Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Nous retrouvons ce texte si beau des Noces de Cana, écrit par Jean dans son évangile, et que j’ai eu l’occasion déjà de commenter ici : Œuvrer à la joie. Commentaire très immodeste, puisque j’ai fait comme si j’étais Jean lui-même, excusez du peu !!!
Cette fois-ci, je voudrais commencer par m’étonner de la nature ou de la qualité du signe. L’œnologue amateur se réjouit bien sûr de cette transformation en bon vin de l’eau incolore, inodore et sans saveur. Et avec lui tous les bons vivants : combien de plaisanteries ne font-elles pas allusion au signe des noces de Cana ! Mais justement : un tel « signe » en est-il vraiment un ? N’est-ce pas plutôt trivial ? Chez Matthieu, le premier signe mentionné dans le ministère de Jésus est celui de guérisons multiples (Mt.4,24), et le premier raconté est celui de la guérison d’un lépreux (Mt.8,1-4) ; Chez Marc, il s’agit de l’expulsion d’un esprit impur (Mc.1,22-27) ; chez Luc aussi (Lc.4,33-36). Voilà des signes qui montrent clairement un Jésus qui vient au secours des gens atteints par le mal. Mais les noces de Cana ?…

Sacristie, S. Maria della Salute, Venise.
Autre différence aussi avec ces trois premiers signes dans notre texte, Jésus est là presque passivement. Ce n’est pas lui qui vient, se déplace, arrive là où il se rendait, etc. : il y a un mariage où est invitée sa mère, et du coup il s’y trouve aussi. On a invité Madame Joseph, et son fils du même coup, pour faire bonne mesure. Il n’est pas là parce qu’il l’a choisi, mais plutôt par égard pour sa mère qui, elle, a été vraiment invitée : Jésus n’est encore que « le fils de Marie », c’est plus tard que Marie sera « la mère de Jésus ». Or justement, c’est dans ce texte que le changement commence de s’opérer…
Encore une différence : dans les trois autres évangiles, le premier signe est accompli dans une synagogue, dans une assemblée croyante réunie pour écouter et célébrer la parole du dieu. Ici, rien d’aussi solennel, on est dans une salle de banquet, peut-être même à l’extérieur (car quand il y a du monde, il faut bien dresser les tables dehors). On sait ce que sont les ambiances de mariage : plutôt aux rires, aux remarques intempestives dites à haute voix, aux chansons. Pas grand chose à voir avec une ambiance de synagogue, ni une assemblée religieuse quelle qu’elle soit -on peut le regretter d’ailleurs !!
Ainsi donc, le décalage est grand. Mais il me semble qu’il illustre fort bien ce que Jean a écrit pour commencer, et qu’il tient à ce que nous gardions en mémoire, et qu’il commente en fait sans cesse : « Et le verbe s’est fait chair, et il a demeuré parmi nous, et nous avons vu sa gloire. » (Jn.1,14). Ici aussi, à la fin du texte, « Jésus fit ce début des signes à Cana de Galilée et il fit apparaître sa gloire…« Se faire chair, « s’encharner », et demeurer parmi nous, ce qui précède, c’est justement ce que nous avons remarqué : ne pas se faire remarquer, être l’un de tous. Il vient, invité en plus mais pas directement pour lui-même : mais il est là. Il participe à la fête, qui est la simple et grande fête humaine d’un mariage. Changer l’eau en vin, ce n’est qu’une manifestation de sa gloire, mais sa gloire c’est justement d’être ainsi dans l’anonymat, caché mais bien présent.
Il me semble qu’il y a lieu de méditer un peu cette présence de la parole incarnée dans nos réalités, dans le cours de nos vies. Il arrive, quand quelque chose va mal, qu’on se mette à lui dire dans le secret du cœur : « Si seulement tu étais là ! » ou « Viens nous aider », ou « nous sauver ! ». En fait, il est déjà là. Même si on ne l’a pas invité directement, il est là dès qu’on a invité quelqu’un. C’est tout de même quelque chose. C’est une intensité et une immédiateté de présence phénoménale !
Peut-être est-ce pour cela aussi que la prière que lui adresse Marie sa mère est aussi épurée, aussi simple : « Ils n’ont pas de vin« . Pas besoin de lui expliquer, pas besoin de lui dire quoi faire ni même de suggérer, pas besoin de lui développer ce qu’à sa place on ferait. Pas besoin de développer les conséquences de cette observation pour le déroulement de la noce. Mais pas non plus besoin d’hésiter à lui faire part de ce souci, lui aussi caché. Un souci d’arrière-cuisine. Cela, a priori, le concerne aussi : présent aux noces, il est aussi présent dans l’arrière-cuisine. Il est présent au détail de notre existence, au moindre détail. Bon d’accord : ce n’est pas le plus petit des détails, un manque de vin pour huit jours de noces et tous les convives, cela fait plutôt un gros souci ! Du reste, pour faire bonne mesure, il va en faire six cent litres. Mais ce n’est pas un souci de même ordre qu’une lèpre ou une possession, ce n’est pas un drame de la même façon. A nos yeux. Pour lui, du moment que c’est notre vie, c’est important.
Je remarque encore que, même ayant fait un signe, il demeure dans l’anonymat ! Les seuls qui savent qui a fait cela, qui a transformé l’eau en vin, en un vin meilleur que celui qui avait été servi au début, ce sont les serviteurs. « Les serviteurs en revanche savaient, eux qui avaient puisé l’eau« . C’est vraiment un drôle de signe, celui-là ! Un signe est fait pour renvoyer à une autre réalité, à quelqu’un d’autre. Normalement, si j’ose dire, on s’attendrait à ce que le signe ébahisse les assistants et qu’ils se tournent du coup vers Jésus, l’esprit rempli de nouvelles pensées à son égard. Mais non, personne ne fait cela. En fait, tous ont une approche partielle du « signe » : les serviteurs, donc, savent qui, mais ils ne savent pas quoi : ils ont puisé l’eau et ils l’ont servie, mais ils n’ont pas goûté le vin. Le maître du repas sait en partie quoi : il a goûté le vin, mais ni ne sait-il que c’était de l’eau, ni ne sait-il que quelqu’un a opéré ici. Il pense même que c’est le marié qui a bizarrement réservé jusqu’à présent le meilleur de son vin, alors que la plupart des convives, un peu éméchée, n’est plus autant capable d’apprécier la qualité supérieure de ce vin-ci.
Une dernière chose encore : le signe dont nous parlons n’aboutit -et même ne peut aboutir- à aucune injonction morale, à aucun précepte religieux. Tout paraît d’un naturel et d’une simplicité telle, qu’on est mis au défi d’imiter. Et voilà qui est souverainement libérateur : la libéralité du dieu et de son messager est telle qu’il n’y a rien de spécial à faire, rien de nouveau à faire -sinon à goûter l’eau changée en vin et s’en réjouir et continuer la fête-. La vie continue, la vie comme une fête, et le dieu y est mêlé : c’est juste une prise de conscience à laquelle nous sommes conduits. Une prise de conscience qui est tout sauf banale, mais qui aura des résonnances différentes chez chacun. Chacun se dira « il est là, et je ne le savais pas ! », et peut-être cela influera-t-il d’une manière ou d’une autre, mais sans que cela soit en rien codifiable ou généralisable. On dépasse ici la règle par le biais du personnel, de l’individuel.
Nous avons donc un signe qui n’apparaît comme tel que pour les disciples mais pour aucun des autres participants ; un signe qui est, à l’aune religieuse, fait dans des conditions d’une banalité étonnante et même plutôt scandaleuses pour une révélation du divin ; mais un signe qui indique par cela même qu’il ne faut pas chercher la présence de la parole, ou du dieu, dans l’extraordinaire. C’est au contraire dans l’ordinaire, qu’on le trouve. Mais tout de même dans ce qui fait la joie, dans ce qui fait l’union, dans ce qui rassemble. Et aussi dans le manque, je veux dire dans ce qui ferait précisément manquer ces buts s’il n’était là. A nous d’ouvrir les yeux sur nos vies, d’y trouver ces évènements qui sont comme les noces de Cana, et d’y reconnaître la puissance transformante de la parole faite chair, cachée mais fidèlement et intensément présente.