Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
J’ai déjà commenté ce passage (qui fait suite à celui de la semaine passée) en son entier ici : A la mesure du père. Je voudrais cette fois-ci m’arrêter sur la formule finale, qui est tout de même bien énigmatique, et qui est généralement traduite « vous serez donc parfaits comme votre père du ciel est parfait« .
Parfaits ? Qu’est-ce à dire ? L’adage ne veut-il pas que « la perfection ne [soit] pas de ce monde » ? Et reconnaître ses imperfections, n’est-ce pas d’une saine et juste humilité, basique même ? Alors on pourra dire que précisément, il s’agit de reconnaître ses imperfections, mais pas pour y demeurer : pour ouvrir au contraire des voies de progrès, de croissance, et tendre vers la perfection tout en sachant qu’on ne l’atteindra pas « ici-bas ». Certes. Mais on pourrait citer bien des « vies de saint » où ce propos a conduit à des errements ou des abus… peut-être parce que ce propos centre sur soi, sur sa propre « croissance » et amélioration, au lieu de décentrer de soi, ce qui est essentiel à la charité, extatique par essence ?
Le mot employé par Matthieu est celui de [téléïos], qui est formé sur [télos], la « fin« , aux sens de terme, mais aussi de réalisation, de but, mais aussi, étonnamment, au sens de ce qui est dû, de taxe, de paiement. Dès lors, [téléïos] désigne ce qui est dernier, ce qui est terminé, ce qui est achevé, ce à quoi rien en manque, ce qui est mûr. Mais le même adjectif peut aussi avoir le sens actif de ce qui termine, ce qui achève, ce qui mène à terme. On voit que notre adjectif « parfait », qui pour nous a vite un sens moral, ne coïncide pas totalement (j’hésite à dire… parfaitement !!) avec ce que nous venons de voir. L’idée est bien soit de ce qui a atteint sa destination, son but, sa réalisation, soit de ce qui fait atteindre sa destination, son achèvement, etc.
Mais Matthieu ne nous laisse pas aux prises avec le seul vocabulaire, fort heureusement, il nous donne aussi un autre repère et pas des moindres grâce à ce « comme« , [hoos]. Il y a ici un ressort particulier, et ce n’est rien de moins que l’imitation de « votre père, le céleste« . Autrement dit, tous ces nouveaux énoncés, toutes ces recommandations plus fortes et plus exigeantes que celles jusqu’alors en vigueur, ne visent pas moins qu’à une imitation de ce père ! Sera-ce une imitation réelle, sera-ce une analogie, cela n’est pas dit mais il est clair qu’un rapport de ressemblance est établi par le biais de cette « loi » évangélique. On peut donc se demander comment « votre père, le céleste » est [téléïos] pour mieux entendre comment le disciple doit être [téléïos], puisque c’est le même adjectif qui est employé.
Que dit donc Matthieu à ce sujet ? Dans les lignes qui précèdent, dans le même « discours sur la montagne », donc, il nous dit : « que votre lumière brille devant les hommes : alors, voyant ce que vous faites de bien, ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux. » Cela fait entendre que notre « père, le céleste » est ultimement celui qui est la source de tout bien, puisque tout bien accompli tourne les regards vers lui et le fait reconnaître dans une transparence incontestée comme l’origine du bien qui a été fait.
L’expression revient une deuxième fois, immédiatement avant la phrase qui nous occupe : « Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. » Ici, « votre père, le céleste » est celui qui engendre ceux qui pratiquent l’amour des ennemis et la prière pour ceux qui leur font violence, c’est-à-dire (si je reprends ce que j’ai tenté d’expliquer dans mon précédent commentaire de ce passage) ceux qui cherchent, et notamment par l’usage de la parole échangée, à ne plus être toujours aux prises avec quelqu’un, mais à s’ouvrir à tous dans le don de soi. Et l’illustration de cela, c’est la gratuité totale du grand donateur : pluie comme soleil sont donnés inconditionnellement, non seulement aux « justes » ou aux « bons » d’une part, aux « injustes » ou aux « méchants d’autre part, mais à eux tous ensemble, c’est-à-dire non seulement en ne regardant pas de quel « retour » il va bénéficier, mais encore en faisant en sorte que ce soit une communauté déjà formée sous son regard qui se construise par les dons qu’il fait.

Je remarque que « votre père, le céleste » est nommé au début de tous ces préceptes renouvelés et rendus plus profonds, et à leur fin : au début comme l’origine de tous le bien qui peut être fait par l’un ou l’autre, à la fin comme l’origine même de celui qui fait ce bien ultime, presque inaccessible (et pourtant vécu par plus d’un), et non plus seulement l’origine du bien qu’il fait ! En tous cas, au total, on voit que le sens de [téléïos] pour « votre père, le céleste » est manifestement un sens actif ! Il est plutôt celui qui achève le monde et les hommes, qui les mène à leur terme, qui les accomplit : aussi bien personnellement comme humains, en leur donnant la capacité de faire le bien, que comme collectivité humaine, en leur donnant gratuitement de quoi vivre et se reconnaître les uns les autres.
J’avoue que cela conduit à un sens auquel je ne m’attendait pas en commençant : nous sommes appelés à être [téléïos] comme il est [téléïos], c’est-à-dire nous aussi dans un sens actif. C’est une mission pour le disciple, à travers sa manière d’être, à travers ses actions, à travers ses relations, que de travailler à ce que chaque homme advienne à lui-même, et aussi à ce que la communauté humaine advienne à elle-même en y favorisant les échanges et la reconnaissance. Merveilleux programme, qui est loin de centrer sur soi, bien au contraire !