Surpris par la nouveauté (dimanche 19 mars)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Nous parlions il y a peu, mon ami et moi, de guérisons. Je disais que dans les évangiles, il y a toujours quelqu’un pour demander la guérison : soit l’intéressé, soit quelqu’un de son entourage ; et que si ce n’est pas clair, Jésus faisait dire à l’intéressé ce qu’il voulait. Je m’étais trompé : voilà un épisode dans l’évangile de Jean où quelqu’un est guéri sans avoir rien demandé ! J’ai eu l’occasion de commenter deux fois déjà ce texte magnifique, une fois en examinant la notion de « péché » qui s’y trouve présente, « Maintenant vous dites que nous voyons, votre péché demeure », et une fois en m’attachant à la première partie du texte, celle qui conduit à ce nouvel état où l’homme voit, Le regard et l’action.

Faisons une remarque tout de suite : la guérison physique de cet homme aveugle-né intervient au verset sept d’un texte qui en compte quarante et un ! C’est dire si notre texte n’est pas tout-à-fait un récit de guérison, l’intention de Jean est ailleurs, manifestement. Reste pourtant que cet homme n’a rien demandé, à aucun moment. Et à aucun moment ne s’adresse-t-on à lui pour lui demander ce qu’il veut, ce qu’il désire, ce qu’il souhaite. Voilà qui est tout de même bien étrange…Si l’on pense à la guérison de l’aveugle de Jéricho, (par exemple Mc.10,46-52), Bartimée l’aveugle crie haut et fort quand il entend que c’est Jésus qui passe, et même quand on essaye de le faire taire. Son cri est assez général, « Aie pitié de moi fils de David !« . Et c’est Jésus qui, lui demandant d’être plus précis, « Que veux-tu que je fasse pour toi ?« , le pousse à oser dire « Rabbouni, fais en sorte que je re-voie ! -Va, ta foi t’a sauvé.« 

Mais mettons-nous maintenant à la place de cet homme aveugle-né : il est né comme cela, il n’a jamais connu la lumière, il ne sait pas ce qu’est une couleur, son esprit ne se représente pas une forme par le biais de contours aperçus à distance, seulement de contours « ressentis » au toucher, de près. Il reconnaît les autres à leur voix, l’univers est pour lui un monde de sons, d’odeurs, de sensations. Pour cet homme, cette perception du monde est la normalité, il n’a pas d’expérience autre. Bartimée demande de voir à nouveau, il se souvient de ce qu’il a perdu, il est depuis le déclenchement de sa cécité en état de manque. Rien de tel pour notre homme aveugle-né. Alors je pose la question : que pourrait-il bien demander ?

On peut même se demander ce qu’il peut bien penser en entendant la discussion qui se déclenche autour de lui à son propre sujet : pourquoi l’évocation d’un péché de lui-même ou de ses parents ? Pour quelqu’un qui vit « normalement » depuis tout petit, la question doit paraître particulièrement obscure et cruelle. Certes il a forcément perçu que bien des personnes autour de lui ont des facultés supplémentaires ; il a forcément perçu que le monde et la société ne sont par organisés pour lui mais plutôt pour ceux qui disposent d’une faculté dont lui ne dispose pas. Mais le monde lui apparaît plutôt alors comme fautif à son égard ! Imaginons un instant que notre univers soit fait pour des gens qui savent voler, combien nous serions à la peine pour la moindre chose ! Et quel serait notre ressentiment d’entendre d’autres se demander si c’est notre faute ou celle des nos parents que nous ne puissions pas voler !…

Au -delà de ce point du « ressenti », nous comprenons que Jésus ne rend pas la vue à cet homme, mais qu’il la lui donne. Cet homme accède à quelque chose qui est pour lui totalement nouveau, à quelque chose qu’il n’a même jamais conçu : et comment aurait-il pu ? Alors il ne s’agit pas tout-à-fait d’un processus de guérison, si guérir veut dire rétablir. Il ne s’agit pas ici de rétablir, mais d’établir. Cet homme peut être considéré par des voyants comme « pas fini », donc marqué avant tout par un déficit. Mais pour lui-même, dans l’expérience de l’aveugle-né, il se vit comme tout-à-fait « fini », et grâce à ses quatre sens, il fait son chemin dans le monde. Accéder à la vue est pour lui un véritable avènement. Il s’agit d’accéder à une nouveauté inconcevable. Et en cela, on comprend qu’il puisse y avoir là une analogie avec la résurrection.

Je ne sais pas ce que cet homme aurait demandé si Jésus lui avait dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Il me semble qu’il ne pouvait pas demander de voir. Cela veut dire que Jésus choisit de lui donner ce qu’il n’a pas demandé, il choisit de le transporter dans un monde entièrement nouveau et à lui inconcevable. Va-t-il l’accepter ? Ce nouvel état fera-t-il sa joie, ou au contraire sa peine et son malheur ? Ceci nous met, me semble-t-il dans un nouveau rapport avec Jésus : il y a ce que nous lui demandons, à quoi il peut répondre oui ou non, et puis il y a ce qu’il veut faire, ou fait. Sommes-nous prêts à accueillir cela ? Sommes-nous prêts au moins à l’expérimenter ? Car la nouveauté dérange toujours….

C’est cette confrontation de points de vue qui constitue me semble-t-il le cœur du paragraphe suivant de notre récit, le point de vue des anciens voyants et le point de vue de ce néo-voyant. « Les voisins donc, et ceux qui l’avaient auparavant observé parce qu’il était mendiant, dirent : n’est-ce pas celui qui était assis et mendiait ? Certains disaient que c’était lui, d’autres disaient : pas du tout, mais il lui ressemble. Lui disait : c’est moi. » Ceux qui voyaient déjà sont ébranlés. Certains, les voisins, ont côtoyé cet homme. Il fait partie de leur univers. Ils sont habitués à sa présence prostrée et suppliante. Ils ont l’habitude de le voir, oui… mais l’ont-ils regardé ? Il y a ainsi des gens que l’on identifie à certains repères : les retire-t-on, nous voilà tout perdus ! Mais d’autres l’avaient vraiment regardé : c’est le verbe [théooréoo] qu’emploie Jean, observer, examiner, contempler. Ils l’avaient observé « parce qu’il était mendiant« . Voyeurisme vis-à-vis du malheur des autres ? Observation soupçonneuse parce qu’il faut toujours se méfier des gens qui mendient ? En tous cas, ils ne l’avaient pas vraiment regardé, lui. Leur attention était tout entière captée par son activité, ou son état. Mais là encore, que l’on change cette donnée, et ils ne sont plus sûrs de le reconnaître : certains oui, mais certains non.

En voilà donc un qui découvre ce que c’est de voir et ceux qui l’entourent… découvrent qu’ils se servent bien mal de la vision qu’ils avaient déjà. Elle ne leur est pas très utile, en tous cas elle ne leur permet pas d’avoir les certitudes qu’ils imaginaient. tout le monde apprend à voir dans cette histoire. Le néo-voyant, lui, assure « C’est moi ». Il sait bien que c’est encore de lui qu’on parle, il en a l’habitude, et il reconnaît les voix : ses oreilles sont toujours aussi fiables. Mais en confirmant qu’il est à présent celui qui était auparavant comme ils ont décrit, il confirme le changement et la nouveauté pour lui. Il confirme que ses rapports avec les autres sont désormais bouleversés, que son modèle économique est désormais fichu, que ses habitudes sont désormais révolues. Il vivait dans la dépendance des autres, certes. Mais il vivait.

« Ils lui dirent : comment donc tes yeux ont-ils été ouverts ? Lui répond : l’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue et m’a enduit les yeux et m’a dit : va à la Siloé et lave-toi ! Je suis donc parti et en me lavant j’ai vu. » De manière assez naturelle, pour faire le lien entre celui qu’ils ont à présent devant eux et celui qu’ils connaissaient, leurs yeux étant défaillants, ils lui demandent de raconter. C’est son récit qui va pouvoir assurer l’unité du personnage. Et c’est ce qu’il fait. Il retient deux gestes, celui fait par Jésus et celui fait par lui-même. Il a fallu les deux. Il retient aussi l’injonction. Il n’a rien demandé, et l’on remarque ici que Jésus ne lui a rien dit. Il n’y a aucune promesse. Il a obéi, pardonnez-moi, complètement à l’aveugle !! Il ne sait à aucun moment quel va être l’aboutissement du geste qu’il fait. Mais son obéissance complète débouche sur une réalité totalement inattendue.

Vient pour finir (du moins cet épisode) une question étonnante : « et ils lui disent : où est celui-là ? Il répond : je ne sais pas… » La question semble être assez naturelle : l’homme a raconté une histoire qui fait bien le lien entre ce qu’il est à présent et celui que eux connaissaient avant, et il a mis en cause un tiers. Sans doute, interroger ce tiers permettra de s’assurer qu’ils n’ont pas affaire à un imposteur se faisant passer pour un ex-aveugle-né. Mais voilà, il l’a quitté et… il ne pourrait le reconnaître qu’à la voix. Et là, bien sûr, il ne sait pas ce que Jésus est devenu. Jésus l’a introduit dans une nouvelle dimension, totalement inconnue, mais il le laisse seul. Il était dans la dépendance, le voilà maintenant à devoir apprendre la liberté ; or même Jésus le laisse.

Cette attitude est admirable. Bien sûr, elle est sans doute difficile à vivre pour l’intéressé, le changement est brutal. Il ne va plus pouvoir compter sur personne pour lui donner la pièce, alors qu’il a toujours fonctionné ainsi. Son tour d’esprit aurait sans doute reporté sur Jésus cette habitude de dépendance, il aurait sans doute spontanément voulu dépendre de lui. Mais loin d’en tirer parti, Jésus au contraire, dans une chasteté parfaite, rend impossible cette dépendance. Il ne l’a pas conduit à la vue pour en faire sa chose : il le conduit à la liberté. La nouveauté, c’est aussi qu’il mette en oeuvre tout ce qu’il faut pour vivre dans son nouvel état, et c’est seulement en le faisant qu’il pourra découvrir qu’il a cela en lui.

Mais je disais que la question était étonnante : oui, car on pourrait la traduire tout autrement. Dans la question posée, ont demande où est « celui-là« , qui traduit le pronom grec [ékéïnos]. C’est un pronom à caractère emphatique. Spontanément, par le sens aussi, on pense à Jésus. Mais on s’aperçoit dans le grec que Jean a semé d’autres indices : il a employé dans ce paragraphe le pronom [ékéïnos] deux autres fois. Et à chaque fois, il a désigné le néo-voyant lui-même ! Une autre lecture de cette fin de dialogue est donc possible et je pense qu’il faut faire les deux en même temps : les gens lui demandent où il est, lui ! Où il en est… Et il répond « je ne sais pas » : il ne sait pas, il ne sait plus où il en est. Il est perdu. Il a perdu pied dans cette nouveauté totale et subite (et subie). Il ne sais pas encore s’il va l’accepter comme quelque chose de bien, ou pas. Il me semble que si on l’amène aux Pharisiens, c’est pour chercher des repères, surtout pour lui, car les voisins et gens de son entourage précédent vont disparaître du récit. C’est son aventure qui commence, car la vie est une aventure.

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