Le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Nous sommes toujours dans le prologue de Matthieu, son « évangile de l’enfance ». Mais nous suivons un curieux parcours. Nous a été donné d’abord la seconde partie du premier volet (amputé de sa conclusion, que je me suis permis de rétablir). Nous est donnée maintenant la seconde partie du deuxième volet, amputée cette fois de son élément central ! Et dimanche prochain, nous aurons la première partie du deuxième volet : il serait peut-être bon que l’ordonnateur de la liturgie catholique s’interroge sur le caractère évangélique de ses dispositions, quand elles contreviennent à ce point à l’ordre même du récit évangélique.
L’ensemble de ce deuxième volet du diptyque de l’enfance trouve une cohérence dans un récit qui s’enchaîne. Première partie : 1) deux ans environ après la naissance de Jésus, des mages arrivent de l’Orient lointain pour l’adorer; 2) ayant perdu trace de l’étoile qui les guidait, ils passent chez le roi Hérode demander où se trouve le nouveau roi, et sur l’indication des savants à son service, 3) ils le trouvent à Bethléem, avant de s’en retourner sans passer par Jérusalem. Deuxième partie : 1) un messager avertit Joseph de fuir le roi Hérode aux intentions meurtrières à l’endroit d’un possible concurrent ; 2) celui-ci, furieux que les mages ne l’aient pas renseigné, fait exécuter à Bethléem et dans tous ses alentours tous les enfants de deux ans et moins. 3) A la mort d’Hérode, un messager avertit à nouveau Joseph de revenir d’Egypte où ils ont trouvé refuge, et par prudence, Joseph s’installe à Nazareth. Nous avons donc le 1) et le 3) de cette deuxième partie.
Mon modeste commentaire :
« Une fois ceux-ci retirés, voici : un messager du seigneur se manifeste en rêve à Joseph, qui lui dit : … » « Ceux-ci« , ce sont les mages. Matthieu construit un récit dans lequel tous les éléments s’emboîtent impeccablement. Il faut dire qu’il essaye avant tout, désormais, d’expliquer comment Jésus, né à Bethléem, était appelé le Nazaréen. Et il construit un récit explicatif à la mode antique, en incluant dès l’enfance du héros tous les grands thèmes qui vont traverser sa vie. Avec les mages, c’est une dimension universelle, une ouverture de son message aux hommes du monde entier, au-delà en tous cas des seules limites d’Israël. Notons au passage que le verbe [anakhooréoo] sera utilisé dans la tradition chrétienne pour ceux qui choisissent de vivre une vie à l’écart, les ancêtres de ceux que nous appelons des « moines ».
Mais nous abordons une nouvelle étape dans le récit de Matthieu, l’acte I est achevé avec le retrait de ces témoins de l’universel. L’acte II peut commencer et il le fait par une annonce. Une fois encore, Joseph est influencé par un rêve. La fois précédente, cette suggestion inconsciente avait suffi à orienter son amour conjugal. Cette fois, elle orientera son amour conjugal et son amour paternel. Mais d’abord son amour paternel. Quel est en effet le message ? « …Lève toi, prends avec toi l’enfant et sa mère et fuis en Egypte et reste-y jusqu’à ce que je te dise : Hérode est en effet sur le point de se mettre à la recherche de l’enfant pour le perdre. » Le verbe traduit ici par « prendre avec soi » est exactement le même que celui employé dans le rêve précédent. Il s’agissait de « prendre avec soi » son épouse, de franchir cette deuxième et dernière étape en la prenant sous son toit. La même démarche, la même action prend ici un autre aspect : Joseph est l’homme qui prend avec lui, qui prend auprès de lui, qui prend chez lui. Avec cette nuance que ce « chez soi« , c’est sa vie, c’est son propre cœur : car justement, ici, il va falloir quitter la maison et partir pour l’errance, sans certitude ni destination précise… Et ce « prendre avec soi » est pour Joseph toujours une aventure : quand il s’agissait de prendre son épouse, c’était un engagement de soi dans l’épaisseur d’un mystère au bord duquel il avait jusque-là résolu de se tenir. Maintenant, c’est comme un nouvel accueil de l’enfant pour une autre aventure : le père, c’est celui pour qui son enfant reste un mystère.
L’intuition que lui laisse le rêve, et dans laquelle Joseph choisit de reconnaître un message divin, c’est d’abord de ne pas séparer l’enfant de sa mère : « Prends avec toi l’enfant et sa mère« . L’aventure de sa paternité, l’aventure dans laquelle le lance son enfant, ce n’est pas une aventure qu’il mène seul avec lui : c’est d’abord le respect d’une relation infrangible, d’une relation qu’il va servir de toute son énergie : l’enfant et sa mère. Ce n’est pas « prends l’enfant à sa mère« , au contraire ! C’est la mère qui donne l’enfant à son père, jamais le père qui prend l’enfant à sa mère. Mais son rôle, sa place, est justement de servir cette relation, vitale pour l’enfant : et c’est ainsi qu’il sert la vie de son enfant. Et c’est ainsi qu’il se montre père, non dans une relation de substitution mais dans une relation qui favorise les relations. Car tout petit d’homme devient homme par les relations, et celles-ci prennent racine dans la mère de toutes les relations, sa relation à sa mère. C’est dans la mesure où celle-ci est favorisée que l’enfant, à son heure, saura s’en détacher pour se lancer lui-même dans la grande aventure de sa vie. En favorisant la relation de « l’enfant et sa mère« , le père favorise déjà l’autonomie de son enfant, par ce qui l’en rendra capable, et aussi parce qu’il lui fait déjà cette confiance infinie que lui, l’enfant, saura quand et comment. Son père est un vaste « chez soi » en lequel il évolue, invente, essaye, découvre, sous un regard émerveillé et dans un silence admiratif, globalement, massivement, approbateur.

« …et fuis en Egypte… » L’intuition est un véritable ébranlement pour l’amour paternel de Joseph. La vie qu’il veut servir en servant cette relation vitale matricielle et originelle, cette vie peut être menacée. Et face à cela, il faut mesurer ses forces. On a toujours envie de défendre son enfant. Mais l’affrontement n’est pas toujours le meilleur choix : Joseph a cette intuition, que son envie de se battre pour son enfant et sa mère doit prendre un autre tour pour être véritablement efficace. Parfois il faut affronter, mais parfois il faut fuir. Il ne faut, paradoxalement, pas moins de courage pour cela. Il faut prendre beaucoup sur soi, il faut beaucoup de recul par rapport à soi-même. Se distancier de ses instinct, et notamment de l’instinct de puissance qui donne envie d’être « celui qui peut ».
Et cet autre tour lui est immensément coûteux : il ne va plus pouvoir assurer le toit, le clôt et le couvert, la sécurité entière et paisible. N’oublions pas que, pour Matthieu, Joseph fils de David habite à Bethléem : c’est là qu’il a sa maison, là qu’il a son travail, ses clients, là qu’il peut faire vivre sa famille. Tout cela, il sent qu’il faut être prêt à le quitter : son in-quiétude à lui est le prix à payer pour la vie de son enfant et de sa mère. A lui la conscience que la vie est fragile, que les menaces sont nombreuses et cruelles. A lui d’être le vaste « chez soi » mais sans filet, sans attache. Sur lui, qui s’y expose viendront se briser les précarités de la vie pour en préserver autant que faire se peut « l’enfant et sa mère« . Dans un pays dont il ne connaît pas la langue, et que vaguement les coutumes, où il ne connaît personne, où il ne sait pas s’il va pouvoir trouver du travail ni assurer l’éducation de son enfant, en réfugié qui ne sait pas comment il sera accueilli (comme beaucoup aujourd’hui !), il va. Cet extraordinaire courage, assumé silencieusement mais pour longtemps, c’est vivre lui-même l’aventure de la vie : c’est parce que Joseph a osé cela que Jésus osera lui aussi se lancer dans l’aventure de sa propre vie, sous tant d’inconnu et de menaces.
Mais rends toi compte au passage, toi qui trouves qu’il faut laisser en Méditerranée tous ces pères, tous ces enfants et leurs mères, parce qu’il n’y aurait pas place « chez nous » pour « toute la misère du monde »; toi qui penses qu’il faut bâtir des murs pour empêcher tous ces pères, tous ces enfants et leurs mères, d’envahir ton pays, de prendre le travail de tes enfants, de faire forcément grandir le nombre des délinquants; toi qui penses qu’il faut maintenir dans leur pays tous ces pères, tous ces enfants et leurs mères, le temps d’examiner posément leurs « dossiers » parce qu’après tout il n’y a pas pour eux d’urgence ; toi qui penses qu’il n’y a pas de parcours ni d’aventure à admirer chez tous ces pères, tous ces enfants et leurs mères, mais seulement des clandestins à interdire ou poursuivre : rends-toi compte que c’est à Joseph que tu interdis l’Egypte, que ce sont Jésus et Marie que tu renvoies chez Hérode.
« Et se levant, il prend avec lui l’enfant et sa mère, de nuit, et se retire en Egypte et y est jusqu’à la fin d’Hérode : afin que soit accompli le mot du seigneur par le prophète, qui dit ‘depuis l’Egypte j’ai appelé mon fils’ . » Joseph obéit point par point, mot pour mot, à l’intuition née en rêve chez lui. Une seule précision est apportée dans l’accomplissement de ce choix d’amour paternel : « de nuit« . Et en effet, les voilà dans la nuit, plus au grand jour, plus non plus dans une lumineuse insouciance. La foi est une nuit, où l’on ne sait pas où l’on va ni par où ; mais seulement avec qui. La référence scripturaire que fait Matthieu, dans ce contexte est une sorte de « zoom arrière » vertigineux : montrer qu’une écriture s’accomplit, c’est montrer qu’il y a un « chez soi » encore plus vaste que celui de Joseph, qu’il y a un père dans le sein duquel tout cela est déjà présent, celui qui a parlé par les prophètes. L’inquiétude très réelle et concrète que vit Joseph, et pour longtemps (« jusqu’à la fin d’Hérode« ), fait partie d’un ensemble.
Après cela, il y a l’épisode de la colère d’Hérode, qui ne nous est pas racontée aujourd’hui, colère violente du puissant qui se sent politiquement menacé du fait que les mages ont demandé « où est le roi des Juifs qui vient de naître ? » Il se sent menacé par un enfant : pauvres et dérisoires pouvoirs humains ! L’histoire hélas est perpétuellement la même : les puissants pactisent avec les puissants pour sauvegarder leur pouvoir, mais écrasent les petits pour que eux-mêmes ne soient pas menacés. Et l’affrontement aux puissants fera partie de la « destinée » de Jésus, avec une issue elle aussi dramatique.
Ensuite de quoi, une fois Hérode lui-même mort -car, quels que soient ses efforts, il n’échappe pas à cette destinée-, c’est encore la même chose qui se joue : une intuition en rêve pour Joseph, presque dans les mêmes termes, une obéissance à l’intuition de son amour nourri par le messager divin. Et toujours, toujours : le service de « l’enfant et sa mère« . Sa réflexion et son intuition inspirée (car on a d’une part « entendant qu’Archélaos règne à la place de son père…, il craint…« , et d’autre part « averti en rêve…« ) le conduisent à Nazareth : c’est là que Matthieu, au terme de son « évangile de l’enfance », voulait en venir, afin de fournir son explication à ce fait énigmatique que Jésus soit né à Bethléem et vienne de Nazareth. Nous reste de tout cela un magnifique, un splendide amour paternel, lui-même enchâssé dans un autre amour paternel dont il est le reflet et dont il découle.