Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Je continue mon projet bancal de commenter le récit de la passion séquence par séquence, mais en alternant les récits d’un évangéliste à un autre. On trouvera dans le dernier, Emporté par la foule, les références aux autres commentaires déjà faits. Cette année, après l’arrestation de Jésus à Gethsémani d’après Luc l’an passé, je m’arrête sur le procès devant Caïphe d’après Matthieu.
Matthieu nous indique tout de suite qu’il faudrait lire ce qui suit comme un diptyque : il y a Jésus, et il y a Pierre. Nous suivrons Jésus, Pierre nous occupera l’année prochaine. Mais il ne faudra pas oublier cette mise en parallèle qui est sans doute très importante pour mieux comprendre : il y a un effet miroir à côté duquel il ne faudra pas passer, entre ce qui se passe à l’intérieur, chez le grand-prêtre, et ce qui se passe à l’extérieur, dans sa cour.
Ainsi, « Ceux qui ont saisi Jésus l’emmènent devant Caïphe le grand-prêtre, où les scribes et les anciens se sont réunis. » Leur pouvoir s’est exercé sur Jésus, on lui a mis la mains dessus (l’expression, symbolique, est tout-à-fait significative) et maintenant on l’entraîne de Gethsémani où on s’est saisi de lui jusque devant le grand-prêtre. Et Caïphe n’est pas seul, il y a avec lui toute une assemblée : les spécialistes des écrits que sont les scribes, et les spécialistes de la religion que sont les anciens. Il y a un écho entre deux verbes employés l’un pour Jésus et l’autre pour les membres de cette assemblée, au moment où tous convergent vers chez Caïphe, car ils n’y vont pas de la même manière.
Pour Jésus, c’est le verbe [ap-agoo] ; pour les scribes et les anciens, c’est le verbe [sun-agoo]. [agoo], c’est toujours conduire, guider. Mais [ap-agoo] c’est conduire hors d’un lieu : c’est le verbe utiliser pour traduire en justice, emmener au supplice ; mais c’est aussi celui employé pour entraîner à l’écart dans une mauvaise intention, et détourner hors du droit chemin. Voilà qui nous décrit tout un univers intentionnel : si Jésus converge chez Caïphe, ce n’est pas de son propre fait, mais c’est la volonté de ceux qui l’y emmènent qui se révèle. [sun-agoo], c’est conduire ensemble : c’est rassembler, réunir, rapprocher, se contracter. Le mot a le même radical que la « Synagogue ». Ainsi, si ce qui caractérise d’emblée Jésus est d’être arraché à quelque chose, d’être tiré hors de son « lieu », ce qui caractérise les autres est cette convergence vers le même but, cette complicité dans un même dessein.
En miroir, on l’a dit, il y a la démarche de Pierre : « Pierre, le suit à distance, jusqu’à la cour du grand prêtre ; et il y entre et s’assoit avec les gardes pour voir la fin. » Pierre est un disciple, et c’est bien le verbe suivre qui est associé à cette qualité dès le début des évangiles. Cette fois, pourtant, la suite est « à distance » : la peur, sans doute, si elle ne le coupe pas encore de son maître, creuse déjà un fossé entre eux. Il va jusqu’à l’ [aolè], qui désigne un espace à l’air libre, souvent la cour d’une maison. Espace libre pour lui, quand Jésus est fait prisonnier. Il s’asseoit avec les [hupèrétaï], mot qui désigne d’abord les rameurs ou les hommes d’équipage, mais finalement tous les subordonnés : eux vaquent en attendant des ordres, lui en attendant l’issue des évènements. Pierre vient librement, là où son maître est entraîné contre sa volonté. Il reste dehors et dans un espace libre, là où son maître est à l’intérieur, détenu. Il attend pour voir la fin, là où son maître est acteur de cette fin.

Et puis nous revoilà à l’intérieur, et pour un long moment. C’est le procès auquel nous assistons. « Les grands prêtres et l‘‘assemblée siégeante tout entière cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire mettre à mort… » Surprise, le grand-prêtre n’est plus singulier mais pluriel : sans doute y a-t-il là les représentants des grandes familles sacerdotales, et pas seulement le grand-prêtre nommé par le pouvoir civil. Nous aurions donc là le signe d’une mise sous l’éteignoir d’un conflit très important de légitimité entre ceux qui revendiquent une légitimité historique à diriger la religion et ceux, celui surtout, Caïphe, qui tient sa légitimité du pouvoir politique : rappelons que Hérode-le-Grand avait écarté les « historiques » pour nommer des grands-prêtres nés à l’étranger, afin de mieux les contrôler. Mais il semble qu’ici, les rivalités se taisent un instant. C’est sans doute que tous se sentent menacés par Jésus. Sa manière d’être et son approche de la loi et des écritures menacent dans leurs fondements leur pouvoir.
Du reste, il est clair que ce procès sera entièrement à charge. Le but est avoué, « pour le faire mettre à mort« . On sait déjà qu’il faudra, pour l’exécution de la sentence de mort, l’aval de l’autorité de l’occupant romain, mais il faut d’abord énoncer cette sentence. Si les jeux sont déjà faits, on peut se demander quel besoin il y a d’un procès ! Mais c’est qu’il s’agit précisément pour eux tous de sauver leur légitimité et leur autorité : il est donc capital que les apparences institutionnelles soient sauves. Ce sont précisément elles que la prédication de Jésus menace. Procès il y aura, mais ce sera un procès à charge. Mais la recherche du moyen d’emblée ne s’affirme pas simple : ils cherchent « un pseudo-témoignage« , car un témoignage au sujet d’un acte ou d’une parole qui mérite la mort n’est pas simple à dénicher. Du reste, continue le texte, « … et ils n’en trouvaient pas parmi les nombreux faux-témoins s’avançant.«
Je suis tout de même étonné que l’affaire soit si mal montée. Comment ! Voilà des hommes qui sont nombreux, qui ont une autorité reconnue (même si pas forcément appréciée), qui ont un projet précis : ils sont suffisamment au pouvoir pour que soient nombreuses les personnes prêtes à faire ce que ces hommes leur demandent, prêtes à mentir devant un tribunal (il est vrai que l’assemblée leur est d’avance acquise), et ils ne parviennent pas à trouver le témoignage qu’il leur faut ? Cela montre une belle impréparation. Mais dans l’esprit de Matthieu, nous comprenons aussi, en creux, que cela montre que face à Jésus, il s’avère impossible de montrer même au prix de la vérité -mais en restant tout de même crédible : car rappelons-le, il s’agit de sauver l’institution !- impossible de montrer Jésus en défaut, de le montrer transgressant la loi ou les écrits au point de mériter à l’évidence la mort.
C’est si difficile à croire, que Matthieu nous donne un exemple. « En dernier s’en approchent deux, qui disent: « Celui-ci a dit : ‘Je peux détruire le sanctuaire du dieu et, en trois jours, le bâtir.’ » C’est le retour sur un épisode que tous les évangélistes rapportent, sans doute parce qu’il a beaucoup marqué les esprits, mais sans doute aussi parce qu’il a effectivement été utilisé dans le procès. Matthieu situe cet épisode dans l’élan même de l’entrée triomphale à Jérusalem (Mt.21,10-13) : « Jésus entre au temple, il jette dehors tous ceux qui vendent et achètent dans le temple. Les tables des changeurs, il les retourne, ainsi que les sièges des vendeurs de colombes. Il leur dit : « Il est écrit : Ma maison sera appelée maison de prière. Et vous, vous en faites une caverne de bandits ! » Fin de l’épisode. Il n’y a pas trace de la parole rapportée par les deux derniers témoins, ou même d’une parole approchante (c’est différent chez d’autres évangélistes, mais avec d’autres logiques : nous sommes ici dans l’univers de Matthieu). autrement dit, les faux-témoins rappellent un épisode qui a marqué les esprits et fortement contesté les autorités religieuses (en contestant la manière dont le temple est géré) ; mais pour les besoins de leur cause, ils inventent de toute pièce une parole que Jésus n’a jamais dite.
Et tout le monde le sait, c’est une évidence. « Jésus cependant se taisait« . Nul besoin de s’expliquer sur quelque chose qu’il n’a pas dit. Il est aussi suffisamment en paix pour ne pas avoir à se justifier, à estimer avoir à rétablir la vérité : le ferait-il qu’il entrerait dans une spirale fatale. Mais le silence suffit ; l’assemblée qui le juge, à son grand ennui, est face à un témoignage qui ne paraît même pas vrai. Le grand-prêtre (cette fois, au singulier, c’est Caïphe) est bien ennuyé : « Tu ne réponds rien ? Qu’est-ce qu’ils témoignent à charge contre toi ? » Si seulement Jésus parlait, on pourrait passer des témoignages rapportés à ce qu’il dit à présent, le prendre à partie, le conduire à une parole malheureuse. Mais là, chacun est confronté à un « dossier » vide. » Il faut beaucoup de force pour tenir un tel silence, devant des mensonges aussi révoltants qui s’accumulent, et proférés qui plus est devant une assemblée qui a envie de les accréditer. Il faut une confiance singulière dans le vrai, et aussi être tout-à-fait sûr de la moindre chose que l’on ait dite ou faite. Il faut aussi un recul impressionnant devant la situation, une saisie claire et tranquille des rôles de chacun, de leur autorité véritable. Ce silence tranquille donne tout de la tête et des épaules.
« Le grand prêtre lui dit : « Je t’adjure, par le Dieu vivant, dis-nous si toi, tu es le Messie, le Fils de Dieu. » Changement de stratégie, le prévenu est interrogé directement non sur quelque chose qu’il a précédemment dit ou fait, mais sur son identité. La question est particulièrement perverse : demander à quelqu’un une telle chose, demander à une personne évidemment humaine si elle est « messie » d’une part, « fils de dieu » d’autre part est un défi. Le titre de messie, on s’en souvient, Jésus l’a toujours évité et a interdit à ses disciples de le professer à son sujet : la chose a une portée trop politique. Quant à l’autre titre, appliqué à un être humain, il constitue en lui-même un blasphème, même sous forme de question !!!Le grand-prêtre, dans sa rage à obtenir ce qu’il veut, en oublie toute prudence ou mesure.
La réponse de Jésus le lui fait d’ailleurs remarquer : « C’est toi qui dit ! » Il ne s’agit nullement d’un acquiescement, bien plutôt d’un renvoi de responsabilité du tac au tac. Celui qui pose la question doit assumer ses paroles. Et il enchaîne sur son propre message : « sauf que moi, je vous dis :… » L’exception est bien marquée, elle distingue clairement le message faux de son accusateur et juge de son propre message. Et son message à lui n’assume aucun des deux titres énoncés par le grand-prêtre, il se centre sur le titre qui caractérise sa prédication, difficile pour nous à comprendre, et qui lui a été laissé par la prédication ultérieure de ses propres disciples, qui ne l’ont pas repris : celui de « fils de l’homme ».
« Désormais vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel. » Ce titre, qui appartient au courant de l’apocalyptique, que l’on trouve dans le Livre de Daniel, désigne un être venant avec pleine puissance des sphères célestes pour accomplir le salut promis. Assumé ici, dans les conditions que l’on sait, par un homme réduit à l’impuissance, il sonne de manière dérisoire. Et c’est sans doute précisément pourquoi Jésus l’assume en cet instant. Il n’est pas l’annonce d’un futur : il invite à un regard porté sur le présent, ici-même, avec une autre profondeur. Cet homme debout, c’est « le Fils de l’homme assis« , cet homme jugé devant une assemblée et à la merci de son pouvoir, c’est celui qui est »à la droite de la Puissance« , c’est-à-dire qui exerce la puissance même du dieu unique et agit en son nom, cet homme que l’on accuse faussement de toutes manières de nuit à l’intérieur d’une salle obscure du palais du grand-prêtre, cet homme qui descend au plus bas de l’échelle de la société et maintenant traité en paria, c’est sa manière de venir « sur les nuées du ciel« . Dans cette profession totalement décalée eu égard au spectacle et à la situation, il y a une révélation. C’est maintenant et de cette manière que le dieu unique réalise la promesse attendue et effectue le salut du monde.
La réaction n’a rien à voir avec ce qui vient d’être dit. Elle n’est pas une plaidoirie qui démontre et prouve, elle n’est tirée en rien de ce qui vient d’être dit. Elle est le rugissement trop longtemps réprimé de celui qui n’attendait qu’une parole, quelle qu’elle soit, du prévenu pour en faire un accusé. « Alors le grand prêtre déchire ses vêtements, en disant : « Il a blasphémé ! Quel besoin avons-nous encore des témoins ? Voilà, à l’instant, vous avez entendu le blasphème ! Quel est votre avis ? » Ils répondent et disent : « Il est passible de mort. » Alors ils crachent sur sa face et le giflent ; d’autres le rouent de coups en disant : « Prophétise pour nous, messie ! Qui c’est, celui qui t’a atteint ? » » Un blasphème, c’est une parole qui s’oppose à la divinité, ou qui la tourne en dérision. Jésus, lui n’a fait que donner une interprétation de ce qui est en train de se passer, il a dit que la divinité avait choisi d’accomplir le salut promis à l’instant et à travers la situation qui se déroulait. Mais le consensus de l’assemblée est formé sans avoir jamais reposé sur rien. Les cris passionnés et l’accord spontané tiendront lieu de preuve, les slogans l’emportent sur la recherche de la vérité. Les apparences seront sauves et sauveront les institutions. Mais la réalité est autre, et plus que jamais s’effondrent les institutions : la réalité c’est le salut en train de se réaliser à travers un défi aux apparences, quand la réalité à voir est totalement contraire aux apparences sous lesquelles elle se joue. Le pouvoir des prêtres vient se briser sur celui qu’il condamne, dans une sorte d’aveu d’impuissance à trouver chez lui le moindre reproche méritant sa sentence. Ce pouvoir, qui se fonde sur une parole révélée, est impuissant à révéler quoi que ce soit. C’est la comédie du pouvoir.
Et comment les disciples de Jésus ont-ils pu peu à peu tourner eux-mêmes en une institution ?