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Dans notre chemin vers Pâques, nous apprenons peu à peu à ressusciter. Saint Basile disait que vivre, c’est apprendre à ressusciter : et c’est bien ce que tous les ans nous réapprenons. En tous cas, c’est sur ces rails que nous remet ce temps pascal, avant et après la fête.
Il y a deux semaines, saint Jean nous invitait à revivre par les rencontres ; la semaine passée nous étions pressés d’abandonner les jugements -qui tuent-. Avec l’évangile de ce dimanche, celui de la résurrection de Lazare, il me semble que nous sommes atteints dans ce qui est mort en nous. Jésus nous crie comme à Lazare : [Ladzare, deouro exô], « Lazare, ici sors !« .
Lazare est mort. Ami de Jésus ou pas, il est mort. Jésus ne l’a pas empêché, il est même resté à ce qu’il faisait alors qu’on lui disait que ça n’allait pas très fort. Hélas, pourquoi lire une histoire pareille ? Rien que d’atrocement banal : des morts, nous en entendons parler souvent, et personne n’arrête ça. C’est même un défi pour la foi : il paraît, on nous l’a bien dit, que Jésus a vaincu la mort. La belle affaire : les gens meurent toujours !
C’est même très curieux : quand ses deux sœurs envoient dire à Jésus que Lazare est malade, Jésus réagit en affirmant que cette maladie n’est pas « vers la mort« . Jean écrit [pros thanaton], en employant la même particule qu’au prologue de son évangile à propos du Verbe qui se fait chair : au commencement, celui-ci est [pros ton théon], « vers Dieu« , « auprès de Dieu ». [pros] a une valeur dynamique, elle indique un mouvement : ainsi, la maladie de Lazare ne l’entraîne pas « vers la mort« . Et pourtant il meurt…
Il va se retrouver dans un sépulcre, dont Jean nous précise (il est toujours très précis quand il veut attirer notre attention) : « C’était une caverne ([spèlaion], qui donne spéléologie : nous voilà dans un vaste domaine sombre à explorer !) et une pierre était posée dessus« . Lazare est sans vie, sans motricité, sans émotion, sans puissance quelconque. Il est dans un gouffre profond et incapable d’en sortir car une lourde pierre empêche toute rencontre physique, empêche l’entrée de la lumière comme la sortie du mort.
Là, il me semble que cela nous rejoint. Nous connaissons nous aussi de ces aspects de nos vies où nous sommes morts :
« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;[…] »(Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, « Spleen »)
Il y a des lieux de notre vie, des points de notre existence, des aspects de nos relations, où nous somme paralysés, incapables de quoi que ce soit, enfermés, impuissants. Peut-être même nous ne ressentons plus rien ? Une sorte de vide sidéral, un gouffre. Lieu de tristesse pourtant, de noirceur. Nous souhaiterions n’avoir jamais connu cela, nous souhaiterions ne pas éprouver cette sorte de trou noir qui parfois aspire tout au tréfonds de notre âme. La vie, parfois, a planté en nous la mort, son gouffre et son couvercle.
Que faire ? Comment s’en sortir ?
D’autres voudraient nous aider. Nous voudrions aider d’autres. Mais rien à faire. « Seigneur, si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort« . Que faire ? Jésus n’a qu’un commandement pour ceux qui sont autour : « Enlevez la pierre ! » Rien que ça ? Mais c’est énorme !!! Il faut d’abord vaincre nos réticences, comme celles de la propre sœur de Lazare : « Seigneur, déjà il sent, car il est de quatre jours« . La pierre, c’est celle que nous avons mise : notre peur de rencontrer ce lieu mort ? Notre peur d’entendre encore cette personne, quoiqu’aimée, déverser encore son malheur ? La puanteur pénétrante de ce qui la ronge ? « Ça va aller » dit-on, pour faire taire ces choses difficiles à écouter, « ça va aller », autrement dit tais-toi, pense à autre chose. Peut-être qu’enlever la pierre, c’est écouter, c’est oser la rencontre, c’est se rendre disponible et tout aussi impuissant que le mort. Enlever la pierre : il n’ y a que les autres qui peuvent faire cela, on ne peut pas ressusciter tout seul et Jésus ne ressuscite pas Lazare sans ceux qui sont autour.
Mais il ne s’arrête pas là. « Lazare, ici sors !« . Un nom, d’abord. Au tréfonds de notre néant, se laisser appeler par son nom : « au vainqueur […] je donnerai un caillou blanc, un caillou portant gravé un nom nouveau que nul ne connaît, hormis celui qui le reçoit » (Apoc. 2,17). Donner le nom, c’est accueillir dans son univers : c’est ce que fait le premier homme, dès lors que le Créateur lui présente des êtres créés. Ainsi, se laisser accueillir tel que je suis, avec les blessures et les blocages de mon histoire, dans l’univers des autres, et avant tout de Jésus « Je t’ai appelé par ton nom« .
Un nom, et puis un ordre « Ici« ! Mais non, ce n’est pas comme un chien : c’est la puissance de la vie qui appelle auprès d’elle. Cette fois Jésus n’envoie pas, il appelle, et il appelle pour venir à lui. C’est lui le terme du mouvement commandé, rien de moins. C’est l’ouverture d’une vraie Espérance, celle dont le terme est « rien moins que Dieu lui-même« , comme écrit saint Thomas d’Aquin.
D’abord mon nom, car je suis connu et aimé et choisi ; ensuite un terme, une destinée, une fin trop grands : et pourtant miens ; enfin « sors » : pas d’histoire, pas d’atermoiement, choisis ! décide ! ose! Ne reste pas dans ce gouffre, toi sors ! Mais comment ? Ce n’est pas la question : sors ! « Le mort sort, les pieds et les mains liés par des bandes, et le visage lié tout autour par un tissu » : comment a-t-il fait pour sortir ? Ce n’est pas la question. Il est sorti. Dans la mesure de la liberté qui était la sienne, il s’est extrait, il s’est extasié, il a obéi du fond de son être. C’est mystérieux cela : il reste toujours au fond de moi, même dans ce qui est mort en moi, une marge de liberté dont je peux me servir pour écouter et répondre, pour sortir.
Les autres ont à nouveau un rôle, quand le mort est sorti : « déliez-le, et laissez-le aller« . Il faut l’absoudre, il faut le délier, il faut lui ôter les liens qui l’empêchent encore de vivre et d’aller. Et puis il faut encore le laisser aller, le mettre en liberté, consentir à son nouvel être. il n’est plus ce qu’il était, puissions-nous nous ouvrir à sa nouveauté, à ce qu’il apporte désormais de neuf, d’unique. Il a vécu ce que nous ignorons, un mystère abyssal : il faut du neuf en nous pour l’accueillir, et c’est à ce compte que nous participerons vraiment à son retour à la vie, à la société des hommes.
Sors !
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