Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF
Nous avons eu une lecture suivie trois dimanches de suite ! Mais cela s’avère un évènement quelque peu extraordinaire : voilà qu’à nouveau nous sautons plusieurs passages jusqu’à celui d’aujourd’hui… Suite aux paraboles qu’il a regroupées, Matthieu place l’épisode du passage de Jésus à Nazareth, où on croit le connaître déjà ce qui annihile pratiquement toute son action. Et puis c’est l’interrogation d’Hérode, qui entend la renommé de Jésus et ce qu’il fait, et pense être en présence du Baptiste ressuscité : occasion pour Matthieu de relater la fin de Jean-Baptiste, assassiné précisément par Hérode, ou sur son ordre.
Or c’est justement quand on est venu lui rapporter cet assassinat que se situe notre épisode : Jésus se retire de là mais aussi recule par suite, ce sont exactement les mêmes mots qui peuvent donner lieu à ces deux traductions. La deuxième ne fait pas plaisir à ceux qui font de Jésus un héros intrépide, mais elle me paraît la meilleure. Il ne s’agit d’ailleurs pas forcément de peur, mais tout simplement de circonspection. Toujours est-il qu’il part en bateau de pêche (le mot désigne ces bateaux petits mais assez ventrus qui permettent à un petit équipage professionnel d’opérer : ce serait aujourd’hui un petit chalutier, mais la pêche au chalut n’existe pas encore à cette époque).
Et il part pour un « lieu désert » : c’est cette appellation qui m’étonne aujourd’hui. [érèmos] est un adjectif qui veut dire désert, solitaire ou vide de, dépourvu de. Il ne s’agit visiblement pas d’un « désert » au sens où nous nous représentons le plus souvent la chose, à savoir un lieu aride, à la chaleur étouffante, ou toute forme de vie relève du miracle : non, parce qu’on apprend un peu plus loin qu’il y a de l’herbe, où les gens vont pouvoir s’asseoir. Et il y va [kat’idian’], littéralement « selon le sien« , ce qui se traduit plutôt par « en particulier » (comme on parle à quelqu’un en particulier). Matthieu emploie la même expression un peu plus loin dans son texte, lorsque Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean pour les emmener sur la montagne où il va être transfiguré : il les prend « en particulier« . Puisqu’ils sont alors quatre, il ne peut s’agir d’être tout seul. Mais il y a bien une mise à part, un choix qui détache.
Quel est donc ce lieu, ou ce genre de lieu ? Vu le bateau choisi, impossible à manoeuvrer seul, il ne peut s’agir d’un endroit purement solitaire : ou alors, il prévoit qu’on le débarque et qu’on le laisse… Mais il s’agit plutôt, dans le contexte, me semble-t-il, de quitter les routes fréquentées et contrôlées par le pouvoir d’Hérode, menaçant, et de se détacher d’une vie publique qui puisse paraître une concurrence. Jésus qui ne veut pas qu’on l’appelle « messie », c’est-à-dire descendant royal (et donc concurrent royal !), donne ici le signe qu’il n’est pas dans ce registre politique, dans ce registre de susciter un contre-pouvoir. C’est donc aussi lever très clairement une ambiguïté même pour ceux qui jusqu’à présent le suivent : si leurs motivations sont avant tout de cet ordre, il ne suivront pas non plus.
Or que se passe-t-il ? « entendant, les foules le suivent à pied depuis les villes. » Cela, c’est extraordinaire ! Les foules, ce pluriel qui dit une masse innombrable, font elle-mêmes le déplacement. Ce n’est plus Lagardère qui vient à celui qui ne veut pas venir le trouver, ce sont des foules qui avaient ce prédicateur à leur porte et qui maintenant vont le trouver. Elles consentent en masse à ce clair manifeste a-politique. Du reste, elles quittent les villes, la [polis] comme on dit en grec : le lieu même de la « politique » c’est-à-dire de l’art noble de faire vivre les gens ensemble et de bâtir la cité. Il y a de leur part un effort considérable : il faut faire, à pied, tout le tour du lac, du moins contourner la partie correspondante. Je ne sais pas bien comment les foules savent où il va, mais elles le savent : elles ne peuvent le suivre des yeux, le lac de Tibériade est bien trop grand pour cela.
Je ne crois pas que cela veuille dire que Jésus se désintéresse désormais de la construction de la cité des hommes : toute sa prédication vise au contraire à les rassembler, à refonder le peuple. Le choix même du mot de « royaume », dans lequel il invite à entrer à travers les paraboles dont nous venons de lire plusieurs, montre une claire intention de changer des choses en ce monde. Et non dans un ailleurs hypothétique. La vie doit changer, ici et maintenant. Donc, il ne se désintéresse pas, mais il ne choisit pas la lutte pour le pouvoir, il ne veut même pas affronter le pouvoir en place. Il ne veut pas établir un pouvoir : c’est une des trois tentations à laquelle il résiste. Et les foules consentent à cela : nous savons tous que la première loi politique est celle du consentement. Aucun pouvoir ne tient durablement sans obtenir le consentement de ceux sur lesquels il s’exerce, et c’est à susciter ce consentement que vont les premiers efforts de tout détenteur de pouvoir : c’est légitime, c’est même grand, c’est poser les rapports de pouvoir d’abord en termes de dialogue et de concordance des volontés. Ici, le consentement est presque paradoxal : ceux qui suivent Jésus consentent à ce que celui qu’ils suivent ne vienne pas concurrencer sur son terrain celui qui (Hérode) se soucie fort peu de leur consentement !
De la sorte, pourtant, « quand il sort » (du bateau en débarquant ? de la maison où il est pour aller prendre le bateau ?) il voit cette foule nombreuse, innombrable, et « il en est remué jusqu’aux entrailles« . C’était impensable. Pour le suivre, les foules ont renoncé au seul référentiel adapté à une foule. Mais ils sont tous « à part » avec lui. Et le lieu recherché est tout sauf désert !!

Et pourtant, l’expression revient, au soir, mais dans la bouche des disciples. « Le lieu est désert » et l’heure est passée : deux raisons pour renvoyer la foule. Mais comment peuvent-ils affirmer que le lieu est désert ??? Il y a une foule innombrable ! Ah, c’est qu’il n’y pas là de vie économique, commerciale : il faut aller dans les villages, loin d’ici, pour acheter des choses, de quoi manger notamment. C’est une autre définition du désert, ce que bien des gens aujourd’hui, un rien technocratiques, appellent un « désert économique« . Ils ne voient pas ce que font les gens, ils ne voient pas ce que sont ces gens, le déplacement fantastique qu’ils ont fait, le consentement incroyable qu’ils ont donné, la démarche de foi qui a été la leur.
Pour eux, aussi, Jésus va faire le signe qu’il va faire, celui qui est fait pour le plus grand nombre de bénéficiaires de tous ceux qu’il a fait. Les foules, il va les nourrir : elles l’ont bien mérité, elles ont fait le déplacement, physique mais surtout intérieur, elles reçoivent une autre nourriture maintenant. Mais les disciples, qui ne voient pas la foule autrement que comme un ennui, un souci, il va leur faire voir cette foule bien autrement : à chacun d’entre eux, il va faire distribuer les pains et les poissons. Il va les pousser à une rencontre de chacun. Ils n’auront plus en face d’eux une foule, ils auront un rassemblement de gens pour qui ils ont fait effort, qu’ils ont servi (le service à table, c’est un drôle d’effort !! Rester debout sans cesse, circuler de tablée en tablée, faire attention aux demandes de chacun : c’est exténuant !). Ils auront une autre vision de la foule, ils auront des personnes.
Il me semble que le signe de la multiplication des pains, et aussi son écho eucharistique dans la vie d’aujourd’hui, vient faire pièce à la « culture de masse ». En fait, la culture de masse, c’est une vision méprisante de ceux qui se considèrent à part, comme des « élites » : pour les foules, telle ou telle réalité est bien suffisante, on met les gens en masse et on les traite sans ménagement. Ils ne sont plus que la « foule des anonymes », ils y perdent jusqu’à leur nom ! Et cette vision guette tous les responsables, même les responsables religieux ! Elle les guette notamment par ce « langage à part » qu’ils persistent à utiliser, par cette « vision à part » dont ils déplorent que personne ne la partage. Elle nous guette, chacun, dans la mesure où l’on veut être « à part ». Jésus voulait partir « à part », mais il a tout de suite consenti à ne pas l’être. Puissions-nous avoir la même promptitude : et surtout mettre les mains par le service dans la découverte de « ces gens » pour découvrir des noms, des visages, des espoirs, des souffrance, des joies, des élans…. Sortons du désert par la porte du service.