Le prix de la nouveauté (dimanche 26 février).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

L’évangile des « tentations » de Jésus revient tous les ans, au premier dimanche de carême, dans les versions différentes de chacun des évangiles dits « synoptiques ». J’ai déjà eu l’occasion de le commenter dans les articles suivants : Tentation (Matthieu), Guetter les signes d’amour (Marc), De quoi avons-nous faim ? (Luc), Rester libre de la fascination (Matthieu), En harmonie avec le monde (Marc), Sans pouvoir (Luc).

Je m’étonne cette fois-ci de la fin de ce texte : « Alors le diviseur le laisse aller, et voici : les anges s’approchent et le servent. » Il s’agit de la conclusion de notre texte, c’est-à-dire ce vers quoi il tendait tout entier. Il me semble qu’il est plus que temps, après tant de commentaires que j’ai tentés, de m’arrêter sur cette conclusion ! Elle est tout de même sensée donner rétrospectivement son sens à tout ce qui a précédé.

Premier étonnement, elle commence par le mot [toté], alors. C’est le mot par lequel a commencé ce texte des tentations, « Alors Jésus est amené-en-haut au désert… », et c’est encore celui par lequel a commencé l’épisode qui précède, celui du baptême au Jourdain : « Alors Jésus vient depuis la Galilée…« . Autrement dit, Matthieu se sert de ce mot pour signifier quelque épisode nouveau, quelque épisode qui commence, un commencement. Notre conclusion est surtout un nouveau départ, et tout cet épisode vise donc à prendre un nouveau départ, à lancer du neuf. Il faut du reste se rappeler que ces « tentations », si elles sont placées au seuil du ministère public de Jésus, ne sont pas un fait révolu et dépassé, une réalité qui n’a plus cours : elles sont la mise en récit d’une réalité permanente, d’une dimension permanente de son ministère. Jésus exerce son ministère au prix d’un combat permanent (et d’une victoire permanente) contre ce qui pourrait le faire dévier de sa trajectoire. Cela veut donc dire aussi que le bénéfice de ce combat constant est d’être toujours dans le commencement et la nouveauté, c’est le prix pour qu’elle advienne et ne cesse d’advenir.

Cette nouveauté sans cesse jaillissante a un double aspect, une libération et une nouvelle compagnie. Cette double-face d’une même réalité est soulignée ce me semble de deux manières, d’une part par la brièveté de l’énoncé, qui par sa densité traduit bien qu’on parle d’une même réalité, d’autre part par un écho, celui du préfixe [dia-] : on a d’un côté le [dia-bolos], de l’autre les « envoyés » qui le [dia-konéoo], le « servent« . Pour ce dernier mot, que le Dictionnaire Etymologique Grec de Chantraîne fait dériver du mot serviteur, [diakonos], il précise encore : « Le préverbe dia- exprime l’idée de « tous les côtés » ou « complètement ». Et on aurait donc ce double aspect pour Jésus, dans la tentation dont il est libéré et dans le service dont il bénéficie, d’une totalité ou d’une complétude. La nouveauté est aussi totale que l’a été le combat intérieur.

[Ho diabolos]. On traduit ce mot si facilement par « le diable« , évoquant immédiatement un être terrible et inquiétant, avec sa face rouge et poilue et sa queue fourchue : je l’ai de mon côté traduit de quantité de manières : diviseur, adversaire, disinspirateur… Il s’agit avant tout d’un dynamisme intérieur qui tend à fausser, à vicier, à dévier l’élan vital par lequel on apporte ou l’on donne. Il me semble que la personnification de ce dynamisme dit justement ce vers quoi il tend : à diviser. Il brise la simplicité ou l’unité de la personne et la fait double. Dans le fond, la représentation naïve du petit « Milou » avec son petit ange et son petit diable a quelque chose de très juste, pour autant que l’on ne fasse pas de ces deux des entités séparées et des êtres personnels autonomes : il s’agit précisément de se battre contre cette tendance à rechercher deux choses à la fois dont les buts sont contradictoires, et par conséquent les moyens aussi. Mais c’est aussi cette mise en évidence de la dualité qui permet un choix plus affirmé et plus entier de ce qui fait notre unité, de la simplicité dans laquelle nous nous identifions. Jésus ne se bat pas contre un autre, il affirme tout au long de son ministère son unité et sa simplicité profonde, en choisissant toujours le service de son dieu (comme il ressort de ses trois réponses).

La formule employée par Matthieu est fort étonnante, là encore : « Alors le diviseur le laisse aller,… » C’est bien le verbe [aphièmi] à la troisième personne du singulier de l’indicatif à la voix active. Le diviseur le « laisse aller« , le « laisse partir« , le « délie« , le « lâche« , le « libère« . C’est le verbe que les évangiles emploient dans le contexte du pardon accordé. Il n’y a ici rien à pardonner, puisqu’il n’y a aucune faute (or c’est justement un aspect de la tentation que de nous suggérer que nous sommes fautifs du seul fait que la tentation soit née en notre coeur !) : mais il y a des liens dont il faut se libérer, une sorte de piège dont il faut sortir. On voit que cette libération est active : dans ce combat, on est aux prises avec soi-même, avec quelque chose qui veut être un autre en soi-même et fonder un être divisé, duplice, double. Mais vaincre ce dynamisme diviseur oblige ce dernier à nous « lâcher », et c’est là qu’il y a la vraie libération. On est libre pour aimer dans la simplicité, dans un élan unifié et entier.

L’autre aspect de la nouveauté sans cesse jaillissante a un côté émerveillé : « …et voici : les anges s’approchent et le servent. » Ce « et voici » sonne comme le constat émerveillé de la réalité qui maintenant apparaît, comme un paysage splendide sur lequel un brouillard se dissipe. Maintenant, ce n’est plus une seule personnification, ce sont plusieurs acteurs, [hoï an’guélloï] : j’ai traduit paresseusement « les anges« , mais ce sont littéralement « les messagers« , ceux qui portent la nouvelle. Qui sont ceux-là ? Le plus évident est l’ensemble de ceux qui vont avec lui porter la « bonne nouvelle » : maintenant ils et elles peuvent s’approcher, peuvent trouver place. Cela me fait penser que, pour Jésus comme pour nous, laisser place à d’autres, les laisser s’approcher de nous au plus près, dans notre intimité, partager avec eux ce que nous sommes et aussi ce que nous faisons, se fait toujours au prix d’un combat. Pour ce qui est de Jésus, il faut un combat d’une drôle de nature pour partager sa mission avec des gens qui savent aussi bien la dénaturer ou la dévoyer !!! En tous cas, ils sont plusieurs : et il est beau de voir qu’admettre la pluralité est le fruit d’un combat contre sa propre duplicité et en faveur de sa propre simplicité. Jésus s’inscrit désormais dans ce pluriel où il n’est plus jamais seul.

Ces autres à présent « s’approchent » : c’est mot pour mot le verbe par lequel ont débuté les tentations, « Et le tentateur s’approcha, puis lui dit… » C’était alors qu’il éprouvait la faim. A priori il éprouve toujours la faim : rien n’a changé de ce côté-là ! Mais alors que ce qui a surgi d’abord est le dynamisme diviseur, il reste maintenant les autres, et s’ouvrir aux autres est le vrai sens de nos jeûnes. Ils peuvent s’approcher, venir au plus près, aussi intimement que là où se tient le dynamisme diviseur, et peut-être que même celui-ci leur est dévoilé, de sorte qu’ils connaissent tout de celui dont ils s’approchent. « et ils le servent« , ils s’occupent de lui entièrement, « de tous les côtés« , « complètement« . Lui se livre au meilleur d’eux-mêmes, à leurs soins, qui ne sont peut-être pas entièrement purifiés comme lui l’est, et qui vont donc peut-être mal tomber, être malhabiles, n’être pas purs de toute intention déviante : qu’importe, il l’accepte dans une paix et une simplicité souveraine, car c’est cela même qui est une nouveauté transformante, et qui peut contribuer à faire passer ceux-là aussi dans le royaume de la simplicité et de l’unité.

Ainsi donc, il me semble que la conclusion de notre passage fait apparaître que passer dans une vraie nouveauté de vie est le fruit d’un combat permanent contre ce qui, en nous, nous divise voire nous disperse, et nous conduit avant tout à accueillir les autres et toute la pluralité du monde, des opinions, des intentions et des actions.

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