Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Magnifique épisode de la Samaritaine ! J’en ai déjà donné deux commentaires, l’un assez général, Donne-moi à boire, l’autre qui porte sur le début du texte et qui met en lumière l’importance et la force du désir, Êtres de désir. Pour bien faire, je devrais reprendre mon commentaire où je l’avais laissé, c’est à savoir après que Jésus ait dit à la femme de Samarie : « Quiconque boit de cette eau-ci aura soif de nouveau ; celui en revanche qui boit l’eau que moi je lui donnerai, n’aura plus soif de toute sa vie, au contraire : l’eau que je lui donnerai adviendra en lui source d’eau s’élançant pour la totalité de sa vie. »

La femme réagit à cette affirmation. « La femme dit à son adresse : seigneur, donne-moi cette eau-là, afin que je n’aie plus soif ni ne passe mon temps ici-même à puiser. » J’observe pour commencer l’évolution depuis le début du dialogue : Jésus l’a entamé avec trois petits mots, [dos moï péïn], donne-moi à boire. Et maintenant, c’est la femme qui dit « donne-moi cette eau-là. » Certes elle ne demande pas à boire ; mais elle demande de l’eau (ce n’est pas tout-à-fait la même chose, je vais y revenir). Surtout, Jésus était en demande, et maintenant elle est aussi en demande. Ce n’est pas que la situation soit désormais à fronts renversés : Jésus demande toujours à boire à cette femme, qui reste en mesure de lui donner à boire. C’est plutôt que cette position initiale est désormais complétée par une autre, simultanée : la femme demande de l’eau, parce que Jésus s’est manifesté comme en mesure de lui en donner.
C’est comme si un équilibre était désormais rétabli. Mais non, en écrivant cette phrase, je me rends compte qu’elle n’est pas juste, mais qu’elle révèle une réalité (ce pourquoi, fausse, je la conserve pourtant) : il n’y a pas équilibre, mais double déséquilibre. Entre qui demande et qui peut donner, il y a un déséquilibre. Entre Jésus et la Samaritaine, ce déséquilibre est initialement en faveur de la femme. Il est maintenant complété par un autre déséquilibre, en faveur de Jésus. L’un ne compense pas l’autre : cela voudrait dire par exemple que, parce que Jésus peut donner de l’eau, une certaine eau, à la Samaritaine, il n’a désormais plus besoin de celle qu’il demandait. Or tel n’est pas le cas. Ce qui est vrai, c’est que Jésus est manifestement conscient de ce double déséquilibre, autrement dit que les deux « objets » donnés, ne sont pas les mêmes, ne se recouvrent pas ; alors que la Samaritaine n’en est pas clairement consciente. De là peut-être la légère ironie qui est la sienne, ce ton un peu moqueur qui laisse entendre qu’elle ne croit pas tout-à-fait à ce qu’elle dit, qu’elle tient pour une chimère cette eau qui couvrirait toute soif, définitivement.
Ceci, me semble-t-il fait réfléchir sur le couple donner & recevoir. On oppose facilement les deux, dans des formules un peu faciles disant par exemple qu’il est plus « fort » de donner que de recevoir. Est-ce bien vrai ? Que servirait de donner, s’il n’y avait personne pour recevoir ? En vérité, celui qui donne se pense en position de force, parce qu’il a ce que l’autre n’a pas. Mais ce constat est inapproprié : l’avoir est statique, figé, mort. Le don, lui, est dans la relation, il est en mouvement, vivant. Celui qui reçoit rend effectif le don : sans lui, il n’y a pas de don, celui-ci reste en suspens, inaccompli. Ainsi ne faut-il pas opposer donner et recevoir, ce sont deux compléments d’une même relation.
Et ceci éclaire singulièrement, et critique, et provoque à la conversion, notre manière de donner -ou de recevoir. Donner ne devrait jamais se faire avec prétention, mais avec action de grâce : grâce soit rendue à qui reçoit ce que je donne, car c’est bien ce destinataire de qui me vient la joie du don ! La relation qui s’établit grâce à cette « pente » qui va du donateur au destinataire tire sa consistance aussi bien de l’un que de l’autre : mais peut-être plus du receveur. Sans lui, le don est une « perte », pas un don. Le but du don est d’établir une relation, de consister dans l’établissement d’une relation. Et c’est pourquoi la relation n’est parfaite que si la « pente » inverse est établie aussi, si chacun des êtres en relation est à la fois et en même temps dans la situation du donateur et dans celle du destinataire. C’est là une délicatesse qui ne rend jamais « écrasant ». Quand je donne, je voudrais être toujours attentif à ce que l’autre ait aussi la possibilité de me donner. Il me semble qu’il y a quelque chose de cet ordre dans la bienheureuse Trinité : entre le Père et son Fils auquel il donne l’Esprit, mais aussi entre le Fils et son Père auquel il rend l’Esprit (ce qui se verra sur la croix).
La Samaritaine est-elle donc réellement dans cet échange et cette relation établie ? Elle dit bien : « seigneur, donne-moi cette eau-là… », ce qui va dans ce sens, mais elle y ajoute des raisons, et ce sont celles-ci qui font un peu douter qu’elle soit bien rentrée dans un tel échange. Elle dit en effet : « …afin que je n’aie plus soif ni ne passe mon temps ici-même à puiser. » La première raison pourrait s’entendre en pleine correspondance avec ce que propose l’homme qui est face à elle, « …celui en revanche qui boit l’eau que moi je lui donnerai, n’aura plus soif de toute sa vie,… ». Mais c’est la deuxième raison qui fait douter. Elle évoque une routine pénible, celle de puiser. Mais elle le fait avec une hyperbole qui sent son ironie, « passer son temps » ici-même à puiser. Evidemment qu’elle ne passe pas son temps à puiser, elle a aussi d’autres occupations dans son existence ! Qui en douterait ?
En répondant ainsi, elle montre qu’elle assimile le don potentiel de Jésus (qui deviendrait effectif si elle consentait à le recevoir) au don potentiel qu’elle pourrait lui faire (si elle accédait enfin à sa demande initiale). Or ce n’est pas la même demande : chacune des parties apporte quelque chose sur un plan différent. Et la femme confond les deux plans. Il lui est demandé l’eau qu’elle vient puiser des profondeurs du sol, H2O. Ce qui lui est proposé, ce qui deviendrait immédiatement don si elle le désirait en vérité, c’est une « eau » qui jaillirait en elle : « …l’eau que je lui donnerai adviendra en lui source d’eau s’élançant pour la totalité de sa vie. » D’autre part, l’eau qui lui est demandée est celle dont on use ponctuellement, elle nourrit une soif qu’elle éteint aussitôt. Mais « l’eau » qui lui est proposée correspond à une soif qui est l’aspiration d’une vie entière : l’accorder n’éteint pas cette soif mais y répond sans cesse, comme un amour répond à un désir d’aimer ou d’être aimé, sans l’éteindre.
Je pense que c’est pour cela que Jésus fait bifurquer la conversation sur sa situation matrimoniale, sans avoir l’air d’y toucher : « Va, appelle ton mari« . La simple évocation de cette personne évoque aussi des relations d’un autre ordre, et place la femme sur le plan de relations plus profondes et engageantes, qu’elle vit. Je ne crois pas qu’il y ait malice, de la part de Jésus, à lui parler de son mari : elle pouvait aller le chercher en effet, ils se seraient trouvés deux en face de lui, et j’imagine très bien que, sans faire la moindre allusion à l’aspect socialement « bancal » (mais peut-être affectivement très solide ?) de leur relation, il y aurait eu matière à analogie pour permettre de démêler cette confusion de son interlocutrice -confusion peut-être un peu volontairement entretenue, nous ne le saurons jamais. Elle va choisir d’objecter, ce qui va donner à la conversation un autre tour, ou plutôt permettre un détour : ce ne sera pas le dernier, mais je crois que je vais laisser la suite pour une autre fois…
J’aime beaucoup ce que tu dis sur le double déséquilibre de la relation Jésus-samaritaine, mais qui est vrai de toute relation d’amour ou d’amitié. C’est ce déséquilibre incessant qui permet d’enrichir toute relation, et d’avancer (la marche n’est-elle pas une chute permanente !).
Mais dans notre relation à Dieu, le déséquilibre est bien marqué ! Lui, il me donne tout ! moi, je peine à lui donner un peu de ce qui fait ma vie, un peu (pas assez) de confiance, un peu (pas assez) d’amour et de fidélité ! Comment Dieu fait-il pour se maintenir dans son Amour pour nous ? Cela reste un grand mystère !
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