Dimanche 4 mars : faisons place nette.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

     Nous quittons durablement l’évangile de Marc pour celui de Jean : c’est un double effet du cycle liturgique de Pâques et de la brièveté de l’évangile de Marc. C’est donc un autre univers dans lequel nous allons entrer, même si nous n’y aurons que peu de lecture suivie. Le passage qui nous est proposé aujourd’hui se trouve dans la première grande partie de l’évangile de Jean (« livre des signes ») : après un prologue destiné à rester dans la mémoire de lecteur, suivi d’une première journée de Jésus où l’on passe du Baptiste à Jésus et ses premiers disciples pour aboutir aux noces de Cana, nous voilà à notre récit, dans de nouvelles circonstances. La fin du passage qui nous est donné cette fois, à partir de « Pendant qu’il était à Jérusalem… », appartient en fait au récit suivant, l’entrevue avec Nicodème. Aussi ne m’en occuperai-je pas.

    « Et proche était la Pâque des Juifs, et (le) Jésus monta dans Jérusalem. » La Pâque, et les fêtes religieuses en général, rythment le témoignage de Jean : là où les autres témoignages sont souvent construits géographiquement comme une lente et unique montée vers Jérusalem, lieu du mystère pascal, Jean nous montre Jésus montant à Jérusalem puis en repartant tout au long de son ministère. Il mène la vie de beaucoup de juifs pieux de cette époque. Mais c’est ici la première fois que Jean mentionne cette montée -montée qui a un double sens, hiérarchique (comme on « monte à la capitale ») et géographique (Jérusalem est située à environ 745 m d’altitude)-, et elle prend du coup une portée symbolique forte, exemplaire du rapport entretenu par Jésus avec le Temple.

     « Et il trouve dans le temple les vendeurs de bœufs et de petit bétail et de colombes et les changeurs de monnaie siégeant, et faisant un fouet à partir de joncs il [les] expulse tous  hors du temple ainsi que le petit bétail et les bœufs, et des banquiers il éparpille la monnaie et renverse les comptoirs, et à ceux qui vendent les colombes il dit : ‘enlevez ces choses d’ici (ou : à partir de maintenant) ! Ne rendez pas la maison de mon père une maison de commerce. » Voilà un geste fort, spectaculaire, que Jean rend plus dramatique encore du fait de la fabrication par Jésus d’un instrument adéquat, un « fouet » fait à partir de [skhoïnos] : ce sont à la base des joncs ou des objets fabriqués en jonc, et notamment des palissades de jardin, des berceaux, des corbeilles, des nattes ou des cordes. Des palissades de jardin… Y a-t-il un lien avec les premiers parents chassés du jardin, comme le suggère El Greco dans sa représentation de la scène, par le biais d’un petit médaillon en haut à gauche ? Jésus est là au milieu, il chasse ceux qui sont à sa droite, pendant que deux groupes l’observent à sa gauche : en bas, le groupe admiratif de ses disciples, en haut le groupe dubitatif des opposants. Tout-à-fait notre scène. Ces deux groupes ont perçu l’un et l’autre qu’il s’agit d’un geste « prophétique », d’une action qui est en fait une parole, une proclamation; et c’est d’ailleurs par rapport à l’autorité de cette parole qu’ils s’opposent. Voyons donc cela de plus près.

El_Greco_-_The_Purification_of_the_Temple_-_WGA10541
Domínikos Theotokópoulos, dit EL GRECO, La purification du Temple (v.1600), huile sur toile 106 x 130, National Gallery, Londres

     Que trouve Jésus ? « les vendeurs de bœufs et de petit bétail et de colombes et les changeurs de monnaie siégeant ». Le temple est un lieu central dans la vie politique et religieuse du peuple Juif (les deux dimensions ne sont pas vraiment distinctes), les croyants y viennent, notamment pour offrir des sacrifices. Or ces sacrifices sont ceux dont on voit la prescription dans les livres de l’Exode, du Lévitique ou du Deutéronome. Les bœufs et le petit bétail sont les bêtes normalement offertes, les colombes sont souvent la solution de substitution pour les plus pauvres : est-ce pour cela que Jésus semble traiter un peu différemment ceux qui vendent les colombes ? Il ne les chasse pas sans mot dire, comme les autres, mais c’est à eux qu’il adresse une parole. Et les changeurs de monnaie ? C’est qu’on vient de partout au temple de Jérusalem, même de la diaspora, c’est-à-dire des communautés juives établies ailleurs dans le monde : il faut bien alors changer sa monnaie pour acquérir les bêtes destinées aux sacrifices. Le mot employé, [kerma], désigne d’ailleurs la petite monnaie : il s’agit vraiment de permettre des transactions précises, sans se faire voler.

     Mais où tout cela se trouve-t-il ? Ce temple est celui qui a été reconstruit après le retour d’exil, entre 536 et 515 av. J.-C., puis massivement agrandi et étendu par Hérode le Grand, essentiellement entre 19 et 12 av. J.-C. (mais les travaux ne seront vraiment terminés qu’en 63 ap. J.-C. … sept ans avant d’être rasé par les armées de Titus !). Son périmètre est alors d’environ 1,5 km. Il est fait principalement d’un immense parvis entouré de murailles extérieures doublées intérieurement d’un péristyle, au centre duquel se trouve un sanctuaire, lui-même constitué d’un petit parvis donnant sur un grand édifice cubique.

Jérusalem - Second temple, maquette
Maquette du Second Temple, Musée d’Israël, Jérusalem

Dans notre texte, Jean utilise plusieurs mots pour désigner le temple. Il y a d’abord [hiéron], deux fois dans les versets dont nous nous occupons, il y a encore « maison de mon père », dans la bouche de Jésus, il y aura encore [naos] dans la discussion qui va suivre. [to hiéron], c’est le lieu consacré ; [ho naos], c’est l’habitation d’un dieu, souvent la partie intérieure d’un temple, d’un [hiéron], où se trouve éventuellement la statue du dieu dans le monde antique. Dans notre texte, [hiéron] désigne probablement l’ensemble de notre édifice, quand [naos] désigne sans doute soit l’ensemble de sa partie centrale, soit plus probablement le seul édifice cubique fermé.

     Le geste de Jésus est de chasser hors de « l’enceinte sacrée » tous ceux qui rendent possible l’accomplissement des rites sacrificiels. Et l’explication, brève, qu’il en donne s’appuie sur deux affirmations : la première, l’injonction d’avoir à enlever « ces choses« , sans exception, [entéouthén] c’est-à-dire à partir d’ici ou à partir de maintenant. Que l’on choisisse le sens local ou le sens temporel, il y a une séparation nette, entre deux lieux ou entre un avant et un après. Donc, première affirmation, celle d’une coupure. Deuxième affirmation, l’opposition entre « maison de mon père » et « maison de commerce« . On traduit parfois par « maison de trafic« , mais « trafic » désigne plutôt un commerce illégal, et du coup le sens se trouve déplacé : « si le commerce est légal, d’accord, mais là ce n’est pas le cas. » Or, d’une part ce commerce n’avait rien d’illégal puisqu’il facilitait le rituel (comme la vente des cierges à Lourdes !!!), d’autre part le mot [émporios] désigne simplement la place de commerce, le marché. Et c’est tout bonnement le commerce qui n’a pas sa place dans l’enceinte, aussi légal soit-il. Le commerce est un type de relation basé sur la transaction : donnant, donnant. La « maison de mon père » est gouvernée par un autre type de relation, la relation filiale ou paternelle. Elle est basée sur la gratuité. On dirait bien que Jésus ne rétablit pas la pureté d’une ritualité, mais bien qu’il évacue désormais tout sacrifice, tous ces rites qui n’ont plus lieu d’être ! Le rapport avec le père, dans sa maison, est un rapport du cœur, comme il le dira à la Samaritaine : « Elle vient l’heure où vous n’adorerez le Père ni sur ce mont ni à Jérusalem […] Elle vient l’heure, et c’est maintenant, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car ce sont de tels adorateurs que recherche le Père. »  Les rites sont des activités humaines, au même titre que le commerce, pas moins dignes, mais pas plus. Plus rares, plus simplifiés seront les rites, comme l’esplanade sans tous ces acteurs, plus le cœur aura sa place et plus le Père pourra être rejoint.

      On comprend les réactions des auditeurs ! Voilà qui vient troubler le déroulement acquis de la vie religieuse, et au nom d’une nouvelle dénomination de son centre le plus sacré. Pour les disciples, « Ses disciples se remémorèrent qu’il est écrit : le zèle de ta maison me dévorera » : l’admiration qu’ils vouent à Jésus appelle en eux comme en écho le passage du psaume 69,10 , ce passage constitue comme une explication du geste dont ils sont témoins, l’autorité de l’Ecriture justifie à leurs yeux ce geste difficile à comprendre. Ils voient d’abord en Jésus celui qui brûle d’etablir une authenticité. Pour d’autres, en revanche, il en va autrement. « Les Juifs réagissent donc et lui disent : quel signe nous fais-tu voir que tu établis cela ?« . Ses opposants reprennent ses mots : Jésus avait ordonné d’enlever [taouta], « ces choses« , en retour il lui est demandé par un signe d’établir qu’il peut accomplir [taouta], « ces choses« . Jésus avait interdit de [poiéô] « faire » de la maison de son père une maison de commerce, en retour il lui est demandé compte de ce que lui [poiéô], « fait » ! Rappelons que ce verbe signifie « faire », mais au sens de fabriquer, de construire, d’édifier, de créer, de produire, d’engendrer (etc.) Je ne l’ai pas traduit deux fois de la même manière, parce qu’il me semble que Jésus reproche aux occupants qu’il chasse de construire par leur activité une maison qui n’est pas celle qu’il souhaite. Ses opposants lui reprochent à lui, par son geste à la portée clairement symbolique, de porter atteinte à, de détruire, une institution qu’ils tiennent pour sacrée.

     Il est peut-être temps de se rappeler le sens du temple. L’initiative en revient à David, d’après la tradition scripturaire, et l’édification à son fils Salomon. Quand David s’est ouvert au prophète Nathan de ce désir de « bâtir une maison pour Yahvé« , Nathan lui a dans un second temps rapporté une dénégation de la part de Yahvé : c’est lui, Yahvé, à qui appartiennent les initiatives, et c’est lui qui bâtira à David une maison, une dynastie, en lui donnant un descendant avec lequel il aura une relation paternelle-filiale. Cette relation paternelle ou filiale, celle que veut maintenant instaurer Jésus, est dès le départ l’alternative divine au temple. Le temple repose donc d’abord sur une initiative humaine, dont le but est l’organisation du culte et le rassemblement du peuple, son unité autour d’un seul sanctuaire. Mais on ne fait rien pour Dieu, c’est lui qui fait pour nous.

     Salomon fera tout de même cet édifice, et priera Yahvé d’y habiter. Yahvé consentira, en donnant un signe d’expulsion, là déjà : une nuée surviendra pendant les sacrifices rituels (oui, les sacrifices : des bœufs, des agneaux… que chassera Jésus), d’une épaisseur telle que nul, pas même le grand prêtre, pas même le roi, ne pourra rester dans le temple. Dieu est trop grand pour ce que font les hommes, il excède tout ce qui est créé. Du coup, dans sa magnifique prière consécratoire, Salomon demandera simplement, dans un anthropomorphisme  transparent et magnifique, que les oreilles de Yahvé-trop-grand soient dans le temple, pour que lorsqu’un homme où qu’il soit se tourne vers le temple, Yahvé l’entende et que de là-haut dans le ciel il agisse. Il est clair ainsi que l’activité dans le temple est celle des hommes qui recherchent Dieu, non celle de Dieu. Et les actes rituels sont clairement étiquetés comme des actes humains, non divins. Ce n’est pas là les dévaloriser, mais leur donner leur juste place. Appeler ces actes « sacrés » est un écran de fumée. Le « sacré » est une catégorie humaine, ce sont les hommes qui décrètent ce qui est sacré ou non. Mais Dieu n’entre pas dans nos catégories, pas plus qu’il ne tient dans le temple.

      Que répond Jésus à cette demande de signe, qui est une demande d’intervention incontestablement divine et qui s’impose -qui ne demande pas la foi, en particulier- ? « Jésus répond et leur dit : détruisez ce [naos]-là et en trois jours je l’érigerai. » Pas de signe maintenant, mais un plus tard, au futur, et sous condition. Vous frémissez parce que vous estimez tout cela intouchable, sacré ? Le plus sacré n’est-il pas le [naos], dans lequel se trouve le Saint des Saints ? Eh bien détruisez-le ! Cette injonction rappelle que cet édifice est bel et bien humain, qu’il a déjà été détruit une fois et pillé plusieurs. Pour les lecteurs de Jean, qui écrit après 70, il rappelle cette cruelle vérité qu’il a encore été détruit et rasé, une seconde fois ! Cette injonction fait aussi comprendre aux opposants, plus discrètement il est vrai, qu’à eux revient l’œuvre de destruction, qu’en s’en tenant à l’inchangé, en refusant le retour aux sources que Jésus indique, ils ne construisent pas mais détruisent. Lui, Jésus, [poiéô], construit, et de nouveau il dressera, édifiera. Eux détruisent. Réaction immédiate, le tournant en dérision: « Les Juifs dirent donc : Ce [naos]-là a été bâti en quarante-six ans, et toi, en trois jours, tu l’érigeras ?! » Jésus ne répond pas, l’altercation se finit là.

     Vue depuis après les années 70, la réponse s’impose : le lecteur, l’auditeur, sait ce qui a été détruit, et ce qui s’est dressé au troisième jour. Et c’est Jean, comme en voix off, qui poursuit de son commentaire : « Mais celui-là parlait au sujet du [naos] de son corps. Lorsque donc il a été érigé d’entre les morts, ses disciples se remémorèrent qu’il l’avait dit, et ils crurent l’écriture et la parole que Jésus avait dite.« 

     Il me semble que nous voilà invités clairement, nous aussi, à ré-évaluer nos pratiques rituelles. A faire place nette. A ne pas entrer dans un « commerce », ni entre hommes ni avec le dieu. Esprit et vérité sont le [naos] où le dieu habite et où il est rencontré. Le rencontrer, vivre avec lui dans la gratuité d’un fils avec son père, est le seul but, et non obtenir je ne sais quoi de lui. Le « temple », les rites, ne sont pas un but en soi : ils sont des activités humaines dont le premier sens est de travailler à l’union des hommes entre eux. C’est pourquoi, lorsqu’ils sont exclusifs, ils perdent leur sens.

     Et nos constructions humaines, alors : n’ont-elles aucun sens ? Si bien sûr, elles ont beaucoup de sens dès lors qu’elles visent avant tout à l’unité des hommes. Et cela embrasse toutes nos activités (ou presque) : tout ce qui est famille, tout ce qui est entraide, tout ce qui est travail professionnel, tout ce qui est relations amicales, tout cela construit le temple. Tout ce qui construit l’unité (l’union, en fait) est un lieu où Dieu consent à être rejoint. L’union est d’ailleurs le fruit de l’Eucharistie. Il est vrai que le temple peut être détruit, nos œuvres humaines sont marquées par l’éphémère. Et d’ailleurs, parfois, c’est nous qui le détruisons. Mais il vaut par son édification, par le travail et l’effort accompli pour l’édifier. Et tout cela n’est pas vain, mais sera relevé lorsque toute la créature participera à la fulgurance du relèvement de la Parole faite chair, lorsqu’au dernier jour toute la créature sera relevée. Alors, la splendeur du temple apparaîtra, le temple de tout ce que les hommes auront tissé, pour leur part, de l’union des hommes entre eux. Simplement, il ne faut pas confondre : si nous confondons, nous sacralisons des choses que nous faisons, et par là même nous divisons, c’est-à-dire que nous détruisons le temple.

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