Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Encore un saut dans l’oeuvre de Matthieu, et pas des moindres : décidément, le lectionnaire ne permet pas d’entrer facilement dans l’oeuvre de Matthieu ! Nécessités de la préparation de Noël : on veut nous parler un peu plus de Jean-Baptiste, et pour ce faire on va chercher un texte en plein milieu de l’évangile.
Pour situer ce texte-là, il faut voir que Matthieu construit son récit en associant des regroupement d’actions puis des regroupements de discours. Il y a eu un premier ensemble, comme une Genèse, fait des évangiles de l’enfance. Puis un deuxième ensemble qui se passe beaucoup au désert et qui va jusqu’aux premiers appels, auxquels sont associés le fameux « discours sur la montagne » et sa Loi nouvelle : cela rappelle un peu l’Exode. Vient un troisième ensemble où les actions sont constituées de beaucoup de guérisons et d’exorcismes, associés au long discours d’envoi des Douze tout juste institués. Il me semble que nous sommes à présent au seuil d’un quatrième ensemble qui débute, comme le deuxième, avec Jean-Baptiste : un cinquième ensemble débutera plus loin lui aussi avec Jean-Baptiste, en racontant cette fois sa mort.
Cet événement initial autour de Jean-Baptiste se déroule en fait en trois temps, ce qui nous est donné est le premier et demi ! En effet, ce sont d’abord des émissaires du Baptiste lui-même qui viennent trouver Jésus et obtiennent de lui une réponse. Ensuite, c’est Jésus qui parle aux foules de Jean-Baptiste et lui rend témoignage. Enfin, c’est une jugement de Jésus sur « cette génération » au vu de la réaction de celle-ci face au ministère de Jean et au sien. Nous avons donc le premier temps et la moitié du deuxième, ce qui est une fois de plus un bizarre découpage, et au-delà du bizarre et sans juger des intentions, une falsification objective du texte. Mais nous allons tâcher de nous en sortir tout de même !
Mon modeste commentaire :
« Or Jean, qui entend dans la prison les œuvres du messie et qui envoie par ses disciples, lui dit : ‘Toi, es-tu celui qui vient ou en attendons-nous un autre ?’ » On découvre soudain que Jean est en prison, littéralement « l’endroit où on est lié ». On ne sait pas pourquoi il est en prison, Matthieu le dira bien plus loin, quand il racontera sa mort. Ce n’est donc pas un oubli ou une maladresse d’écriture, mais bien un choix : en ne nous disant pas pourquoi Jean est en prison, il crée une atmosphère bien plus dramatique, une atmosphère d’injustice. Comme si Jean lui-même ignorait la raison de son emprisonnement. C’est important pour comprendre la nature de la question qu’il pose : souvenons-nous que Jean attend et annonce un messie qui fait le grand tri, qui juge et sépare les bons des mauvais, rétablit la justice, et met ainsi à part les justes. Or lui, Jean, souffre l’injustice et… rien ne se passe ! On peut comprendre qu’il soit plein de questions à l’endroit de Jésus. Est-il bien celui qu’il annonçait ? S’est-il trompé en le désignant ?
On comprend qu’il voudrait venir lui-même interroger Jésus, mais il en est empêché, il doit le faire par personnes interposées : ce n’est pas très clair s’il s’agit de la médiation de ses disciples à lui, ou de ceux de Jésus, le texte ne permet pas de trancher, mais ce n’est pas très grave, ce qui compte est l’impossibilité de se rendre lui-même auprès de Jésus. Et la question qu’il lui fait poser porte bien sur la personne même de Jésus : « toi,… ». L’alternative est simple, c’est toi ou c’est un autre. Soit tu es « celui qui vient« , l’ultime et définitive initiative du dieu, soit nous « en attendons un autre. » On peut se tromper, on peut mettre son espoir ou son espérance dans la mauvaise personne ; c’est moins pire que de se tromper d’espérance. Et on sent que Jean-Baptiste est à ce terrible carrefour : si nous en attendons un autre, je me suis certes trompé de personne, et j’ai indiqué à d’autres une fausse piste, mais je ne me suis pas trompé d’attente, mon horizon reste le même, je peux continuer d’attendre qui me délivrera de l’injustice que je subis.
Mais si c’est bien « toi« , le mal est plus profond, et qui me délivrera de ma terrible situation ? C’est toute mon inspiration profonde qui est alors remise en cause, tous les horizons qui m’ont jusqu’à présent fait avancer…! Le désarroi du Baptiste rejoint le nôtre. Tant de fois, dans notre vie, nous sommes dans une situation angoissante, parce que n’arrive pas ce que nous attendions. Et le plus angoissant, c’est quand on ne se reconnaît plus soi-même, quand on se voit faire des choses qui nous paraissent étrangères à nous-mêmes, ou vivre une vie gravement éloignée de ce que nous avions au cœur. Et dans ce contexte, c’est notre enfance même, celle que nous gardons au profond de nous comme un des biens les plus précieux, l’inspiration et le souffle de notre vie, qui est remise en cause, qui paraît disparue. Et comme nous paraît alors amère et décalée l’attente d’une fête comme Noël ! A-t-elle encore un sens pour nous ? N’est-elle qu’une concession d’un moment à une vie que nous savons révolue, une sorte de mensonge auquel on se prête ? Quel décalage avec « celui qui vient » ! Ne vaudrait-il pas mieux « en attendre un autre » ?
La réponse de Jésus : « Vous les envoyés, apportez en réponse à Jean ce que vous entendez et voyez : aveugles à nouveau voient et boiteux vont et viennent, lépreux sont purifiés et sourds entendent, et morts sont relevés et pauvres reçoivent la bonne nouvelle ! Et heureux est qui n’est pas rebuté par moi. » La réponse ne tient pas d’abord en des mots, mais en des faits : les messagers doivent ouvrir les yeux et les oreilles, et rapporter ce qu’ils auront vu et entendu. Autrement dit, la première étape dans cette situation de souffrance et d’impasse est de s’ouvrir. Ouvrir ses sens, ouvrir son être. Ce n’est pas immédiat : l’ouverture des sens est souvent la première démarche qui va aider l’âme à trouver son chemin. Aller se promener en pleine nature, bois, champs, montagne, des lieux que l’on sait encore beaux : regarder, écouter, sentir. Aller voir un beau spectacle : regarder, écouter, sentir. Avant même de pouvoir ré-aborder les autres, quand parfois on est trop en détresse, trop déçu, trop meurtri… S’ouvrir, ouvrir les portes du corps pour ouvrir celles du cœur.
Jésus développe cette recommandation, en tissant plusieurs passages du plus poète des prophètes, Isaïe : il va chercher Is.29,18-19, puis Is.35,5-6 et encore Is.42,6-7 , pour finir par ajouter Is.61,1. C’est un double développement, un développement à deux niveaux, l’un extérieur, l’autre intérieur. Un niveau extérieur : il guide les sens, ou plutôt invite à regarder ou écouter plutôt ceci ou cela. Chercher des guérisons, des rétablissements, des exemples de personnes chez qui la vie a refait son chemin de toutes sortes de manière. C’est alors comme une étape supplémentaire, retrouver le chemin des autres, mais pas de n’importe lesquels, de ceux chez qui la vie se voit plus forte, renaissante, ré-ouvrante. Justement, dans toute la partie d’évangile qui a précédé, Matthieu a accumulé les récits de guérison et de délivrance. En les indiquant ici non avec ses propres mots mais avec ceux du prophète, l’intention est transparente : faire constater que l’attente alors manifestée est bien en train de se réaliser, de manière massive et impressionnante. Pour pouvoir conclure qu’il est bien « celui qui vient« .
Deuxième niveau de développement, un niveau intérieur. En t’ouvrant à nouveau par la porte des sens, d’abord de loin et en t’appuyant sur le cosmos qui t’entoure, tu deviens à nouveau capable d’aborder les autres, et de voir en eux ce qui apporte la vie et la joie. Tu seras toi-même un aveugle qui voit à nouveau, tu seras toi-même un boiteux qui retrouve une marche normale et la faculté de déambuler des uns aux autres; tu seras toi-même purifié de ce qui te ronge et te pourrit la vie, tu en viendras toi-même à réentendre les appels qui te sont adressés et le chant de la vie, tu te relèveras toi-même de cette mort de ton âme, de ce sentiment que tu ne vis plus ou que ce n’est pas toi. Quelle nouvelle espérance ! Je dis bien espérance, car elle est, comme on dit, un espoir mort et ressuscité.
La dernière phrase, venue du troisième Isaïe, demande quelque commentaire particulier me semble-t-il. C’est dans ces lignes qu’apparaît pour la première fois le mot d’ [éouanguélione], qui donne notre « évangile« . Le contexte est celui du retour des exilés, mais du point de vue de ceux qui sont restés dans la terre. Ceux qui sont restés, ceux qui n’ont pas été déportés, ce sont les pauvres : comme aujourd’hui ceux qui migrent sont ceux qui tout de même ont quelques moyens. Ceux qui, dans leur pays, sont déjà réduits à la misère, ne peuvent même pas migrer. Il en fut alors de même : les élites intéressaient l’envahisseur, d’une part pour les empêcher qu’elles n’organisent sur place la révolte, d’autre part pour s’enrichir de leurs savoir-faire et de leurs connaissances. Les pauvres n’intéressent pas et ont été laissés sur place, dans la misère. Et voilà que le prophète imagine qu’un messager vient annoncer le retour des exilés : ce sont non seulement le retour des amis et connaissances, peut-être la reconstitution des familles, mais encore le retour même de la vie pour le pays entier et la promesse d’une nouvelle prospérité ! Et ce messager annonce cet « évangile« , cette « bonne nouvelle« , et il ne l’annonce pas comme une vague promesse qu’un jour… Non, il précède de peu ces rentrants, ces revenants, ils sont sur ses talons. Et le petit peuple des pauvres monte sur les murs, sur les hauteurs, et commence déjà de voir au loin cette masse innombrable de personnes, et déjà crie de joie car tout est transformé. Ils ne sont pas encore là, mais c’est tout comme, c’est inexorable, et cette joie, déjà, nul ne peut la leur ravir. Et le message passe déjà des uns aux autres, chacun se le répète… Du reste, on peut aussi bien traduire : « les pauvres s’investissent dans l’annonce de la bonne nouvelle » que « les pauvres reçoivent la bonne nouvelle », le choix est grammaticalement impossible, on privilégie le sens passif à cause du contact avec Isaïe, mais on voit que même chez le prophète, les deux deviennent possibles !
On voit ici, dans ce « les pauvres reçoivent la bonne nouvelle« , un étonnant contact avec le contexte que Jean-Baptiste donnait lui-même à son ministère de prophète en ces commencements et que nous avons vu la semaine dernière (cf. Refaire chanter sa vie : dimanche 8 décembre.) Avec cette dernière phrase, Jésus se place résolument dans cette imminence qui était celle du Baptiste, il le confirme dans son positionnement. C’est une manière de lui dire : non, tu ne t’es pas trompé de ministère, tu ne t’es pas trompé d’espérance, pas plus que tu ne t’es trompé de personne. Vois, entends, c’est tout ce que tu as annoncé, tout ce dont tu as frémi d’avance. Oui, tu devais préparer tout un peuple pour cette ultime étape, et c’est bien elle qui se joue maintenant ! Mais s’il y a des signes clairs et incontestables que c’est bien cela, il y a aussi le démenti de ta propre expérience, mon pauvre et cher Jean : heureux es-tu si tu ne te « scandalise » pas en moi ! Le [skandalone], c’est ce sur quoi on butte en chemin et qui fait tomber. Et voilà le risque, qu’il vaut mieux énoncer, c’est qu’il y a des signes bien contradictoires selon ton expérience. Si tu ouvres tes sens, tu verras confirmation et retrouveras la vie. Si tu te regardes toi-même, tu resteras devant l’énigme de ta situation et l’incompréhension te fera tomber.
A Jean, Jésus n’en dit pas plus : les messagers sont repartis. Mais à la foule, il trouve matière à dire. Il les interroge d’abord, d’une manière un peu rhétorique où l’on sent la main un peu lourde de Matthieu. C’est l’occasion pour celui-ci de rapprocher –Matthieu ne cesse de faire cela tout au long de son ouvrage, rapprocher des Ecritures ce qui a été vécu par ou avec Jésus– la figure de Jean-Baptiste d’une prophétie de Malachie. Un messager prépare le terrain devant un envoyé, jusqu’à ce que paraisse avec soudaineté un Nouveau Lévi, qui va renouveler et purifier les prêtres. Si nous en croyons Luc, Jean-Baptiste est lui-même prêtre : son père Zacharie est prêtre, c’est durant son service qu’il reçoit l’annonce de la naissance de Jean. Et le sacerdoce juif étant héréditaire, Jean l’est comme son père. Ainsi est-il sans doute lui-même l’objet d’une purification, d’un passage par le feu, car telles sont les paroles qui suivent immédiatement celles que cite Matthieu, (à propos cette fois de celui dont la venue était préparée) : « Qui pourra soutenir le jour de sa venue ? Qui pourra rester debout lorsqu’il se montrera ? Car il est pareil au feu du fondeur, pareil à la lessive des blanchisseurs. Il s’installera pour fondre et purifier : il purifiera les fils de Lévi, il les affinera comme l’or et l’argent ; ainsi pourront-ils, aux yeux du Seigneur, présenter l’offrande en toute justice. » (Mal.3,2-3). C’est une interprétation de l’épreuve que vit Jean : cette détresse intérieure et cette contrainte extérieure dans lesquelles il se trouve sont une douloureuse purification.

Mais c’est aussi le confirmer comme son prophète et préparateur immédiat, comme son précurseur, aux yeux de tout le peuple. Ce que vit Jean, c’est aussi et encore une préparation. Dans sa prison, dans sa douleur, il est encore ce qu’il est, c’est-à-dire prophète et précurseur de l’itinéraire de Jésus lui-même. Ce « pourquoi m’as-tu abandonné ? » de Jean, authentique et terrible, en annonce un autre. C’est la grandeur insurpassable de Jean. Et notre attente de Jésus, notre attente de Noël, a aussi cette teinte pourpre et noire: ce n’est pas qu’un petit nourrisson qui vient, c’est une terrible destinée qui va s’accomplir.
Mais c’est là une nouveauté radicale, que Jean lui-même n’a pas vue et ne pouvait prévoir. Voilà ce que Jésus montre à présent : « Amen je vous dis : il ne s’est pas levé dans les enfants des femmes de plus grand que Jean le baptiseur ; mais un plus petit, dans le royaume des cieux, est plus grand que lui. » Il y a en effet deux ordres des choses, celui du premier monde et de la première naissance d’une part, celui du royaume et de la deuxième naissance d’autre part. Dans le premier monde, on règne en étant le plus grand, et là, c’est Jean-Baptiste qui est le plus grand. Mais dans le nouvel ordre des choses, on règne à l’inverse, en étant le plus petit : et là, c’est Jésus lui-même qui est le plus petit. Il y a une inversion des choses que Jean ne pouvait prévoir, que nul ne pouvait deviner, et qui tient à l’épiphanie de l’humilité de dieu. Dans le premier monde, celui où l’on naît de la femme, Jean fait la trace à Jésus, et c’est lui qui lui fait une route : et Jésus le regarde, et sait en le regardant ce qui l’attend. Mais dans le deuxième monde, celui où l’on naît de l’esprit, celui où l’on se relève d’entre les morts, Jésus ouvre la route pour Jean, Jean prend la route de Jésus, et c’est à se faire plus petit, à devenir toujours plus petit, -jusqu’à peut-être être réduit à rien.
Jean ne pouvait prévoir pareille inversion. Et elle reste, pour nous comme pour lui, déroutante, surtout quand on y est confronté dans sa propre vie. Jean attendait un messie, un roi régnant dans la splendeur terrible d’une royauté restaurée, un roi qui régnerait par la puissance. On comprend qu’il attende pour lui-même une délivrance, une intervention, un acte de puissance. Mais rien. Et il est déconcerté par autant de clairvoyance et aussi peu d’agir (le même thème est développé dans la magnifique pièce Le Visiteur de Eric-Emmanuel Schmitt). Désormais, le jugement ne précède plus le salut, comme dans le schéma théologique dont dépend Jean, mais tout est renversé : d’abord il y a la nouvelle initiative du dieu qui redonne la vie, qui rouvre un chemin de vie : le salut. Et c’est seulement une fois que la vie est renouvelée qu’interviendra le jugement, la mise à part : pour que tous soient mis à part dans la vie, et séparés de la seule mort, du vieillissement, de l’aveuglement, de la stagnation, du pourrissement, de la surdité. Il n’est plus question d’être « dignes de dieu » : c’est le dieu qui se fait « indigne de nous », rejeté et méprisé par les puissants, mais le plus petit et le plus accessible. Une telle inversion fait de nos expériences de nuit, de perte de sens, d’authentiques expériences spirituelles et des lieux d’approfondissement.
J’ai été trop long. Pourtant, pour ceux qui ont encore du courage, ou qui voudront revenir ici une deuxième fois, je voudrais recopier quelques passages de la sixième des Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke, qui me semblent un commentaire en tout point pertinent, j’aurais d’ailleurs peut-être mieux fait de me taire et de lui laisser tout au long la parole…
» […] Pensez, cher Monsieur, au monde que vous portez en vous, et donnez à cette réflexion le nom que vous voudrez ; qu’il s’agisse du souvenir de votre propre enfance ou d’une aspiration à votre propre avenir, soyez seulement attentif à ce qui s’éveille en vous, et accordez-y une valeur supérieure à tout ce que vous observez autour de vous. Un événement au cœur de votre plus profonde intériorité est digne de tout votre amour, comme il doit mobiliser en quelque manière votre travail, sans prendre trop de temps ni trop d’énergie à expliquer votre attitude à l’égard des autres. […]
Seul l’individu solitaire est, comme une chose, soumis aux lois profondes, et lorsqu’il sort dans l’aube qui point ou regarde le crépuscule, événement plénier, lorsqu’il sent ce qui se produit alors, il se dépouille de toute sa condition qui le quitte comme un cadavre bien qu’il soit plongé au cœur de la vie pure. Ce que vous êtes dans la nécessité de vivre, cher monsieur Kappus, maintenant que vous êtes officier, vous l’eussiez semblablement éprouvé dans toutes les autres professions existantes et, même si, hors de toute situation, vous eussiez cherché à n’entretenir avec la société que des contacts légers et libres, ce sentiment d’oppression ne vous eût pas davantage été épargné. Il en est partout ainsi, mais ce n’est pas une raison pour être angoissé ou triste; […]
Si penser à l’enfance, à ce qui l’accompagne qui est simple et tranquille, vous est un sujet d’inquiétude et de tourment –car vous n’êtes plus en mesure de penser à Dieu qui s’y rencontre à chaque instant– demandez vous alors, cher monsieur Kappus, si vous avez effectivement perdu Dieu. N’est-ce pas au contraire que vous ne l’avez jamais possédé ? Quand cela aurait-il pu se produire ? Croyez-vous qu’un enfant puisse le supporter, lui que des hommes ne portent qu’avec peine, et dont le poids écrase les vieillards ? Croyez-vous que celui qui le possède effectivement puisse l’égarer comme un petit cailloux, ou ne pensez-vous pas que celui qui le possède pourrait seulement être perdu par lui ?
[…] Pourquoi ne pensez-vous pas qu’il est celui qui viendra, qui est attendu de toute éternité, le fruit ultime d’un arbre dont nous sommes les feuilles ? Qu’est-ce qui vous empêche de projeter sa venue dans les temps futurs, et de vivre votre vie comme l’un des beaux jours douloureux d’un grossesse grandiose ? Ne constatez-vous pas que tout ce qui arrive est toujours aussi un commencement ; cela ne pourrait-il être son commencement puisque tout début est en lui-même toujours si beau ? S’il est le plus parfait, ne doit-il pas être nécessairement précédé par quelque chose de moindre afin qu’il puisse se distinguer par la plénitude et la surabondance ? […]
Comme les abeilles recueillent le miel, construisons-le en allant chercher ce qu’il y a de plus doux dans chaque chose. C’est même par ce qu’il y a de moindre, par ce qui est inapparent (pourvu que cela procède de l’amour) que nous débutons, par le travail et par le repos qui suit, par un silence ou par une petite joie solitaire, par tout ce que nous accomplissons seuls, sans participation ni adhésion des autres, c’est ainsi que nous l’ébauchons, lui que nous ne connaîtrons point, pas plus que nos ancêtres n’ont pu nous connaître. […]
[…] Fêtez Noël, cher monsieur Kappus, pénétré de ce pieux sentiment qu’il peut avoir besoin, pour s’annoncer, précisément de cette angoisse de vivre qui est la vôtre ; ce sont peut-être justement ces jours, qui pour vous constituent une transition, qui sont le moment où tout en vous travaille à sa venue, tout comme une fois déjà, dans votre enfance, vous avez sans répit travaillé à sa venue. Soyez patient et faites preuve de bonne volonté ; et songez que le moins que nous puissions faire est de ne pas lui rendre l’avenir plus difficile que ne le fait la terre à l’égard du printemps lorsqu’il veut se manifester.
Rainer Maria RILKE, Lettres à un jeune poète, Lettre 6 : Rome, 23 décembre 1903
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