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Après la Samaritaine, voici l’Aveugle-né. Après la source d’eau vive, la lumière : autre symbole baptismal. L’Illumination est un autre nom du baptême.
Ce n’est pourtant pas par la porte de la lumière que je voudrais aborder cet évangile : je voudrais l’aborder de biais, à travers cette thématique du péché -qui s’y trouve aussi, mais il est vrai sous un mode mineur. Et pourquoi ce choix ? Disons qu’il me semble que notre époque voit de nombreuses radicalisations, et que dans nos rangs chrétiens, l’accusation de péché revient plus fortement : on condamne, on anathématise, -tout en rajoutant toujours, suprême hypocrisie, « mais je ne juge pas ». Allons donc…. Voyons si c’est tout simplement possible ? Jésus, en tous cas, est beaucoup plus circonspect.
C’est que face à la personne de l’Aveugle-né, les disciples ont d’abord une réaction semblable à celle d’un entomologiste considérant une espèce qu’il n’a pas encore étudiée. « Rabbi, qui a péché : lui-même ou ses parents, de sorte qu’il soit né aveugle ? » Ils ne voient pas la personne, ils posent une question. Ils participent à cette mentalité qui constate un malheur et conclut à la responsabilité. Puisque le mal engendre le mal, et que Dieu ne fait pas le mal, c’est donc qu’un homme a commis le mal, appelé ici péché. La seule question, c’est qui. Et le choix a priori est plutôt restreint : lui-même ou bien ses parents. Il faut dire qu’il est aveugle depuis sa naissance, donc ce peuvent être aussi ses parents.
Les disciples ne sont pas mauvais, ils ne sont pas misanthropes. Mais ils ont accueilli cette conception sans la remettre en question. Il y a un mal : à qui la faute ? Or c’est tout simplement cela, juger. C’est rentrer dans le débat : à qui la faute ? C’est si courant, si constant dans notre manière de faire. Je m’exclame : « Qui a renversé ce verre ? » Et alors ? Qu’est-ce que cela changerait d’avoir réponse à cette question ? Ne vaudrait-il pas mieux que j’aille vite chercher quelque chose pour éponger ? Et peut-être redonner confiance à qui s’en voudrait d’une maladresse ? Ne vaut-il pas mieux se convertir au réel, accueillir le fait et chercher à remédier à ses conséquences, ouvrir des voies pour vivre encore, plutôt que se perdre dans de faux procès qui ne font rien avancer ?
Le pire, c’est que le jugement aggrave le mal : aucun secours porté à ce pauvre homme, aucun espoir même. Il est déjà en mauvaise santé, le voilà maintenant pécheur. Il est condamné pour cette vie, le voilà condamné pour l’autre.
La réponse de Jésus : ni l’un ni l’autre, mais c’est « de sorte que soient manifestées les œuvres de Dieu en lui« . Le même « de sorte que » (en grec, [ina]), aboutissant à une toute autre conséquence. Une interprétation magnifique et très ancienne, puisque saint Irénée (mort vers 200) la rapporte déjà comme venant d’un autre, fait le lien entre le geste de Jésus : cracher sur le sol, faire de la boue avec sa salive, et lui appliquer cette boue sur les yeux, et la description du modelage de l’homme au 2° chapitre de la Genèse : la terre était arrosée par un flux qui jaillissait du sol, Dieu prend de cette boue et en modèle l’homme, avant de lui insuffler le souffle vital. Ainsi Jésus révèlerait la main qui a modelé l’homme dès l’origine, la main venue parachever son ouvrage, l’homme, et lui insuffler l’Esprit de Résurrection.
C’est magnifique, et c’est une tout autre vision du mal dont l’Aveugle-né est atteint : il est l’ouvrage modelé par Dieu, il est celui dont Dieu se soucie et qu’il a choisi pour pouvoir se révéler en achevant son œuvre devant tous. Il n’y a pas de jugement ici : il y a un secours, il y a un acheminement vers la pleine santé, il y a un salut. Un salut tout à fait gratuit : l’homme quitte Jésus aveugle pour faire ce qui lui est dit, aller se laver. Résultat : il voit. Mais il ne voit pas Jésus, il ne l’a pas vu et ne le voit toujours pas. Il ne le cherche pas non plus, il mène sa vie, et Jésus n’interfère pas.
Jésus ne parle pas de péché, et dans cet évangile il n’en parlera jamais, le mot ne se trouve pas en sa bouche. Sauf une fois, tout à la fin, et c’est en s’adressant aux Pharisiens : « Si aveugles vous étiez, vous n’auriez pas de péché; maintenant pourtant vous dîtes que « nous voyons », le péché vôtre demeure« . C’est que la thème du péché, a priori chez les disciples et totalement évacué par Jésus, est ramené par eux dans le débat.
Les Pharisiens font venir l’ex-aveugle, qui raconte à qui veut l’entendre ce qui lui est arrivé. Les Pharisiens ont un problème : cette guérison a été faite le jour du sabbat, et ils estiment que la Loi veut qu’on ne fasse aucun ouvrage le sabbat. Il y a d’abord un débat parmi eux : ce que Jésus a fait est exceptionnel, mais il a contrevenu à la Loi en faisant cela un jour interdit. Ils veulent savoir s’il faut voir là une œuvre de Dieu; ils veulent savoir si cette guérison est bonne ou mauvaise. Cela peut paraître étrange : comment ne pas penser spontanément que c’est une belle œuvre ? Ah, mais c’est qu’ils ne veulent pas écouter leur sentiment spontané. Ils cherchent la lumière, mais ils se méfient de l’évidence. Surtout, ils pensent avoir déjà une lumière, ils pensent avoir des critères valables pour savoir, avec leur tête, avec leur intelligence. C’est plus sûr. Des critères. Du grec [kritein], juger.
C’est une vieille histoire, dans les quatre évangiles, le sabbat. Les Pharisiens sont persuadés que leur observance du sabbat est la norme, et Jésus leur reproche bien des fois de confondre leur interprétation, certes pieuse, du sabbat, avec la Loi qui s’impose à tous. Cela, ce genre de confusion, c’est quelque chose qui nous guette toujours…
Le critère du sabbat est à ce point fort chez eux, qu’ils sont prêts à penser que l’homme n’a jamais été aveugle de naissance. Si ça se trouve, c’est là qu’est l’erreur, et alors tout s’éclaire : le geste est nettement moins exceptionnel, et la balance penche dans le sens du geste plus banal accompli un jour interdit. C’est une mauvaise chose. Alors ils interrogent les parents, qui attestent qu’il est né aveugle et, pas fous, se dégagent vite fait du débat. On ne sait jamais.
Il faut dire à leur décharge que dans le judaïsme, et c’est encore plus vrai et plus fort dans le christianisme, celui qui s’est installé le premier dans la position du juge des bonnes actions ou de la bonne doctrine est en position de force. Le pouvoir de dire le vrai ou le bien , c’est aussi le pouvoir d’exclure. Comme on aimerait que ceux qui en sont investis soient particulièrement taciturnes. Et comme on aimerait aussi que nul ne s’arroge un pouvoir aussi exorbitant : « Il n’y a qu’un seul Législateur et Juge, celui qui peut sauver ou perdre : pour qui te prends-tu donc, toi qui juges ton prochain ? » (Jc,4,12).
Qu’importe le témoignage des parents : de toutes façons, c’était le sabbat. Quand on a un critère, qui plus est religieux, on y tient !!! « Donne gloire à Dieu, disent-ils à l’ex-aveugle, nous savons, nous, que cet homme est pécheur« . La surprise et la courageuse résistance de l’homme guéri sont belles : « Nous savons -lui aussi, il sait- que Dieu n’exauce pas les pécheurs« , or cet homme a fait ce que Dieu seul peut accorder, donc il n’est pas pécheur. C’est un beau raisonnement, et qui se tient tout-à-fait. Donc la lumière de l’intelligence, en plus de la réaction spontanée de tout un chacun, conduit aussi à admirer Jésus et s’ouvrir à sa qualité d’envoyé de Dieu. Mais voilà : l’intelligence, et même le sentiment, sont inopérants sur qui s’accroche à son interprétation du religieux. L’homme est chassé, et lui aussi taxé de péché : « Dans les péchés tu es né tout entier et tu nous enseignes, à nous !«
C’est à la suite de tout ce processus que Jésus reprend, pour la seule et unique fois, le mot de péché. « Si aveugles vous étiez, vous n’auriez pas de péché; maintenant pourtant vous dîtes que « nous voyons », le péché vôtre demeure« . Le péché que dénonce Jésus consiste à penser savoir. Il conduit à tordre toute la foi, comme notre squelette se tord dès qu’une articulation ou un muscle est affecté. Même leur idée du péché est tordue, ce que veut dire aussi la formulation de Jésus : « le péché vôtre demeure » : à la fois vous restez prisonniers du péché et le thème du péché vous est laissé sans regret, si vous vous y complaisez, personne ne peut rien pour vous.
Bienheureux ceux qui avouent ne pas savoir, ne pas comprendre, avoir besoin d’un guide : Jésus les conduira. Mais ceux qui savent déjà, c’est Jésus lui-même qu’ils jugent. Ils en viendront là, d’ailleurs, judiciairement. Et il en mourra. Le jugement tue, c’est un meurtre. Il tue l’espoir, il tue les tentatives, il tue le Verbe de Dieu dans les pensées et le cœur des hommes, cherchant à les relever. Ah ! Plutôt renoncer à tout ce nous croyons savoir, plutôt que d’en venir là ! Garde-nous, Seigneur, de jamais accuser quiconque de péché.
2 commentaires sur « Dimanche 26 mars : « Maintenant vous dîtes que nous voyons, votre péché demeure ». »