Pas là ! (dimanche 17 avril – Pâques).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Ce témoignage, celui de Luc, a déjà fait l’objet d’un caillou : Etonnons-nous ! Mais qu’est-ce qu’un caillou, devant une immense pierre fermant un sépulcre ?! Or celle-ci est justement roulée : profitons-en pour entrer nous aussi. Et demandons-nous pour commencer comment nous abordons ce texte…

Il m’apparaît en effet que ce texte est lui aussi un monument, lui aussi dressé par Luc en mémorial de Jésus. C’est ce que veut dire le mot [mnèméïon]. Il y en a trois autres, dressés respectivement par Matthieu, Marc et Jean. Quatre monuments en mémorial. Et il y a deux manières d’aborder celui-ci, celui de Luc, d’après notre texte : à plusieurs, à marche normale, avec des aromates préparées, comme les femmes, ou bien seul, en courant, étonné par ce que d’autres ont dit, comme Pierre. Ces deux manières d’aborder le texte sont chacune à un bout de notre passage, lui servant de cadre.

Faut-il choisir ? Pour ma part, j’ai l’impression de l’aborder un peu des deux manières à la fois : comme on revient sur des lieux déjà fréquentés et à plusieurs -dans la mesure où nous y allons un peu ensemble, chère lectrice et cher lecteur- ; avec quels aromates ? Il s’agit en fait « d’épices agréablement odoriférantes qui étaient ajoutées dans le linceul ; elles étaient destinées à combattre l’odeur dégagée par le corps mort, mais non à le conserver« . Autrement dit, ces aromates sont une promesse de revenir souvent dans ce monument de riche. Eh bien, il me semble en effet revenir régulièrement à ce texte-là, et pas seulement une fois par an, formellement, par la lecture du passage, mais bien plus souvent parce que ce monument est une référence et un repère constant pour la réflexion, la pensée, et la vie. Dans le fond, ce n’est pas loin de la démarche de l’historien qu’est Luc.

Mais il me semble aussi venir à ce monument-mémorial comme Pierre, seul et pour vérifier quelque chose d’incroyable ou d’inexplicable. Peut-être d’ailleurs est-ce tout l’enjeu de chacune de nos visites à ce monument, à ce texte : y courir à nouveau pour y trouver la trace de quelque chose de nouveau, quelque chose qui nous étonne et nous maintienne en éveil, ouverts à l’inattendu. Comme le disait à peu près Héraclite, « si tu n’attends pas l’impossible, comment accueillerais-tu l’inespéré ?« 

Ainsi donc, entrons, puisqu’à jamais la pierre est roulée. Entrons pleins de reconnaissance pour le riche Joseph -encore un Joseph !- d’Arimathie, qui s’était déjà, selon la coutume, fait creuser un tombeau destiné à de nombreuses visites. Sans lui, une simple tombe n’aurait jamais permis de constater ce qui est ici manifeste. Entrons, mais que voyons-nous ? Beaucoup de choses, qui rendent mal venue l’expression « le tombeau vide » : deux hommes au vêtement étincelant, des linges -seuls-. Mais tout de même nous constatons une absence criante : celle de l’homme à qui ce monument-mémorial est dédié et dressé !

Nous rencontrons un monde fou dans ce texte, des quatre c’est peut-être celui qui est le plus fréquenté. Les femmes : Marie la Magdaléenne, Jeanne, Marie de Jacques et encore « les autres femmes » (c’est-à-dire « celles qui avaient accompagné Jésus depuis la Galilée » Lc.23,55, « Suzanne et beaucoup d’autres » Lc..8,3) ; puis deux hommes au vêtement étincelant ; puis les Onze (Judas a fait défection) « et tous les autres« … C’est un vrai hall de gare ! On perçoit d’ailleurs, de part et d’autre des deux hommes au vêtement étincelant, un groupe innombrable de femmes (quoiqu’avec un noyau de personnes nommées) et un groupe innombrable d’hommes (quoiqu’avec eux aussi un noyau de personnes nommées). Mais le seul que nous ne voyons pas, … c’est Jésus !

Beato Angelico, La découverte du tombeau ouvert (1437), fresque, Couvent san Marco, Firenze.

Voilà une chose tout-à-fait merveilleuse : il n’est pas dans le monument-mémorial, mais alors… il n’est pas dans le texte non plus !!!? Quatre monuments, quatre textes : il n’est dans aucun d’eux. Il ne se laisse enfermer dans aucun. Il n’est prisonnier d’aucun texte. C’est un phénomène aux conséquences incalculables : il n’y a pas de Jésus-à-la-lettre. Le littéralisme est impossible, le texte n’enferme pas, et encore moins ne constitue, le corps de Jésus. Il n’est que des « linges, seuls« . Ce n’est absolument pas sans rapport avec lui, au contraire : tout cela l’a enveloppé, tout cela raconte son aventure jusqu’à sa fin, telle qu’elle est apparue à Luc, à Marc, etc. Mais il reste plus grand, il reste insaisissable. Un mot, un texte, un geste, un rite : rien ne peut se saisir de lui, constituer sur lui une emprise, ou le saisir dans son entièreté. Il échappe, « il n’est pas ici« . Et la foi chrétienne, qu’en quelque sorte nous fêtons aujourd’hui, ne peut être autre chose qu’une ouverture, qu’une recherche, qu’une immense interrogation faite sur des bases qui mettent les réponses faciles, ou toutes faites, ou courtes, au défi.

Il n’est pas là, mais il suscite la perplexité : [aporéoo] c’est être dans l’embarras, dans l’incertitude. Ici le verbe est à l’infinitif passif : les femmes sont mises dans l’incertitude par cette absence. Le Ressuscité nous met dans l’intranquillité, une attitude profonde qui rend attentif, qui fait ne pas se satisfaire de peu, qui sait qu’il manque quelque chose, qui n’est pas rassasiée ni comblée. Une attitude aussi qui ouvre, qui fait accepter la parole et l’expérience des autres comme autant d’indices possibles pour retrouver la trace de celui qui nous manque avant tout.

Il suscite aussi la mémoire : « souvenez-vous… » disent les deux hommes en vêtement étincelant, « Et elles se souviennent« . Et c’est le même mot, du moins de la même famille, que le monument-mémorial dans lequel nous sommes entrés, [mnèsthèté] leur est-il dit, et elles [émnèsthèsan], le tout dans le [mnèméïon]. Elles venaient au lieu du souvenir et ne se souvenaient pas, il faut que les choses leur soient redites, que la mémoire leur soit rendue. Et pour ce faire, la phrase décisive est la première, « Que cherchez-vous celui qui est-en-train-de-vivre parmi ceux qui sont morts ?« , une question ! Les souvenirs dont il est question ne sont pas les poussières subsistantes des sentiments récemment éprouvés, qu’on chercherait à raviver, car cela est plutôt se souvenir de soi-même. Non, c’est un effort, un acte intellectuel puissant (mais à portée de tous), qui fait se quitter soi-même pour réveiller son attention à lui. Une attention à lui-qui-est-en-train-de-vivre, plutôt qu’à un être mort, révolu, passé. La mémoire dont il est question ici n’est pas celle qui fait se rappeler la date de la bataille de Crécy, mais celle qui fait se rappeler d’appeler un ami parce qu’il vit des choses difficiles ou pour partager avec lui une joie. C’est la mémoire d’une vie aujourd’hui.

Il suscite encore l’élan : « retournées du tombeau, elles annoncent toutes ces choses aux Onze et à tous les autres. » et « Pierre se dressant court au tombeau… » Une envie de rencontre, une envie de dire. Pas d’asséner des certitudes, puisque justement on n’en a pas ! Mais de partager ses questions, de soumettre à d’autres ses constats ou les éléments qui provoquent ou soutiennent notre recherche.

Et puis il suscite le débat, la controverse : « Elles disaient ces choses aux apôtres, et cela leur apparaissait en face comme du radotage, ces mots, et ils ne les croyaient pas. » Ce n’est pas parce qu’on a un véritable élan pour partager ses questions et ses incertitudes qu’on va nécessairement trouver porte ouverte. Qu’importe, il y aura peut-être une petite ouverture ? « Tout de même, Pierre… » Le voilà à son tour dans l ‘étonnement, petite brèche qui peut devenir grande. Le débat débouche sur l’espérance.

Perplexité, mémoire, élan, affrontement : tant d’éléments qui font la vie d’aujourd’hui, et même d’en ce moment. Peut-être est-ce le signe que chaque instant de notre vie est une présence-absence du ressuscité ?

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