Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Ce passage d’évangile, la transfiguration, revient lui aussi tous les ans le deuxième dimanche du carême, dans des évangiles différents il est vrai, de sorte qu’il a déjà été commenté ici bien des fois : Métamorphose (Matthieu), Accepter d’être unique (Marc), Perdre le goût du pouvoir (Luc), Des représentations à la réalité (Matthieu), Marche en montagne (Marc), Jésus prie (Luc).
Je suis arrêté cette année par l’injonction faite à la fin de « ne pas dire« . C’est tout de même une consigne inattendue, dans la mesure où les disciples sont habituellement mandatés pour dire, pour aller là où Jésus ne peut pas aller, pour proclamer la bonne nouvelle. Comment se fait-il donc que cette fois, la consigne soit à ce point contraire ?

Je remarque que cette consigne de silence en rejoint une autre, elle aussi aussi exceptionnelle que constante, et qu’on a coutume d’appeler le « secret messianique » : Jésus défend à ces disciples de dire qu’il est « le messie ». La chose a été fort étudiée, tant elle intrigue : il apparaît que Jésus se méfie immensément de ce titre de « messie », qui est un titre politico-religieux. Se dire, ou se laisser dire, « messie », c’est se proclamer ou se faire proclamer comme le descendant attendu de David, donc prétendre à une légitimité politique tout autant que religieuse, par-delà les chefs politiques et les chefs religieux en exercice, et même face à eux. Or jamais Jésus ne veut jouer ce jeu-là. Jamais il ne prétend entrer dans des questions de légitimité et de pouvoir. Ce qu’il vient faire est bien plus fondamental et novateur.
Or ici, il me semble qu’il y a une ambiguïté parallèle. Et c’et la réaction de Pierre qui m’y fait penser, « si tu veux je dresserai ici trois tentes… » Pierre est devant une vision de gloire, il est positivement ébloui par ce qu’il voit, « son » Jésus en conversation avec les deux plus grands de sa religion, Moïse et Elie. C’est la consécration. Il faut en rester là, il faut arrêter le temps. Il faut figer les choses en l’état.
Il me semble que cette tentation, c’est celle d’imposer un Jésus définitif et irréformable, celle de bloquer les choses à un moment pour ne plus jamais les changer. C’est la tentation du « dogme » au sens de la formule de foi immuable et irréformable, la tentation de l’institution qui ne changera sous aucun prétexte et dans aucune condition, la tentation du rituel immuable qui prime sur toute élaboration liturgique, la tentation des traditions immémoriales et de la « religion des pères ». Tout cela constitue un pouvoir terrible, d’autant plus terrible qu’il semble échapper à qui que ce soit : même les plus hautes autorités peuvent s’abriter derrière un « on ne peut pas toucher à ça, cela ne nous appartient pas ». Alors qu’en réalité, cette position est avant tout en faveur des autorités en place et constitue un artifice de pouvoir.
Jésus en voie tout cela voler en éclat, ou plutôt son père, puisque la voix l’appelle son fils. Tout cela vole en éclat en entrant dans la sombre nuée : plus de vision, plus de tente, plus rien qui demeure : plus qu’une obscurité qui fait peur, une absence de repère totale sinon un seul : Jésus. « Ils ne virent plus que Jésus lui-même, seul« .
Et je remarque que Jésus ne leur interdit pas de parler de ce qu’ils auraient entendu, mais bien de ce qu’ils ont vu : comme pour le titre de messie, la vision de gloire qui donne envie de tout figer leur est interdite. Ce qui appartient à leur message, ce qui ressort de cette transfiguration, c’est tout au contraire ce qui fait tout oser du moment qu’il s’agit d’écouter Jésus, lui seul. D’écouter Jésus partout où il se trouve, d’où qu’il parle, quoi qu’il dise : Jésus dans le pain et le vin consacré, oui, mais aussi Jésus dans sa parole, Jésus là où deux ou trois sont réunis en son nom, Jésus dans un seul de ces petits, « qui sont ses frères« . Toujours le même repère unique, mais dans une diversité déstabilisante qui seule peut éviter à un peuple de disciples de se scléroser en une institution immuable.
La nuit établie par cette nuée est de celle qui font apparaître les étoiles : si l’on n’y entre pas, les diversités de notre unique repère ne peuvent apparaître parce qu’elles sont des lumières aussi faibles et aussi lointaines que les étoiles. La « splendeur » d’une institution figée, aux fonctionnements irréformables, comme une faible clarté diurne, empêche de voir les étoiles. Mais que vienne la nuit, la vraie nuit de la foi, et toutes les présences de notre unique Jésus, à lumière faible, ont leur possibilité d’apparaître. Et comme quand on observe un ciel nocturne, plus l’oeil s’accoutume et plus il voit d’étoiles, et le ciel noir apparaît finalement peuplé de milliards d’étoiles. Quel vent de nouveauté que cet épisode, et cette entrée dans la nuée !