Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Privés du deuxième volet du diptyque inaugural de Luc (et je ne vois pas, du coup, comment on pourrait le comprendre avec justesse !), nous voici transportés à une nouvelle étape du ministère de Jésus, comme j’ai essayé de la montrer dans mon précédent commentaire de ce passage, Le risque et la solidarité. L’étape est nouvelle en effet, parce que la tâche prend une ampleur telle qu’elle dépasse les moyens du seul Jésus.

J’écrivais pour conclure : « L’un (Jésus) reconnaît avec beaucoup d’humilité qu’il ne peut plus tout faire seul, et s’associe vraiment d’autres personnes (Simon-Pierre, Jacques et Jean), de manière durable et engageante pour lui. Il va donner à d’autres tout ce qu’il faut pour faire avec lui, et sait montrer d’emblée sa reconnaissance. Il repousse un rapport « hiérarchique » et veut vraiment gommer les distances. L’autre (Simon-Pierre) met son savoir-faire et ses compétences au service, avec une belle spontanéité, et se montre docile malgré son savoir. Il sait aussi reconnaître ce qui le dépasse et accepter l’offre peu ordinaire qui lui est faite : cesser radicalement une activité où il excelle pour une autre où il a tout à apprendre. » Ces nouveaux rapports ne sont pas nouveaux qu’entre ces personnes, ils sont nouveaux en soi dans la société. Ils sont aptes à renouveler entièrement celle-ci, et c’est ce que dans un premier temps je voudrais creuser.
Un leader, un meneur, un porteur de mission (même divine !) qui ne fait pas tout seul, c’est un changement énorme. Il ne s’agit pas ici que de délégation : Jésus a vraiment besoin du bateau de Simon-Pierre, il en a besoin pour deux raisons. D’abord, la foule est trop importante, ceux d’entre-elle qui sont au plus près vont désormais constituer un mur phonique et physique au détriment de ceux qui sont plus loin. Autrement dit, le succès même de la parole du maître devient un obstacle. Ensuite, la foule le presse, littéralement « la masse est sur lui« , de sorte qu’elle devient une menace physique. Autrement dit, le succès même de la parole du maître risque de faire disparaître ce maître : il faut avoir conscience de ce que sont les mouvements de foule pour en saisir vraiment le danger, qui n’est pas imaginaire loin de là.
Ce leader, donc, se reconnaît une indigence. Il ne fait pas tout seul parce qu’il a bien vu que la mission était plus grande que lui, que l’ampleur qu’elle prenait le dépassait. Ce qui lui reste, c’est la conscience de cette mission et l’initiative pour qu’elle se pérennise -et peut-être s’étende encore-. Cela il ne le partage pas (« ils le suivirent« ), parce que ce n’est tout simplement pas possible. Mais tout le reste, oui : cela veut dire qu’il ne va pas garder pour lui la mise en œuvre, les prises de contact, mais même les décisions, l’élaboration des plans, la stratégie, etc. Il engage avec Simon et ses associés (chez Luc, à la différence d’avec Marc et Matthieu chez qui les Zébédée-brothers sont simplement d’autres pêcheurs installés un peu plus loin, ils sont ses associés -et André n’est pas là) une relation où on fera le point ensemble, où on choisira ensemble. On est très loin des pouvoirs exercés jalousement, encore plus loin des exercices pesants du pouvoir.
Et quoi de plus transformant, quoi de plus porteurs pour les « associés » ? (Je les appelle ainsi, parce que le « suivre » est un « marcher avec », un « accompagner », avec cette seule nuance que c’est l’autre qui règle le pas ou la direction). Il me semble que dans une famille, dans un groupe, dans un travail, c’est ainsi que chacun se sent le plus reconnu et impliqué. Dans le monde professionnel en particulier, le travail de chacun lui donne une véritable connaissance du réel, à la fois éprouvée (parce que le réel résiste) et réfléchie (parce que cette résistance appelle l’intelligence pour la vaincre), qui entre dans la dignité même du travailleur : qu’il soit associé à l’analyse des choses, aux orientations et aux décisions serait au bénéfice de tous ! Mais cela est vrai aussi des relations d’un enseignant avec ses élèves, ou d’un médecin avec son patient : des relations qui ne sont pas strictement « hiérarchiques », mais qui sont tout de même « asymétriques ».
Et ce leader veut encore rétribuer. Il n’est pas de ceux qui cherchent à « diminuer la masse salariale » parce que la rétribution de ceux qui travaillent et engagent leurs compétences n’est considérée que comme une charge budgétaire qu’il faut à tout prix diminuer pour une meilleure « rentabilité » (au profit de qui, d’ailleurs ?…). Non, Simon-Pierre et les siens ont rendu un service devenu nécessaire, et même s’ils ne demandent rien, ce leader-là veut les rétribuer : « va au large vers le grand-fond et laissez aller vos filets pour la prise. » Je remarque au passage que cette rétribution n’est pas une récompense condescendante : elle se fait avec leurs propres mains, avec leur propre savoir-faire. Ils ont fait pour lui ce qui était de son domaine, il les ramène sur le terrain de leur compétence, là où ils en savent plus que lui. Le souci de la dignité de l’autre est constant, il aura gagné de ses mains, et se devra surtout à lui-même ce qu’il aura gagné. De la part du leader, il n’y aura eu que des indications, une orientation.
De l’autre côté, la docilité de l’associé est également un changement majeur. Il ne s’agit pas d’une docilité naïve, d’une sorte de démission intellectuelle, car tout de même : le patron-pêcheur expérimenté qu’est Simon-Pierre sait bien les temps et les rythmes de la pêche. Il a cette expérience du réel, il sait qu’en pleine journée la pêche est généralement moins bonne, les poissons plus loin au fond. En plus, leur expérience récente à tous, la nuit dernière, dans les conditions les meilleures, les a fait rentrer bredouille : pas très motivant. Simon-Pierre ne joue pas au naïf ni à l’ébloui, il dit cela, il en fait part. Il entre dans ce nouveau rapport offert par le leader (qu’il appelle « chef« , [épistata], celui-qui-se-tient-au-dessus) où les avis sont les bienvenus.
Mais il ajoute aussi » …or sur ton mot je laisserai aller le filet. » Son expérience, entière et récente, lui fait savoir improbable un résultat quelconque. Improbable, mais pas impossible. Et sa docilité vient se loger là : dans un consentement à ce que ne contredit pas réellement son expérience. Il ne se lance pas dans l’absurde, mais il accepte la part de risque qu’on lui fait prendre à son tour. Il a tiré Jésus d’un mauvais pas, d’un risque pour lui, et il accepte à son tour d’en prendre un sur son ordre. D’ailleurs il ne dit pas ordre, mais « mot« , [rhèma] : c’est « sur ta parole« , parce que c’est toi qui le dis. A Simon-Pierre est reconnue par Jésus la dignité d’un savoir-faire ; à Jésus est reconnue par Simon la dignité d’un savoir-dire.
Mais la docilité réfléchie de Simon-Pierre va plus loin : il sait reconnaître qu’il est dépassé, lui aussi. Il se retrouve exactement dans la même position que Jésus au début du passage, dépassé. Oui son expérience et son savoir-faire lui faisaient juger, non impossible, mais hautement improbable une quelconque pêche en ce lieu et à cette heure. Désormais, son expérience et son savoir sont dépassés par l’ampleur de la pêche, ils n’ont jamais fait une telle prise qui les menace -comme le succès de son premier ministère menaçait désormais Jésus par l’écrasement de la foule. Le cerveau se met à travailler à toute allure devant le danger, les réflexes et la solidarité jouent, on appelle l’autre bateau de la flotte de pêche, les professionnels trouvent les gestes adéquats, les bateaux sont pleins à enfoncer, les dégâts dans le filet ont été limités, aucun homme, aucune embarcation, ne sont perdus. Ouf !
Sa réaction néanmoins est spontanément différente : il n’attribue pas l’ampleur sa pêche à son savoir-faire, ce qui est pourtant le cas. La surprise et la nouveauté la lui fait attribuer à une action de Jésus, une sorte de « magie ». Une « magie » qui serait ambivalente : est-elle récompense ou condamnation ? Le cadeau est-il empoisonné ? Et ce n’est pas la reconnaissance qui prend le pas à cette heure, c’est l’effroi, et Simon Pierre préfère la prise de distance : « sors d’auprès de moi, parce qu’homme-qui-fait-fausse-route je suis, seigneur. » Le mot « sors ! » est celui si souvent employé pour les démons dans l’évangile de Luc. Ici, associé au « seigneur » qu’il lâche en fin de phrase, il fait peut-être bien ressortir l’ambivalence des sentiments de Simon Pierre, qui ressent la présence du supra-humain capable du bien comme du mal. Mais le mot de l’exorcisme est vite tempéré par une tournure laissant plutôt place à la crainte religieuse. Et se mettant lui-même en cause, « homme-qui-fait-fausse-route » demande tout simplement l’éloignement de celui qu’il considère comme la cause de cette de cette expérience de l’excès qui met en danger.
La docilité réfléchie de Simon Pierre et de ses associés va pourtant aller encore plus loin : les voilà invités à une « reconversion », à quitter les lieux d’application de leur expertise et de leur expérience pour appliquer ces derniers à ce que fait Jésus lui-même. Les termes propres à la pêche sont bien réemployés, mais appliqués cette fois-ci aux « humains« . Et ils acceptent, s’appuyant sur ces nouveaux rapports établis par celui qui les invite par lesquels ils « marchent avec » tout en laissant à un autre l’orientation, et très conscients qu’il y aura à apprendre. Ils se laissent sortir de leur « zone de confort » vers un inconnu, vers une aventure, et c’est là aussi tout à leur honneur.
J’ai voulu, dans un premier temps, montrer tout ce que ces nouveaux rapports pouvaient renouveler dans la société, à toutes les échelles de la société. Ils en font une société de l’égale dignité, de la collaboration, et en même temps une société de l’aventure, de l’exploration du réel par la connaissance éprouvée de ses limites, bref du dynamisme. Mon deuxième temps est en fait très bref : je constate que ces nouveaux rapports n’existent, à l’origine, qu’à cause de la foule : c’est le début de notre épisode. Je constate aussi qu’ils sont établis d’abord entre quelques-uns, mais au service et au bénéfice de cette même foule : c’est la fin de notre épisode. Mais il est clair que ces nouveaux rapports, aptes à renouveler toute société, à faire de ce monde un monde « nouveau », ne sont pas destinés à rester en propre à ces « quelques uns », nommément Jésus et ses disciples.
Ces nouveaux rapports, en effet, ne « définissent » pas une nouvelle communauté, au sens circonscrit. Jésus et ses disciples ne vont pas vivre selon de nouveaux rapports, puis avoir des rapports différents avec la foule. c’est d’autant plus clair pour les premiers lecteurs de Luc qu’ils savent très bien, à leur époque, que tout « rabbi » constitue autour de lui une « école » avec des disciples. La différence ici, et elle est de taille, c’est que lesdits disciples ne repartent pas chez eux une fois l’école terminée, le soir à cinq heures. Cette fois, ils restent pour une vie ensemble, pour que tous les aspects de la vie et des rapports humains soient renouvelés. Et si tous les aspects des relations sont renouvelés, a fortiori les rapports avec la foule, qui ne peuvent plus être différents.
En d’autres termes, il n’y a pas ici fondation d’une nouvelle communauté au sens d’un groupe distinct des autres et qui vit avec des règles qui lui sont propres. Il s’agit bien d’un « groupe de vie », mais qui n’est pas marqué par l’exclusive, par la frontière. Au contraire. Ce groupe fait école non seulement pour ses membres mais pour que s’étendent en dehors de lui, d’une manière somme toute fort naturelle, ces nouveaux rapports qui ont la puissance de renouveler les choses. Et voilà un autre aspect de ce qu’est le groupe des disciples, c’est-à-dire l’Eglise authentique en son cœur : être le germe d’une société entière en renouvellement. Elle n’est pas un groupe circonscrit qui n’est « pas du monde », en réaction contre lui, avec ses règles propres et faisant fi des règles qui ont cours dans le monde. Elle est, et elle cherche à être, un ferment et un germe de relations habitées par d’autres dynamismes, capables de renouveler l’humanité entière.