Pour que le monde soit sauvé (dimanche 4 juin)

le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Ce passage de l’évangile de Jean, extrait de l’entretien nocturne avec Nicodème, a déjà été commenté ici, Etre engendrés de l’esprit : j’ai essayé de faire ressortir comment un amour nouveau peut seul engendrer un monde nouveau. Cette fois-ci, je suis frappé par l’opposition juger-sauver.

Ce petit passage développe en effet l’affirmation selon laquelle l’envoi de son fils unique est bien le signe que le père aime le monde d’un amour unique et sans limite. Or ce développement appelle une précision, car suivant l’action de ce fils unique on pourrait conclure en ce sens, ou en sens contraire. Et c’est là qu’intervient notre opposition : « Le dieu n’a en effet pas envoyé son fils dans le monde afin de juger le monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui. » On comprend donc que si le fils unique venait pour juger le monde, il ne serait pas forcément signe de l’amour du père ; mais s’il vient pour que le monde soit sauvé par lui, alors oui : il est bien le signe que le dieu a tant aimé le monde. Juger et sauver sont deux actions qui ont un sens opposé, pour confirmer ou infirmer l’amour du dieu pour le monde.

Que veut dire sauver ? Le mot n’est ni très simple ni très précis. Juger, en revanche est plus facile à préciser. Nous avons tous en tête le fameux jugement de Salomon : deux mères se disputent un nouveau-né, chacune disant que c’est l’autre dont le bébé est mort. Le roi Salomon ordonne que l’on tranche le nouveau-né en deux pour donner à chacune la moitié. Mais l’une des mères crie qu’on le donne plutôt tout entier à l’autre et qu’on ne le tue pas. Salomon fait alors donner l’enfant à celle-ci, jugeant à sa réaction qu’elle est la vraie mère.

Ce récit montre que juger, c’est trancher. Le jugement tranche entre la vraie mère et la fausse, avec l’image symbolique insupportable de trancher le bébé lui-même ! Dans le jugement, il y a quelque chose de terrible, d’insupportable. Et c’est à cela que la vraie mère a été sensible et par cela qu’elle s’est révélée. Et c’est en étant prête à supporter l’insupportable que la fausse mère s’est elle aussi, et malgré elle, révélée. Autrement dit, le jugement n’est pas tant dans la sentence -insupportable- que dans la manifestation à tous de ce que chacun porte en soi.

On voit ici que le jugement est redoutable : car que portons-nous en nous-mêmes ? Qui sommes -nous vraiment ? Comment réagirons-nous face à des situations extrêmes, face à des actions ou des évènements insupportables ? Qui peut dire ce que nous aurions fait si nous avions été comme d’autre soumis à torture, si nous étions nés sous un régime inique, si nous nous étions trouvés dans une situation de guerre, ou que sais-je encore ? Et dans notre vie quotidienne, nous croisons des personnes dans des situations extrêmes de précarité, de violence (familiales ?), de maladie, de mort : et ces personnes sont mises à nu par ces situations, contraintes de révéler leur cœur, pour le meilleur ou le pire. Bien souvent le meilleur, heureusement. Qui ne redouterait le jugement ?

Alors on voit bien : si le fils unique -Jésus- avait été envoyé pour le jugement, pour mettre le monde entier en situation de « crise » (en grec, [kritéïn], c’est juger !), qui penserait que c’est un signe de l’amour du dieu ? Qu’attend-on au contraire ? Il me semble que l’on attend au contraire deux choses, d’une part que ne soit révélé de chacun que le meilleur, d’autre part que que cette révélation ne soit pas l’effet d’une contrainte insupportable mais vienne plutôt comme une manifestation spontanée, douce, consentie, presque insensible. Ce qui se passe quand des personnes font preuve de générosité : vous leur dites merci, elles vous répondent que « c’est normal », elles ne voient pas cela comme exceptionnel -alors que ça l’est !

Et si c’était cela, être sauvé ? Puisqu’il y a opposition entre « juger » et « sauver », si « sauver » était ce que nous avons décrit, ce que nous attendons plutôt ? Dans ce sens, j’observe que notre opposition n’est pas entre deux verbes actifs, mais entre un verbe à la voix active, « juger » et un à la voix passive, « être sauvé« . Cette remarque au point où nous en sommes est loin d’être anodine : car le jugement fait peur justement parce qu’il est actif, parce qu’il est l’effet d’une contrainte insupportable qui vient d’une mise en crise -repensons à Salomon. Alors qu’au contraire, on ne voudrait aucune contrainte forçant à la révélation de ce que l’on est : et c’est bien le seul résultat qui est énoncé dans la formule passive « pour que le monde soit sauvé« . C’est un état final, dont on ne sait comment il advient. Mais il advient.

Ce que je viens d’écrire n’est pas tout-à-fait exact : on sait que le monde est sauvé [di’aoutou], « par lui« . La préposition [dia] suivie du génitif (ce qui est notre cas) signifie à travers, en traversant, avec une idée de séparation, mais aussi « par l’entremise de, au moyen de« . La préposition n’introduit pas à proprement parler un complément d’agent, il faudrait [hupo]. Mais elle dit par l’entremise de qui l’agent principal accomplit ce qu’il accomplit. Autrement dit, le monde est sauvé par un agent non-énoncé, on comprend qu’il s’agit d’un « passif divin » fort courant dans les écrits bibliques. C’est le dieu qui sauve le monde, qui l’achemine à cet état où il révèle le meilleur de lui-même de manière spontanée. Mais il le fait par l’entremise du fils unique qu’il a envoyé, et aussi à travers lui avec cette idée de séparation. La séparation violente, la crise intolérable, c’est ce fils unique qui va l’assumer, qui va la prendre sur lui , qui va la vivre. Pour que le monde en soit épargné. Il va prendre sur lui l’intolérable pour que celui-ci soit évité au monde.

Alors oui, une fois qu’on a perçu cela, une fois qu’on a réalisé que le dieu non seulement évitait au monde l’intolérable et le hasardeux, mais aussi qu’il laissait son propre fils assumer cela pour que le monde n’ait pas à l’assumer, alors je crois qu’on peut admettre que c’est bien là le signe que le monde est aimé du dieu, et à un point inimaginable. Mais me direz-vous, il y a bien des personnes qui sont néanmoins en situation de crise en ce monde ! L’intolérable n’est pas évité à tous ! C’est vrai, et je ne sais que dire devant cela. Peut-être faut-il comprendre que ces personnes sont unies au fils unique d’une manière spéciale, qu’elles sont lui, qu’elles sont en lui…? Je ne sais pas, en tous cas c’est une possibilité offerte à leur liberté que de vivre elles aussi cet intolérable « pour que le monde soit sauvé« …

5 commentaires sur « Pour que le monde soit sauvé (dimanche 4 juin) »

  1. Si le début de ce texte est magnifique, je n’aime pas sa fin qui exclut. « celui qui ne croit pas est déjà jugé, du fait qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu ». Et ceux qui n’ont, dans d’autres civilisations, jamais entendu parlé de notre Dieu ou de Jésus ? Bien sur, tu peux répondre que si leur vie est en accord avec l’Amour, même sans connaitre notre religion, ils sont sauvés. Malgré tout, cette exclusion me gène.
    Un peu comme dans le symbole de Nicée Constantinople « Je reconnais un seul baptême pour le pardon des péchés » … trop excluant !

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    1. Tel que tu les dis, je suis d’accord avec toi ! Evidemment, c’est une manière de lire qui est d’aujourd’hui, et particulièrement après le « séisme » de la découverte par les grandes nations chrétiennes de l’Amérique : que fallait-il penser de toutes ces personnes qui avaient vécu pendant tant de siècles sans même connaître le nom de Jésus ?! Jean, de son côté, féraille plutôt avec ceux qu’il appelle les « Juifs », c’est-à-dire les responsables religieux du peuple d’Israël qui refusent de voir en Jésus celui qu’ils attendaient….
      De mon côté, quand je lis « Celui qui croit en lui n’est pas jugé ; mais celui qui ne croit pas est déjà jugé -parce qu’il n’a pas cru au nom du fils unique-engendré du dieu », j’entends que « croire » fait en quelque sorte échapper à la situation de jugement, alors que non pas le fait de ne pas croire mais bien plutôt le refus délibéré de ne pas croire est en soi le jugement, c’est-à-dire que ce choix de ne pas croire met dans la position de la femme qui accepte l’intolérable de couper l’enfant en deux.
      Il faut garder à l’esprit que « croire » est ici un mot pivot, et que selon ce que nous mettons (et selon ce que Jean met) sous ce mot, nous allons peut-être (ou pas) nous récrier. Il me semble ici en tout cas que « ne pas croire », c’est accepter l’intolérable, et en particulier la mort du fils, comme une chose normale. La définition de « celui qui ne croit pas », selon Jean, c’est celui qui n’est pas scandalisé par la condamnation et la mort de Jésus, et qui trouve que c’est normal et que c’est ce qu’il fallait faire.
      Bon, je crois que je prendrai ce verset à commenter dans trois ans… 🤣

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  2. Oui, j’aime beaucoup ta réponse qui remet en contexte l’évangile de Jean, qui s’adressait aux juifs et au première communautés. On était encore bien loin de l’Église universelle !!! J’espère bien pouvoir lire ton caillou dans 3 ans 😉

    Reste ma seconde remarque ! Au moment du concile de Nicée, l’Eglise s’étendait, les schismes aussi, je comprends bien qu’il fallait mettre de l’ordre dans tout ça ! N’empêche qu’on récite encore aujourd’hui ce « Credo » qui dit « Je reconnais un seul baptême pour le pardon des péchés » ! On modifie parfois des détails de traduction des textes latins en français, mais on maintient là une exclusion incroyable !

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