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Nous voilà toujours avec Marc, mais -Carême oblige- bien plus loin dans son récit. Le texte d’aujourd’hui peut être trouvé dans une cinquième partie de l’évangile selon s.Marc, après une quatrième partie où Jésus enseigne et guérit, et avant une sixième où Jésus se trouve à Jérusalem (précédant immédiatement sa Passion). Dans cette cinquième partie, Jésus s’efforce d’instruire plus profondément ses disciples et notamment de les préparer à sa Passion, de les mettre eux-mêmes en lien avec elle. Pour mener à bien cette instruction des disciples, il commence par un temps de manifestation de soi à eux où il expose comment et à quelles conditions le suivre, exposé qui est encadré d’une part par la révélation qu’il est bien le Messie, d’autre part par l’épisode d’aujourd’hui, autre révélation.
Les « Et » rythment l’épisode d’aujourd’hui, comme si l’écrivain avait trop à dire. « Et après six jours« , non pas le sixième jour, qui rappelle celui de la création des vivants, bêtes et hommes, ainsi que de leur bénédiction, mais bien après, donc un jour qui rappelle celui postérieur du « repos », celui d’une nouvelle action de Dieu ultérieure à la création, « et après six jours Jésus se charge de Pierre et de Jacques et de Jean… » : le verbe qui désigne l’action de Jésus, [paralambanô], signifie d’abord prendre avec soi au sens où l’on prend femme, où l’on prend compagne ou auxiliaire. Il a aussi le sens de recevoir, d’accueillir, de donner l’hospitalité, mais aussi recevoir de quelqu’un une chose ou une idée, d’où le sens d’apprendre; enfin ce peut être prendre sur soi, prendre en charge, et même s’emparer de. La proximité est déjà de mise, dans le style de vie du Rabbi Jésus avec ses disciples, mais il y a ici comme une surenchère, comme une étape supplémentaire. Ces trois-là sont associés à un enseignement plus profond : ils ont été déjà choisis pour entrer avec Jésus chez Jaïre, le chef de synagogue à la fille duquel il a rendu la vie, et ils seront encore choisis pour venir à part sur une autre colline, à Géthsémani.
Cette fois-ci que se passe-t-il ? « …et il les porte-en-haut dans une montagne élevée en particulier seuls. » La montagne apparaît ici, elle réapparaîtra en fin de récit comme ce dont on sort. C’est d’ailleurs fort étonnant, car la montagne est présentée ici comme un lieu comparable à la mer : on y entre, on en sort. C’est un véritable espace, ce que confirmeront ceux qui la fréquentent. Aller en montagne (et celle-ci est élevée), ce n’est pas une expérience superficielle : c’est respirer autrement, c’est envisager la vie autrement, c’est compter avec d’autres repères (le dénivelé et le temps, et non plus la distance), c’est faire aussi une expérience visuelle incomparable (pour autant qu’il fasse beau) ou se trouver dans un milieu très dangereux (pour autant qu’il fasse mauvais ou nuit). C’est dans ce milieu autre que Jésus « entraîne » ses trois disciples. Le verbe employé, [anaférô], signifie à la base porter, avec un mouvement du bas vers le haut : c’est faire monter, c’est transporter, c’est amener en haut, c’est relever, se remettre, c’est prendre sur soi (encore !) et même offrir en sacrifice. On voit qu’ « entraîner » est malheureux : le mot évoquerait l’idée d’une exhortation, d’une motivation pour que les trois agissent, l’idée de « prendre par la main ». Mais non, c’est bien Jésus qui fait tout ici, qui « soulève et porte », peut-être pas au plan physique mais certainement au plan moral.
Il y a comme un saut qualitatif dans l’expérience qu’il va faire faire à ces trois : parfois on tient par la main l’enfant qui apprend à marcher et on avance à son pas, parfois on le prend dans ses bras pour franchir un obstacle hors de ses capacités. C’est ce qui se passe ici, les trois sont entraînés dans une expérience dont ils sont incapables laissés à leurs propres moyens, une expérience au-delà de la création, une expérience dans un espace autre. Il les prend « en privé« , c’est-à-dire qu’il les fait entrer dans une intimité nouvelle avec lui, et il les prend [monous], « seuls« , pour une expérience dont l’issue sera qu’ils le verront [monon], « seul« . Ils sont pris dans ce qu’ils ont d’unique, pour être ouverts à ce qu’il a d’unique. C’est sans doute la seule manière de supporter que son itinéraire soit unique, …et qu’il faille un jour le laisser « seul » dans sa Passion. Je dis « unique » parce que la solitude dont il est question ici n’a rien à voir avec l’isolement, et la meilleure preuve en est qu’ils sont seuls au pluriel ! Il me semble donc qu’avec ce texte, Jésus apprend à ses disciples à quel point il est unique, et leur apprend du même coup, à eux, à nous aussi peut-être, à être uniques : expérience dérangeante parce qu’elle fait quitter les repères des ressemblances de groupe, mais expérience qui rend fort et qui enseigne à donner ce que nous avons d’unique et d’irremplaçable.
Et quelle est cette fameuse expérience ? On peut se douter, après tout ce que nous venons de voir, qu’elle ne sera pas facile à partager ni même formuler ! « Et il fut métamorphosé en avant d’eux,… » Le verbe est bien à la voix passive, Jésus subit cette action, c’est un autre qui l’accomplit. Et les trois en sont témoins comme d’un fait accompli, ils ne sont pas témoins d’un processus qui s’accomplit progressivement en leur présence. Il s’agit du passage d’une forme à une autre, de la prise de la forme d’après. Forme ? Il ne s’agit pas de l’apparence revêtue, que le grec nomme [skhèma] (et qui donne notre « schéma »), il s’agit de ce qui donne réalité, consistance, organisation à un être : il en reste, dans notre langue, l’expression « être en forme », qui dit bien être pleinement soi-même, être en pleine possession de soi. Jésus passe en son être plénier, il donne de l’expérimenter en son être même, ultime. Et il est « métamorphosé [emprosthén aoutôn], en avant d’eux« . [emprosthén] peut obéir à l’idée de temps ou de lieu. Suivi du génitif, comme c’est le cas ici, la préposition signifie en avant de quelque chose ou de préférence à quelque chose, ou encore avant quelque chose ou quelqu’un. Cette observation peut nous aider à nous détacher un peu des représentations, nombreuses, qui s’imposent à notre imaginaire. Jésus n’est pas face aux trois : il est en avant d’eux. Peut-être marche-t-il en premier et les trois le voient-ils de dos. Peut-être encore est-il au milieu d’eux, et cela lui arrive-t-il de préférence à eux, à lui plutôt qu’à eux. Peut-être encore, avec eux, cela arrive-t-il à Jésus avant eux, avant que cela ne leur arrive aussi. Il me semble que tout fait deviner que l’évènement est transformant aussi pour celui qui en est témoin. Percevoir comment quelqu’un est unique enseigne à être unique, à se connaître et s’accepter comme tel.
Je ne cesse d’écrire « cela arrive », mais qu’arrive-t-il ? Encore une fois, la description ne peut qu’être difficile, voire impossible. Mais Marc emploie quatre fois le verbe [éguénéto], « il advint » : ce sont d’abord les vêtements de Jésus, qui se mettent à briller de manière extrêmement éclatante, « aucun foulon sur la terre n’est capable de faire briller ainsi » précise Marc. Le métier du foulon, c’est de frapper, malaxer et teindre la matière textile de manière à l’affiner, la feutrer, l’imperméabiliser ou la finir. Pourquoi Marc se donne-t-il la peine de joindre ce mauvais slogan pour lessive ? Je crois que c’est le « sur la terre » que retient Marc. Le vêtement, c’est la dignité : la dignité qui est ici manifestée est de celles dont on n’a pas idée sur terre. Il y a une dignité en Jésus, et il se manifestera ensuite une dignité en chacun, dont aucun d’entre nous n’a idée. Quelle est la mesure de ta dignité ? De ma dignité ?
C’est ensuite un évènement qui fait peur, à Pierre du moins : « car il ne savait que répondre, car il advint qu’ils avaient peur« . Peur de quoi ? « Et leur furent montrés Elie avec Moïse et ils étaient en train de parler-ensemble à Jésus. » Le verbe principal est toujours passif : les trois voient quelque chose, non à cause de la capacité de leurs yeux, mais parce qu’un autre agit de manière à leur dévoiler un spectacle. Et ce spectacle leur fait peur : dans la tradition judaïque, Elie et Moïse sont les plus grands prophètes, ce sont des [shaliah], des ministres plénipotentiaires à qui il a été donné d’agir au nom de Yahvé, au point d’engager celui-ci inconditionnellement. En voir un, voir les deux, et les voir converser avec Jésus comme d’égal à égal : il y a de quoi être troublés ! Ils croyaient être quatre, eux trois et Jésus au milieu d’eux (ou peut-être un peu en avant), et voilà qu’ils sont en fait six, dont trois qui dépassent largement les trois autres. Et qui mènent entre eux une conversation en présence de laquelle ils se sentent soudain plus qu’intimidés. Pierre essaye bien de dire quelque chose, de « proposer un choix » (littéralement), mais c’est manifestement pour se donner une contenance. Le dévoilement du dialogue intérieur de Jésus, la manifestation des interlocuteurs profonds de notre être, peut faire peur mais est essentielle à ce que nous avons d’unique. A qui parles-tu ? Quelles sont tes questions ?
Le troisième évènement : « et advint une nuée les recouvrant« . Il y a une lumière éclatante, étincelante, mais il y a aussi une obscurité, un mystère profond et recouvrant, une ombre qui s’étend depuis quelqu’un par dessus ceux ou celles qui l’entourent, les enveloppe à leur tour. De quel mystère est-ce que tu m’enveloppes ? De quel inconnu est-ce que je t’enveloppe ?
Le quatrième événement : « et advint une voix sortant de la nuée : celui-ci, c’est le fils-de-moi le bien-aimé, écoutez-le ». De cette épaisseur inconnue qui enveloppe Jésus et, à partir de lui, ceux qui l’entourent, advient une [fônè], une voix, un droit de parler, un cri, un chant, un son, un langage propre. Comme ce cri, cette voix, ce langage de Dieu qui fait être les choses, qui les convoque à l’existence. Du mystère de notre être propre surgit un chant unique qui fait être ceux qui nous entourent, non pas absolument, mais selon un mode unique, une voix qui lance les autres dans la vie comme la voix du père a lancé Jésus à son baptême : les mots sont les mêmes, rigoureusement. Sauf la fin : le triplement de déclaration d’amour « celui que j’approuve« , devient une injonction : »écoutez-le« . Peut-être parce que celui qui nous a créé de rien, par son seul cri, par son seul chant, par la seule puissance de sa parole, veut aussi que nous continuions à accéder à l’être, que nous continuions à être créés, mais par les autres, par ceux qui nous entourent. Ecouter l’autre, c’est peut-être bien, en profondeur, se laisser créer à travers lui, en recevant le chant de son mystère. Magnifique expérience transformante : oui Jésus passe là le premier, mais non point le seul, et ce que nous expérimentons grâce à lui est ce que nous pouvons vivre à notre tour, et faire vivre à d’autres. Plus que jamais, devenir unique, ce n’est pas s’isoler mais au contraire jouer tout notre rôle dans le concert de la création.
2 commentaires sur « Dimanche 25 février : accepter d’être unique. »