Le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Nous sommes toujours dans l’univers de Jean, mais voilà que nous faisons un grand bond en arrière, pour revenir au troisième chapitre ! Rappelons donc que les mots que nous venons de lire sont mis par Jean dans la bouche de Jésus lors d’un entretien nocturne avec un pharisien, qui plus est membre du Sanhédrin (le « haut conseil »), nommé Nicodème.
Quand Jésus lui a dit qu’il fallait être né à la fois d’eau et d’esprit pour entrer dans le royaume du dieu, Nicodème est resté interdit, et puis il a posé la question du comment. Mais pas du « comment vais-je m’y prendre, moi ? », plutôt la question du « comment une telle naissance de l’esprit est-elle possible ? » Car la naissance d’eau, c’est celle que nous connaissons tous : tout nouveau-né, expulsé de sa mère, est aussi tiré de la poche des eaux qui d’ailleurs se rompt pour l’occasion. C’est un changement d’univers, un passage de l’eau à l’air, de la nuit à la lumière, de la solitude refermée au monde ouvert. Mais la naissance de l’esprit, du souffle, du vent (c’est toujours le même mot, qui regroupe tous ces sens), être engendré du souffle, cela doit être rendu possible : comment ?
Et le discours qui suit permet à Jean de retracer comment une telle possibilité est en effet désormais ouverte, celle d’être « engendré de l’esprit » (il dira un peu plus loin : « Dieu est esprit« , Jn.4,24). Les quelques versets qui nous sont donnés aujourd’hui ne sont pas tout-à-fait le début du discours mais presque : après une protestation sur la valeur du témoignage qui va être donnée, Jean a posé d’abord que le « fils de l’homme » est celui qui fait le chemin vers le « ciel » parce que seul il en est « descendu« , et que ce chemin il le trace en étant « élevé » au ciel, ce qui commencera en étant élevé sur la croix. Les mots d’aujourd’hui suivent immédiatement.
Mon modeste commentaire :
Et les mots d’aujourd’hui commencent par un [gar], c’est-à-dire « car » ou « en effet« : nous sommes bien dans un débit d’explication de ce qui a précédé. La condition essentielle pour que d’être engendré de l’esprit soit possible, c’est ce lien posé par le « fils de l’homme » entre le ciel et la terre. Très bien, mais on se demande immédiatement pourquoi. Pourquoi ce lien est-il essentiel ? Pourquoi ce lien a-t-il ce pouvoir génétique ?
[houtôs gar ègapèsen ho théos ton kosmon], « à tel point en effet le dieu a-t-il aimé le monde…« . Cette seule phrase, ce seul bout de phrase, pourrait nous suffire. Dieu, le monde, l’amour. Mais peut-on bien aimer le monde ? Le monde tel qu’il est, est-il vraiment aimable ? Apprenons ! Car dieu, lui, l’a aimé.
C’est même [ho théos], « le dieu » : tel est le vocable que Jean utilise dès le prologue de son évangile pour parler de celui vers qui est tourné, orienté, élancé le « Verbe »: « Au commencement était le Verbe et le Verbe était élancé vers le Dieu, […] ». Le Verbe est celui qui, un avec le dieu, s’en distingue pourtant et devient chair pour nous l’expliquer, le révéler.
[ho théos], « le dieu » : en grec comme en français, l’article défini a ce sens de distinction, et un peu d’emphase. Ce dieu-là. Dieu comme il est, dans sa manière unique et incomparable. Il y a des « dieux » indifférents, comme un grand clou auquel les choses sont suspendues. Ou encore dans leur univers à eux. Il y a des dieux qui règnent, qui dirigent, qui jugent. Celui-là aime.
[ègapèsen], « il a aimé« . En grec, il y a trois mots pour dire l’amour. Il y a [erôs] qui évoque l’amour passionné, le désir des sens. Il ne faut pas le mépriser : chez les Grecs, c’était un dieu, et un dieu distinct d’Aphrodite. Aphrodite est la déesse de l’amour qui séduit, de l’instinct sexuel; Erôs est le dieu d’un amour plus intérieur, qui vient du cœur. Mais bien sûr, et c’est plutôt bien observé, ces deux divinités agissent souvent ensemble. Tout de même, dans la Théogonie d’Hésiode, Erôs est une des cinq divinités primordiales, et c’est grâce à lui que les premières unions engendrent toutes choses du chaos.
Donc, il y a l'[erôs]. Mais il y a aussi la [philia], que nous retrouvons dans bien des mots français : philatélie, aquariophile, etc… . Cet amour-là évoque plutôt la vive amitié, le penchant pour, l’affection. Et puis il y avait en grec un vieux mot, [agapè], qui avait évoqué plutôt la préférence ou la satisfaction, mais qui était tombé en désuétude et qui n’était plus employé. Paul et Jean vont s’en saisir : quelle aubaine, un mot pour dire l’amour mais qui est comme vidé. On va pouvoir le remplir ! Et le remplir comme on veut, avec du neuf !
Ainsi, ce Dieu [ègapèsen], « a aimé« . Il a aimé d’une manière nouvelle, ni [erôs] ni [philia], aimé comme on n’a pas idée. Il a aimé, pas par instinct, pas par désir (car au fond, le désir se recherche soi, ramène à soi). Il a aimé, pas d’une simple affection. Il a aimé, et il faut dire comment, si l’on peut ; il faut dire à quel point, si c’est possible ; il faut dire ce que l’on entend par là, si l’on trouve les mots. « a aimé » : le temps peut étonner. En grec, il s’agit d’un temps particulier qui n’existe pas en français, et qu’on appelle l’aoriste. Ce temps ne nous fait pas assister à une action en train de se dérouler : « Dieu était en train d’aimer, quand…. » Non, il donne la mention sèche d’un fait historique, avéré. Il exprime aussi une vérité générale, ce qui a toujours été et sera toujours. La phrase qui nous occupe est comme une maxime, un proverbe : elle énonce ce qui a toujours été.

Et le monde ? [ton kosmon]. En grec, [kosmos] c’est l’ordre, la convenance, l’organisation. C’est aussi la parure, l’ornement : ce qui fait qu’un adjectif homonyme veut dire beau, orné, paré. Et c’est aussi le monde, l’univers connu que nous habitons : parce qu’il est admirablement ordonné et réglé, et parce qu’il est beau. Quand nous nous émerveillons de voir comme la nature est belle, comme les choses s’enchaînent, comme il y a des « inventions » convenables chez les bêtes comme chez les plantes, nous admirons un [kosmos]. On voit au passage ce que nous saccageons quand nous déréglons la planète ou la polluons : elle devient moche et déréglée, elle n’est même plus un monde.
Mais le monde n’est-il que beauté et harmonie ? Il y a aussi des horreurs, des choses qui nous font frémir. Il y a des catastrophes, des éruptions, des raz de marée; il y a des maladies, des épidémies, des famines; il y a des jalousies, des vols, des mensonges, des guerres. Jean n’ignore pas cela, et il emploie aussi le mot [kosmos] dans un sens moins admiratif, et lorsque Jésus prie son Père juste avant son arrestation, il dit à propos des disciples : « Je leur ai donné ta parole, et le [kosmos] les a pris en haine, parce qu’ils ne sont pas du [kosmos] comme je ne suis pas du [kosmos] » (Jn.17,14). Le « monde » plus moche, donc moins « cosmique », se replie sur lui-même, se recourbe : il ne veut plus que ce qui vient de lui, il ne s’ouvre plus. C’est précisément pour cela qu’il a besoin d’être « sauvé », c’est-à-dire d’être ré-ouvert, re-dressé, dé-plié.
Mais Dieu a aimé le monde, il l’a aimé ainsi, il l’a aimé à tel point. A tel point que ? C’est la question essentielle, et Jean a mis le mot « à tel point » en tête de phrase, [houtôs], car c’est surtout cela qu’il veut nous dire.
à ce point a-t-il aimé le monde que [ton uion ton monogénè edôken] : le fils l’unique-engendré, il l’a donné. On pense immanquablement à Abraham : tu veux montrer à Dieu ton amour ? Ta fidélité ? « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va sur la montagne que je t’indiquerai » (Gn.22,2). Chaque précision sonne terriblement, comme si la cœur était arraché tout entier à chaque fois. Ton fils. Tu n’en as qu’un. Tu l’aimes. C’est Isaac. Va ! Mais le dieu ne laissera pas un homme lui faire cet holocauste, il ne veut pas la mort et ne l’a jamais voulue, la mise à mort n’est pas ce qu’il veut, « c’est la miséricorde que je désire et non les sacrifices » (Os.6,6). Mais lui ne voudra pas nous aimer moins, il nous donnera « le fils, l’unique« . Quoique les hommes fassent de lui. Voilà l'[agapè], l’amour neuf pour lequel il faudrait un mot neuf.
Le dieu, son fils, le monde. Voilà un triangle inédit. Le fils, Jésus, c’est la nouveauté de l’amour du dieu pour le monde. Ou plutôt, c’est la seule raison de parler d’un amour du dieu pour le monde. Si, comme le discours de Jean a commencé par l’affirmer, la condition essentielle de possibilité d’être engendré de l’esprit tient au « fils de l’homme« , à sa montée vers le dieu, celle-ci n’est possible que parce qu’il vient de ce même dieu, et il vient comme un don, un don d’amour. Le but, c’est que le monde vive, d’une vie nouvelle là aussi, de la vie que « le Dieu » et son fils s’échangent, de la vie qui circulent entre eux. Le don par le dieu de son fils, c’est l’extension jusqu’au monde de leur interaction, de leur éternel échange, de la vie qui circule entre eux. Ce que Jean appelle [dzôèn aiônion], « la vie éternelle« . Il s’agit bien de vie.
Car Dieu n’a pas envoyé le fils dans le monde « afin de [krinè] le monde, mais afin que le monde soit [sôthè] par lui« . Juger, [krinè], non : le jugement c’est la mort. Juger, c’est trancher, c’est séparer, c’est diviser. Salomon avait ordonné cela pour le seul bébé restant entre les deux femmes, le trancher. Dieu ne veut pas trancher, il veut rassembler, il veut sauver, [sôthè]. Mais le verbe est passif ici : il veut pour le monde qu’il « soit sauvé« . Ce n’est pas actif, c’est passif. Ce ne sera pas une action, ce sera une passion. L’opposition de ces deux termes, jugement et salut, est à vrai dire une vieille histoire. J’en ai déjà parlé ailleurs, mais il est bon de rappeler les choses de temps en temps. La méditation des prophètes a conduit peu à peu à envisager l’histoire du monde sous le regard de dieu comme un cycle en quatre temps : don de dieu — mauvais usage par l’homme de ce don — abandon de l’homme par dieu aux conséquences de ses choix — nouvelle initiative du dieu qui poursuit inlassablement son dessein. En d’autres termes : don — péché — jugement —salut.
On voit ici que « jugement » n’est en rien un épisode judiciaire, comme le laisserait croire notre propre usage du mot, ni non plus un aspect moral des choses : le « jugement » porté sur un événement ou une personne. Il s’agit de ce terrible moment où le « péché » fait des ravages, emballe la machine, bouleverse les personnes et les choses. Et le « salut » est une vraie « bouffée d’air frais », dans la mesure où il est ce « temps » où la prolifération du péché est interrompue par une nouvelle initiative divine, sans quoi tout serait emporté, détruit, saccagé. Néanmoins, ce schéma prophétique, bien ancré dans les esprits, laissait penser que dans l’ordre des choses, il ne pouvait y avoir salut sans qu’il y ait au préalable jugement : Jean-Baptiste lui-même annonce un jugement ! Et voilà qu’il se passe tout autre chose : et c’est cela dont s’émerveille notre évangéliste. La venue du fils n’est pas le jugement terminal, l’ultime bouleversement où disparaîssent le péché et ceux qui le commettent : il est une grande inversion, une initiative impensable, celle d’un salut AVANT jugement. De la sorte, le jugement, la grande mise à part, le moment où tout sera tranché, est repoussé à la fin. Le pari du dieu, c’est qu’au moment de trancher, il n’y ait plus personne du côté du péché…
« Celui qui croit en lui n’est pas jugé ; celui en revanche qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom de l’unique-engendré fils du dieu ». Croire « en lui« , ce n’est pas forcément cesser tout péché, tout errance dans la mise en œuvre des dons du dieu, mais c’est s’ouvrir à l’initiative d’un autre, c’est s’ouvrir à la nouveauté du dieu, c’est entrer dans une logique de vie et d’échange, c’est s’ouvrir à la vie qu’un Père (puisqu’il a un fils) et un fils ont en commun et qui circule entre eux. La foi, c’est cela : vivre d’une relation. Ce n’est pas, Dieu merci !, une accumulation de préceptes et d’observances. C’est vivre, c’est s’ouvrir à la vie. C’est entrer dans une relation, c’est se laisser habiter par une relation. Choisir d’être comme un temple où un Père et un Fils s’aiment. C’est sans oute cela, être engendré dans l’esprit.
Le monde, c’est important de l’aimer, et de l’aimer de cet amour neuf. J’entends, parfois avec épouvante, diverses générations avoir pour le monde le vocabulaire de la méfiance, du rejet, de la condamnation. Ce n’est pas cela, Jésus. C’est même le contraire. Non pas juger le monde, mais vouloir qu’il soit sauvé. Non pas le laisser aller aux conséquences de mauvais choix des uns et des autres, mais prendre des initiatives pour y renouveler la vie. Bien sûr que notre époque n’est pas parfaite ! Bien sûr qu’il y a des masses de choses à changer ! Bien sûr qu’il y a des chantiers fantastiques ! Mais Dieu qui connaît bien le monde commence par l’aimer. L’aimer d’un amour neuf. L’aimer au-delà de toute mesure. Comment changerions-nous nous aussi quelque chose dans le monde, dans notre humanité, chez les hommes de notre génération, si nous ne commençons pas par les aimer ? Les regarder d’un regard neuf ? Refuser de les juger ? Peut-être sera-ce là que nous commencerons nous aussi à être engendré de l’esprit.