Etat de faiblesse : dimanche 29 mars.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Suite à la guérison de l’aveugle-né, que nous avons lue la semaine dernière, Jean place un autre discours de Jésus, sur le bon berger, qui divise ses auditeurs. Et puis il y a un saut dans le temps : on était à la Fête des Tentes (appelée aussi Pentecôte par ceux de langue grecque), et nous voilà soudain à la Fête de la Dédicace (Jn.10,22) : c’est la fête de Hanoukka, ou fête des Lumières, qui commémore la résistance des Maccabées à l’hellénisation décrétée par une puissance occupante. C’est en hiver. Il est pris à parti par ceux que Jean appelle « Les Juifs », c’est-à-dire les responsables religieux : la prise à parti tourne au vinaigre, et c’est une nouvelle tentative de lapidation d’abord, puis d’arrestation.

     Cette dernière mention montre un changement de dimension dans le conflit : il ne s’agit plus d’une réaction spontanée de quelques uns, mais bien d’une réaction plus lourde, plus institutionnelle : un procès, public, en bonne et due forme, aboutissant à une condamnation publique. Le succès de Jésus auprès du public va croissant, et il faut maintenant non seulement le « contrer », mais plus encore détourner le public de le suivre, faire preuve publiquement d’autorité pour affirmer haut et fort qu’il est déviant et que le suivre n’est pas possible pour qui veut être dans le « droit chemin ».

     De son côté, face à une telle menace, Jésus fuit. « Il s’en va de nouveau au-delà du Jourdain » (Jn.10,40), là où Jean baptisait. Et Jean note d’ailleurs à cet endroit que l’enthousiasme pour Jésus non seulement ne se dément pas mais évolue et change de nature : ce n’est plus seulement pour des signes, mais à cause de la puissance de la parole et à cause de la concordance avec les annonces de Jean qu’ils le suivent. C’est donc dans ce contexte et dans ces lieux forts éloignés que se place notre récit d’aujourd’hui.

     Ce récit, à la mode de Jean, est également très long. J’y vois plusieurs étapes : 1) L’énoncé de la situation de Lazare, 2) La réaction pratique de Jésus, rester sur place deux jours, puis se rendre sur place malgré le danger, 3) La rencontre avec Marthe 4) La rencontre avec Marie, 5) Le déplacement au tombeau, 6) Les réactions. Il y a trois ans, j’avais commenté ce texte de manière un peu générale (Dimanche 2 avril : sortir.). Je ne vais m’occuper cette fois-ci que du 1).

Mon modeste commentaire :

     « Or il y avait quelqu’un de malade : Lazare de Béthanie, du village de Marie et de Marthe sa sœur. » La manière de commencer est toujours lourde de sens : lorsqu’on écrit, on donne tout de suite une orientation à son texte. Et quand on sait écrire, on met tout de suite dans les mots choisis le contenu de tout ce qu’on voudrait dire. Or Jean commence avec ces mots surprenants :  « Or il y avait quelqu’un de malade« . C’est presque le début d’un conte : il était une fois une personne malade. Le fait que quelqu’un soit malade, la maladie vécue par quelqu’un : voilà le sujet même que Jean aborde dans le récit qui s’ouvre. On ne peut pas faire plus actuel : nous voilà tous confrontés en ce moment à la maladie : soit qu’elle nous frappe, soit qu’elle frappe un ou une de nos proches, soit qu’elle conditionne des changements immenses dans nos modes de vie. Et pratiquement toutes les informations qui nous sont données tournent en ce moment autour de la maladie. Alors ce texte nous frappe au cœur, il envisage directement cette situation.

     Le mot [asthénès] désigne d’abord quelqu’un qui est sans force : faible de corps, faible d’esprit, sans fortune, sans pouvoir, sans valeur. La traduction « malade » que j’ai adoptée par commodité n’est pas tout-à-fait juste, le mot est plus englobant. Il s’agit de tout état de faiblesse par lequel on n’est plus habité par la vigueur, par ce qui fait notre place dans la société, qui fait qu’on peut même faire sa place dans la société. Une personne en coma artificiel ou en réanimation ressortit évidemment à cette catégorie, mais on voit que tous, à un titre ou un autre en ce moment, pouvons entrer dans cette catégorie : les dispositions prises à grande échelle nous ont tous réduits à être « sans force« , à ne plus rien pouvoir; confinés chez nous, nous ne pouvons plus aider que de loin, et ce n’est pas facile à vivre. Je ne dis pas cela pour nous conduire à une lecture de ce texte repliée chacun sur soi, mais plutôt pour inviter à une solidarité, à une « sympathie » (de [sun] +[pathè], souffrir ou subir avec)  : par ce que je vis, par ma faiblesse, que je ressens, je suis proche de ceux qui sont sans force, que je voudrais aider. Je peux lire ce texte en cherchant à rejoindre de l’intérieur, par le sentiment, cet [asthénès].

     On trouvera peut-être que j’ai une lecture un peu trop large, un peu « facilitante » pour englober. Je fais juste deux remarques supplémentaires. La première : le grec a un mot plus précis pour « malade« , qui est [nosos]. Ce n’est pas celui employé par Jean. La deuxième : c’est en fait la forme adverbiale que Jean donne à l’adjectif. Si je traduis vraiment mot-à-mot, j’obtiens : « Or quelqu’un était faiblement« , ou –étrange début de conte !– « Il était quelqu’un faiblement« . Ce qui intéresse Jean, c’est bien l’atténuation de vie, de vigueur, de force. Cela, nous le vivons tous un peu en ce moment.

     Et tout de suite, ce malade a un nom : c’est « Lazare de Béthanie, du village de Marie et de Marthe sa sœur. » La première chose qui compte, dans la relation à celui qui est en état de faiblesse, chez qui la vie s’atténue, c’est qu’il ait un nom. Donner un nom, c’est accueillir dans son univers. Je déteste ce tour d’expression actuel où l’on remplace la »foule des inconnus » par la « foule des anonymes » : dire un « inconnu », c’est avouer une ignorance, à laquelle il peut être porté remède. Mais dire un « anonyme », c’est isoler définitivement quelqu’un, lui dénier d’avoir un nom, et c’est insupportable. Ici, même faible, même avec sa vie qui se réduit, Lazare a un nom, il est connu pour lui-même, il a son être et sa personne inscrits dans le cœur et la vie de quelqu’un.

     Et non seulement cela, mais il a une origine, il a une communauté, il a des proches, des connaissances. Chacun de nous est connu dans un réseau de relations, immédiatement et médiatement : je veux dire par l’effet d’une relation directe, mais aussi par le biais de relations indirectes. Ici, Lazare est connu comme Lazare, directement, mais il est aussi connu comme membre d’un village, et même plus précisément par le fait qu’il est lui-même connu de Marie de Béthanie. Cette dernière est au cœur d’un réseau relationnel : par Marie, on connaît d’une part Lazare, qui est du même village, d’autre part Marthe, qui est la sœur de Marie. Ce n’est pas anodin de noter tout cela : une personne en état de faiblesse ne peut pas être soutenue par le biais d’une seule relation. Elle vit d’un ensemble. Chercher à l’aider, c’est replacer cette personne dans le nœud de relations qui la soutient. Chercher à l’aider, c’est donner vie ou réactiver  cet ensemble qui la soutient. On n’aide jamais quelqu’un tout seul. On ne l’aime pas tout seul : il y a d’autres qui l’aiment aussi, peut-être mieux, peut-être plus. Cette humilité du regard et du cœur est capitale.

     Jean suit du reste cette piste, il nous parle maintenant de cette Marie de Béthanie : « Or Marie était celle qui oint le seigneur de parfum et qui essuie ses pieds de ses cheveux : d’elle le frère Lazare était affaibli. » Cette mention de Marie de Béthanie est faite par Jean à cause de son lien particulier avec Jésus. Il n’en a pourtant parlé nulle part avant cet épisode. Et, chose très curieuse, il ne raconte l’épisode du parfum, des pieds et des cheveux qu’au chapitre suivant !!! On devine que Jean suppose qu’on a lu d’autres écrits que le sien… Mais il fait aussi d’elle une attitude, elle est la « qui oint » et la « qui essuie », elle est caractérisée par un type de relation à Jésus, fait d’une extraordinaire proximité physique, une relation consentie (c’est très engageant, j’imagine, de se laisser essuyer les pieds avec des cheveux : qui laisserait faire cela en public ? Et pourtant…). Et c’est par là que nous apprenons que Lazare est son frère. Quel détour ! Au premier abord, Jean nous dit qu’il est de son village. Et voilà que nous apprenons qu’il est son frère ! Mais cela sans doute décrit l’itinéraire d’une relation : Lazare est aimé pour lui-même, il a un nom et un visage. Mais il est sans doute plus aimé encore par Marie de Béthanie : il est pour Jésus le frère de celle qui lui est si proche, de manière si unique. Il est de la chair de celle qui l’a touché. Il est aimé de Jésus parce qu’il est aimé de Marie de Béthanie, et on devine sans peine que, par ce biais, c’est plus fort. Comme quoi, passer par d’autres pour rejoindre quelqu’un peut s’avérer plus fort.

     « Les sœurs lui envoient donc dire : seigneur, vois, celui que tu aimes est affaibli. » C’est la phrase qui constitue vraiment le début de l’histoire. Tout ce qui a précédé nous permet de la comprendre, de la ressentir, d’en saisir l’impact chez celui qui l’entend. Elles se mettent à deux, elles savent qui elles sont pour celui à qui elles s’adressent. Elles savent l’écho qu’une parole de leur part recevra chez lui. Elles savent qu’il connait leur frère, elles savent qu’il l’aime, elles savent qu’il aime plus encore qui elles aiment. Et elles lui font dire (elles passent par des intermédiaires, elles choisissent la relation médiate) : « seigneur, vois, qui tu aimes est en état de faiblesse« . C’est une prière. Une magnifique prière, qui fait modèle. Elle est brève. Elle décrit. Elle ne dicte rien. Elle n’invoque aucun privilège ni droit. Elle vaut pour tous. Par elle, celles qui envoient le message se font solidaires de l’affaibli : elles non plus ne peuvent rien. C’est une faiblesse qui se reconnaît, qui s’associe consciemment à une autre faiblesse, pour resserrer les liens. C’est son arrière-plan qui compte avant tout : la certitude d’être aimé, la certitude que celui dont on parle est aimé, la certitude que celui à qui on parle aime à son tour. Voilà le contexte revigorant, le « nid » où celui qui est en état de faiblesse peut reprendre vigueur et vie. Car s’il n’est pas question de « malade » au sens strict, le sens est néanmoins très clair : Lazare s’éteint. Comme une flamme qui décroit progressivement mais nettement quand la bougie arrive au bout.

     Il me semble que ce cri du cœur peut nous habiter tous, quel que soit notre rapport à l’univers de ce qui est couramment étiqueté « prière » (car il y a beaucoup de bêtise et de méprise autour de cela). Nous avons tous, et spécialement en ce moment, des cris dans le cœur. Ce sont autant de faiblesses. Mais elles nous rapprochent extraordinairement les uns des autres, elles fondent une communion réelle, sans frontière : justement parce que les barrières sont tombées, parce que la situation vient à bout de nos résistances. Laisser ce cri s’exprimer, même de manière muette, mais former ce cri, le ramener par un travail intérieur à sa simplicité native, primale. Le ramener aux relations d’amour et à une commune impuissance. Je suis marqué en ce moment par la fausse piste si communément suivie, et qui consiste à faire de nos soignants des héros : non, ce ne sont pas des héros, ce ne sont pas des surhommes ou des surfemmes (??), ce sont des personnes elles aussi pétries de faiblesses et qui ont le droit de craquer, de défaillir. Les soutenir, ce n’est pas (ce n’est jamais) les mettre sur un piédestal et les statufier, les déifier. C’est les aimer, les comprendre, joindre nos faiblesses aux leurs et accepter les unes et les autres ensemble, dans une même offrande et un même cri intérieur.

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CARAVAGE, Marthe et Marie, (1598) Huile sur toile (100 x 135,4) Institute of Arts, Detroit.               La force et la  faiblesse en débat : mais c’est la faiblesse qui est face au miroir, noir : face au mystère de l’autre, abyssal, et qui me renvoie une image de moi-même. Un peu nous devant nos écrans ?

     « Or entendant, Jésus dit : cet affaiblissement même n’est pas orienté vers la mort mais au contraire en vue de la gloire du dieu, afin que soit glorifié le fils du dieu par cela. » La réaction du destinataire du message est déclarative. Il s’agit d’une interprétation de la situation, de ce fameux état de faiblesse. Il ne nie pas cet état, il ne rassure pas à peu de frais (« ça va aller », « ça ira mieux »…). Il regarde plus loin. Il oppose un [pros thanatone] à un [hupér doxès] : [pros] est une préposition qui indique l’orientation dynamique (j’ai traduit par « orienté vers« ), [hupér] une préposition qui évoque le par-delà, le dessus (j’ai traduit « en vue de« ). Noter cela est très important : si c’était la même préposition qui était employée, il y aurait une opposition terme à terme, cela voudrait dire : non, il ne va pas en mourir, mais au contraire… Or ce n’est pas cela que le texte de Jean dit, il dit plutôt que la mort n’est pas l’orientation finale de cette état de faiblesse, de cet amoindrissement,  mais qu’il y a un au-delà de cela, qu’on peut voir plus loin.

      Mais qu’est-ce donc que cette [doxa] alors, ce qui est visé par-delà ? Il s’agit en grec classique de l’opinion, de la croyance commune, de la réputation et, par-delà (!), plus abstraitement, de la gloire ou de l’honneur. Mais comme souvent chez Jean, cela se mêle au substrat hébraïque : le [kabôd] hébreu vient d’une racine qui désigne d’abord le « poids« , c’est-à-dire cet aspect intrinsèque à un être par lequel il met ou se met  en mouvement, cette faculté plus ou moins grande à entraîner de l’intérieur. Chez les Prophètes, la « gloire de Dieu » est cette faculté qu’il a à entraîner le monde dans son sens par le fait des évènements, des pensées de chacun, des choix des uns et des autres : c’est de l’intérieur même du monde que celui-ci va finalement dans le sens que voudrait son Créateur. Il ne s’agit pas d’une sorte d’optimisme béat, mais plutôt d’une sorte de constat : il y a bien des interactions, mais finalement, ce qui en sort, ce à quoi on aboutit, c’est à quelque chose de conforme avec ce que nous, les Prophètes (rassure-toi, lecteur, je n’en fais pas partie, ce n’est qu’un artifice d’écriture !!!), avons dit et dévoilé de l’intention divine. Ainsi donc, si je reviens à la phrase initiale, le sens serait : certes il y a la mort, mais elle-même n’est pas l’aboutissement, elle fait partie d’un ensemble plus vaste, révélateur du plan divin. Peut-être Jésus (sous la plume de Jean) anticipe-t-il sa propre mort : elle révèlera jusqu’où va l’amour et dans quel nouveauté le Créateur et Père fait entrer par elle ?

     « Or Jésus aimait Marthe et sa sœur et Lazare. » Cette déclaration peut surprendre, mais on sent que Jean a besoin d’assurer ce fait chez son lecteur. Peut-être d’abord parce que la réponse qu’il a mise dans la bouche de Jésus est… disons un peu abstraite, un peu générale. On dirait aujourd’hui : « ça plane un peu ». En tous cas, la réponse fait un contraste énorme avec la simplicité et l’humanité du message des deux sœurs. Alors il s’agit pour Jean de remettre l’amour au cœur de la relation. Mais ensuite, on remarque que Marie de Béthanie, que l’on a vue au cœur de la relation aimante de Jésus avec tout ce groupe, n’est pas nommée ! Je me demande si ce n’est pas pour montrer que, du fait de cette Marie, Marthe et Lazare prennent visage. Autrement dit, et pour en revenir à ce dont il était question plus haut, comment à travers la médiation d’une personne aimée, une vraie relation s’instaure avec d’autres. Et c’est fait. Jésus aimait surtout Marie, mais maintenant il aime tout autant et par elle Lazare et Marthe. Le cri de Marie, l’aveu et l’offrande de sa faiblesse, a établi ce réseau de relations d’amour qui soutient dans l’existence et dans la faiblesse. Ainsi donc, à notre tour, mettons des mots sur notre faiblesse actuelle, faisons le chemin intérieur pour que notre cri soit celui de notre amour autant que de notre faiblesse, et soutenons tous ceux qui nous entourent.

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