Jérusalem, parce qu’elle est la cité du grand roi, ni ne jure par ta tête, parce que tu ne peux faire un seul de tes cheveux blanc ou noir. Que votre parole soit « oui » pour un oui, « non » pour un non : ce qui excède ces mots vient du mauvais.« 

Le texte part, comme dans les paragraphes précédents, de ce qui est déjà dit. Je ne trouve pas, dans les écritures, de texte qui dise mot pour mot ce que Matthieu rapporte, mais nous avons maintenant l’habitude de trouver chez Matthieu des références assez libres. On peut suggérer : »Tu n’invoqueras point le nom de l’Éternel ton Dieu à l’appui du mensonge; car l’Éternel ne laisse pas impuni celui qui invoque son nom pour le mensonge. » (Ex.20,6), et  » Quand tu auras fait un vœu à l’Éternel, ton Dieu, ne tarde point à l’accomplir; autrement, l’Éternel, ton Dieu, ne manquerait pas de t’en demander compte, et tu aurais à répondre d’un péché. » (Dt.23, 22). Dans le premier cas, il s’agit de manifester la sainteté du dieu unique en ne l’associant jamais au mensonge ou à la fausseté : le dieu est trop unique pour être associé à des combinaisons humaines, il ne saurait non plus être instrumentalisé. Par ailleurs, lorsqu’il est associé à une parole, à un engagement pris, cet engagement doit être honoré sous peine là encore de tirer le dieu vers le faux.

Tous ces commandements prennent sens dans le cadre de la mission fondamentale de l’homme telle qu’elle ressort notamment du décalogue (pris au sens large de la loi d’abord énoncée dans l’Exode) : manifester en ce monde, au milieu des hommes tels qu’ils sont, la sainteté, c’est-à-dire le caractère « à part », inconfusible, du dieu unique. Ce dieu n’est pas d’abord « numériquement » unique, mais bien plus fondamentalement il ne fait nombre avec rien, il ne se compare à rien (et c’est d’ailleurs pour cette raison que j’écris toujours « le dieu », préférant que le langage le désigne d’une manière étrange plutôt que de lui donner un nom propre… comme tant d’autres êtres). Le comportement et la vie de l’homme ont comme perspective de manifester cet aspect du dieu, et c’est le sens de ces commandements d’abord mis en avant par Matthieu dans notre paragraphe.

Mais Jésus, dans le discours fondateur de la nouvelle cité, ne se contente pas de cela, il pousse plus loin en interdisant jusqu’au serment lui-même. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il me semble qu’à y réfléchir, les serments ne trouvent de sens que dans un contexte général où la parole n’a pas toujours la même valeur : c’est parce que la parole que les humains s’échangent est faite aussi (pas seulement, tout de même) de demi-vérités, de faux semblants, parfois de mensonges délibérés et d’omissions intentionnelles, qu’apparaît la nécessité de paroles reconnues comme éprouvées ou éminemment fiables. Faute de quoi, aucune société n’est possible, aucune cité, car celle-ci ne peut être bâtie que sur la confiance. D’où ces paroles spéciales, ces « serments », qui engagent celle ou celui qui les prononce, en lui faisant prendre un risque. Le parjure risque sa vie devant les hommes. Et, au cas où jamais les hommes ne découvriraient le parjure (le serment mensonger), il fait prendre un risque devant le dieu qui connaît les secrets des cœurs.

Les anciens Grecs juraient par le Styx, le principal fleuve des enfers : dans leur culture, le « grand serment des dieux » pouvait être prêté par tous, même par les dieux, et entraînait automatiquement pour celui qui ne le respectait pas d’être jeté au Tartare, lieu d’une torture éternelle. On voit que la cité des hommes a besoin pour se bâtir dans la confiance de se construire sur une menace, terrible, et qui engage les dieux eux-mêmes : ce sont eux, Zeus en particulier, qui précipitent au Tartare.

S’affranchir de tout serment est donc un objectif extrêmement ambitieux. Il s’agit de fonder la cité des hommes non plus sur la crainte mais purement sur la confiance. La condition en est que la parole humaine soit toujours fiable, « Que votre parole soit « oui » pour un oui, « non » pour un non« . On voit que cette parole ne veut pas dire que la négociation ou les conditions ne sont pas possibles : elle veut dire que la parole ne sert et ne vaut que pour ce qu’elle dit effectivement, qu’elle est fondamentalement fiable, qu’elle engage aussi à tout instant. C’est à une telle parole que les disciples, membres de la nouvelle cité, sont exhortés.

Mais les raisons pour lesquelles les serments sont prohibés sont tout-à-fait intéressantes : il ne faut jurer « ni par le ciel, parce que c’est le trône du dieu, ni par la terre, parce qu’elle est le marchepied de ses pieds, ni par Jérusalem, parce qu’elle est la cité du grand roi, ni ne jure par ta tête, parce que tu ne peux faire un seul de tes cheveux blanc ou noir. » Il n’est tout simplement pas question d’impliquer le dieu dans la fiabilité de la parole humaine : on savait qu’il n’était pas question de l’instrumentaliser, mais même faire référence à lui est en quelque manière présenté comme une prise de pouvoir, comme une usurpation. L’homme n’est pas à la place du dieu, il ne peut engager que ce qui est sien, ce sur quoi il a effectivement pouvoir. Donc pas la terre, pas les cieux, pas le cosmos en général. Pas non plus Jérusalem, autrement dit pas ce qui a un caractère religieux ou consacré : justement, cela échappe au pouvoir de l’homme. L’homme peut déclarer une chose « sacrée », elle n’échappe pas à son pouvoir puisque c’est lui qui décrète le sacré. Mais il ne peut déclarer une chose sainte, car dieu seul est saint, il est le seul « à part de tout », et c’est lui seul qui peut communiquer à quelque chose ce caractère qui le manifeste. Agiter le « sacré » ne manifeste aucune piété, en vérité, mais c’est tout au contraire une proclamation de puissance de la part de l’homme ! Et c’est jusqu’à sa propre tête : nous n’avons sur nous-mêmes qu’un pouvoir très relatif.

Entendons bien ce qu’implique cette absence de serment : la nouvelle cité des hommes doit être fondée sur la parole humaine, sur laquelle l’homme cette fois a plein pouvoir. Il ne tient qu’à lui de la rendre fiable avec un oui qui soit (et ne soit que) oui, et un non qui soit (et ne soit que) non. Cela signifie aussi que la nouvelle cité des hommes ne doit pas être fondée sur le dieu : elle est pleinement autonome, elle le laisse à part. C’est une extraordinaire déclaration et revendication de… laïcité !! Eh oui, l’absence de serments dévoile en réalité une ambition grandiose où le dieu soit manifesté saint d’une part par la fiabilité indéfectible de la parole des hommes entre eux, d’autre part par sa non implication par les hommes dans des affaires qui ne relèvent que d’eux-mêmes. C’est d’une modernité incroyable.

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