Le dieu ne parle que par un étranger (dimanche 30 janvier).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Le texte d’aujourd’hui fait suite à celui de dimanche dernier (c’est assez rare pour être noté !!). Il s’inscrit dans le diptyque composé par Luc pour raconter les premiers pas de Jésus dans son ministère d’annonce du royaume. Il s’agit d’un élément du premier volet, celui qui conduit au refus du messager, quand le second volet conduira au contraire à l’acceptation de son message. J’en ai déjà fait un commentaire sous le titre Vivre mains ouvertes. J’ai essayé d’y faire remarquer le blocage que constitue chez ses auditeurs le fait de sortir de la gratuité de ce qu’il offre pour en faire une exigence ou un dû.

Je voudrais cette fois-ci m’attacher à cette sentence mise par Luc dans la bouche de Jésus : « Amen je vous dis qu’aucun prophète n’est [dektos] dans sa patrie. » Je voudrais m’y attacher, parce qu’elle est énoncée comme une explication de ce qui se passe, comme si d’ailleurs ce qui se passe était attendu, certain, inéluctable.

Cette sentence est pourtant bien étonnante : elle semble contre-intuitive, comme on dirait aujourd’hui. On pourrait croire que l’on s’adresse d’autant mieux à ceux que l’on connaît bien : à l’époque où tout le monde sait que « pour bien enseigner l’anglais à John, il faut connaître John », venir porter un message dans une région que l’on connaît et à des gens que l’on connaît devrait représenter un atout considérable. Du reste, dans la doctrine de l’Eglise catholique d’aujourd’hui, par exemple dans le décret conciliaire Ad Gentes sur l’activité missionnaire, le fait qu’une communauté dans une région ou un pays donné puisse susciter enfin ses propres ministres porteurs de la parole est considéré comme une étape capitale : est-ce donc là une opposition à cette sentence de Jésus ?

Remarquons en effet le côté lapidaire de la sentence : « aucun prophète« , en grec [oudéïs prophètès]. La formule n’admet aucune exception, elle vise même clairement à exclure la moindre exception. Il n’y a pas de solution dès lors à distinguer un cas général et des cas particuliers. C’est à prendre ou à laisser.

J’ai laissé non traduit un mot de la sentence : « Amen je vous dis qu’aucun prophète n’est [dektos] dans sa patrie. » Le mot [dektos] peut être traduit par accepté, par admis, ou encore par agréable. Ce n’est pas tout-à-fait la même chose.

Etre accepté dans sa patrie, c’est y être reçu, c’est rentrer dans les échanges, c’est avoir une place faite. L’expédition de Phocée est acceptée par les Ségobriges qui les invitent au banquet nuptial de la fille du roi, laquelle choisit précisément pour époux l’un des deux chefs -c’est-à-dire qu’ils font alliance-, en conséquence de quoi on leur concède une vaste terrain pour s’installer et l’on établit tout de suite des échanges entre les arrivants et les autochtones, ce qui aboutit à la fondation de Marseille.

Etre admis, c’est un processus sous condition : c’est entrer, alors que cela ne va pas de soi, dans un cercle dont il faudra accepter les lois ; être admis, c’est pouvoir aussi bien être exclu à l’occasion. Paul est admis dans l’aéropage d’Athènes pour y être entendu sur les doctrines qu’il va proclamant dans la ville ; et quand, les exposant, il en vient à la résurrection, il est poliment mais fermement éconduit.

Etre agréable, enfin, se situe sur un autre registre, plus émotionnel ou sentimental, qui se situe plus de personne à personne que vis-à-vis d’une société dans son ensemble. Qui est agréable pourra plus facilement être admis, voire accepté, mais il se pourrait que cela ne suffise pas. Et à l’inverse, on peut fort bien être admis ou accepté, alors même que l’on est jugé désagréable. Le roi Hérode a tout-à-fait accepté Jean-Baptiste et son message, alors même que ni l’un ni l’autre ne lui sont spécialement agréable : c’est même tout le contraire, on dirait que c’est parce que l’homme comme son message sont dérangeants qu’ils sont acceptés !

Ainsi donc, la sentence n’est pas du tout la même suivant le sens que l’on donne à notre mot : « Amen je vous dis qu’aucun prophète n’est accepté dans sa patrie » signifie qu’il n’y restera pas, qu’il peut bien y passer et y délivrer quelque message, cela n’engendrera pas d’échange, il n’y aura pas avec lui communauté. « Amen je vous dis qu’aucun prophète n’est admis dans sa patrie » signifie qu’il n’a même pas accès à elle, qu’il n’y trouvera aucun séjour ni occasion de délivrer son message. « Amen je vous dis qu’aucun prophète n’est agréable dans sa patrie » signifie qu’il peut certes y venir, y séjourner, y demeurer même si bon lui semble, mais qu’il ne suscitera aucun plaisir : ce qui n’empêche pas qu’il puisse être entendu ou écouté. A lire le passage, il me semble que la première traduction est la bonne : on le jette dehors ! Et même, on cherche à le faire mourir.

Nous en revenons donc à notre questionnement de départ, mais un peu enrichis : comment se fait-il qu’aucune alliance n’est possible entre un prophète et sa patrie ? Comment se fait-il qu’il soit impossible, quelque cas de figure que l’on envisage, qu’un prophète et ceux de sa patrie construisent quelque chose ensemble ? Il est peut-être temps de remarquer que cette sentence ne s’applique pas à tout un chacun : elle ne connaît pas d’exception parce qu’elle porte elle-même sur une situation d’exception, celle du prophète. Enseigner l’anglais à John ne donne pas à son professeur un statut de prophète, tant s’en faut ! Nous voyons d’ailleurs que Luc illustre son propos de deux exemples notoires.

Le premier exemple évoque la figure d’Elie. Il est, écrit Luc, envoyé à Sarepta, à une veuve qui se trouve là-bas et qu’il secourt, alors qu’il y avait à la même époque beaucoup de veuves en Israël. C’est là solliciter un peu l’histoire : dans le Livre des Rois (1R.17, 1-16), Elie a provoqué contre le roi Achab une terrible sécheresse, et par contrecoup contre lui-même la colère du roi, de sorte qu’il doit se cacher de celui-ci : le dieu le nourrit grâce à des corbeaux qui lui apportent de la nourriture, et il peut boire à un torrent. Mais bientôt le torrent s’assèche aussi et le prophète lui-même se trouve affecté par la sécheresse qu’il a provoquée. Le dieu vient à son secours en lui indiquant qu’il a chargé une veuve, à Sarepta, de subvenir à ses besoins. Arrivé sur place, le prophète va bénéficier des secours bien pauvres de cette femme, en échange de quoi il lui assurera la pérennité de ses ressources. On comprend que le résumé fait par Luc donne de l’épisode un résumé pas tout-à-fait fidèle : il fallait, par sollicitude pour son prophète, que le dieu lui fasse quitter sa patrie. La veuve de Sarepta est d’abord l’instrument de cette sollicitude divine. Et si aucune veuve en Israël n’a joué ce rôle, c’est parce que le ministère du prophète, en provoquant sur tout le pays la sécheresse, les en a toutes rendues incapables. Donc, pas d’alliance entre le prophète et sa patrie, parce que le prophète fait la guerre à sa patrie et à son roi. Et aussi, il faut le dire tout de même, le prophète fait la guerre à sa patrie et à son roi parce que ceux-ci ne sont plus fidèle au yahvisme mais servent plutôt d’autres dieux.

Le deuxième exemple convoque la figure d’Elisée. Il y avait, écrit Luc, à son époque, bien des lépreux en Israël : pourtant ce ne fut aucun d’eux qui fut guéri par Elisée, mais bien Naaman, un Syrien. Là encore, les choses sont légèrement différentes (2R.5, 1-19) : C’est Naaman, général syrien, lépreux, qui apprend par une jeune esclave de sa femme qu’il y a à Samarie un prophète capable de le guérir. Il s’y rend et reçoit du prophète (qui ne sort même pas à sa rencontre !) l’ordre de se baigner sept fois dans le Jourdain, ce qui ne lui plaît pas du tout : il s’attendait à des manipulations ou des incantations, et repart mécontent. Ce sont ses serviteurs qui le pressent d’essayer malgré tout, le fléchissent, et le voilà guéri. Plein de reconnaissance, il repart chez lui désireux de servir désormais le dieu d’Israël. On voit que les rapports du prophète et de sa patrie sont ici fort peu évoqués : sinon que le roi d’Israël, à qui Naaman s’est d’abord adressé, a pris comme une provocation cette demande d’être guéri de la lèpre faite par un roi voisin pour son général, et c’est le prophète qui, spontanément, a envoyé un de ses serviteurs à la cour pour rediriger vers lui-même le solliciteur. On peut dire bien sûr que le roi n’a pas songé de lui-même à envoyer Naaman chez Elisée, signe peut-être du peu de crédit qu’il lui accordait. Mais faut-il aller, à partir de cet exemple, jusqu’à dire qu’il n’y avait rien de construit entre le prophète et sa patrie ?

Voilà donc qui est étrange : Luc cite deux exemples, qui sont manifestement mal employés, mal interprétés ! On n’accusera pourtant pas Luc de ne pas savoir lire, ce serait très injuste. Mais alors que veut-il ? Il me semble qu’il nous met tout simplement sur la piste de ce qu’est un prophète. Et c’est sans doute le point capital de cette sentence et surtout de ce passage : situer Jésus comme un prophète. Un prophète au sens où Elie et Elisée sont des prophètes. Pas des personnages qui auraient écrit (dit-on) des livres ou prononcés des oracles recueillis dans des livres, comme Isaïe ou Jérémie. Mais des personnages impliqués dans la vie de leur temps, dans la vie collective et institutionnelle, pour y manifester la présence agissante de leur dieu. Et voilà ce qu’est aussi Jésus : dans ce premier volet du diptyque, la preuve en est faite par la négative, il est rejeté comme le furent aussi les prophètes ; dans le deuxième volet, quand il est accepté, il peut agir comme les prophètes Elie et Elisée (accomplir de nombreux signes, des guérisons, des résurrections…).

Je reviens pour finir à notre sentence. Que peut-elle signifier pour notre vie ? Bien sûr, elle nous invite à accepter Jésus comme présence agissante du dieu dans notre vie. Mais aussi, peut-être nous aide-t-elle à mieux comprendre pourquoi c’est lorsque nous voudrions être auprès des nôtres ce même signe de la présence agissante du dieu que cela ne « marche » pas. Dans ce domaine, la proximité éloigne. Le dieu est un autre, et c’est un autre seul qui peut en être le signe. La leçon devait porter particulièrement fort à l’époque de Luc, quand la structure de la communauté chrétienne naissante était portée avant tout par les familles et les chefs de famille : nul ne peut au nom du dieu « faire sa sauce religieuse » seul dans sa famille. Il faut une interaction entre les familles, il faut aussi des acteurs plus « étrangers » pour porter ce témoignage. Encore aujourd’hui, si l’on a le souci que grandisse la foi dans sa famille ou parmi les siens, c’est en étant accueillant à d’autres, en se confiant à d’autres. L’ouverture à d’autres concrets reste la condition incontournable et indépassable de la naissance et de la croissance de la foi dans la famille. Le repli sur soi de la famille ou de la patrie n’est pas un signe de santé aux yeux de la foi : c’est plutôt le signe du rejet.

Et je tremble en écoutant, dans la campagne électorale en cours en France, tant d’appels au repli sur soi et à la fermeture du pays…

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