Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF
Cet évangile de Matthieu, qui ne fait pas suite à celui de la semaine passée mais est situé bien plus loin, a déjà été commenté trois fois : Métamorphose ! , Eblouis ou éclairés ? et Des représentations à la réalité. Je suis frappé cette année par les deux visions qui sont vécues par les disciples, et je me demande ce qu’elles s’apportent mutuellement.
Je viens d’écrire « vécues par les disciples », mais il ne s’agit pas de TOUS les disciples : ce sont trois en particulier, et qui sont pris [kat’idian], à part. Il s’agit d’un cadeau fait à certains et pas à d’autres. On pourrait dire aussi : d’un cadeau fait à tous, du fait du récit, mais par le biais de trois seulement qui l’auront vécu. Ce récit est un partage d’expérience.
Qui sont-ils, ces trois ? A les suivre chez Matthieu (car il ne faut pas mélanger les évangiles, on risque d’en faire une soupe insipide !), ils n’apparaissent pas beaucoup, auparavant. En fait, il s’agit de trois des quatre tout premiers appelés : « Simon, dit Pierre, et André son frère…, Jacques, celui de Zébédée, et Jean son frère… ». A ce moment-là, il s’agissait d’être ses disciples, et Simon Pierre reçoit chez lui (comme il est visible pour la guérison de sa belle-mère), mais pas encore d’être itinérants comme lui et avec lui. Dans notre texte, André a disparu, mais Pierre a pris plus d’importance : il est celui qui a été invité à venir à la rencontre de Jésus qui marchait sur la mer, et il est celui qui a tout récemment dit à Jésus qu’il était, à son avis, « le messie, le fils du dieu vivant » (tout en objectant immédiatement après à la passion que Jésus annonce aussitôt). Il me semble donc que ces trois privilégiés représentent en fait tous les disciples (puisqu’ils sont les premiers d’une longue série), tous les disciples en tant que groupe (et le fait qu’ils soient « frères » le souligne aussi), et aussi le disciple à titre individuel -et ici, c’est Pierre qui cristallise un peu cette approche-.
J’ai parlé de deux visions. Oui, car il y en a deux : « Et voici leur est montré Moïse et Elie parlant avec lui. » Et plus loin : « Or levant leurs yeux, ils ne virent personne sinon lui Jésus seul. » Ce sont les deux fois où un verbe relevant de la vue est employé. Or ces deux visions sont deux visions de Jésus, mais qui sont bien différentes. Dans l’une, il est en compagnie, qui plus est sa face resplendit comme le soleil et ses vêtements sont blancs comme la lumière ; dans l’autre il est seul. Tout se passe comme si cette deuxième vision, celle avec laquelle ils sont laissés, en renfermait désormais pour eux une autre, la première. Le « Jésus seul » n’est plus un Jésus isolé, il est dans une conversation avec les deux plus grands témoins jusque-là jamais envoyés par le dieu. On ne sait pas, chez Matthieu, ce qu’ils se disent : ce n’est pas cela qui est important pour l’auteur, mais le fait que les deux rendent témoignage à Jésus. Il est celui vers qui, ou celui pour quoi, ils ont guidé ou éveillé le peuple. Le fondateur de l’alliance et le restaurateur de l’alliance, tous deux ensemble, pointent vers Jésus. Et même s’effacent devant lui. Il ne faut pas comprendre le « Jésus ordinaire » qu’ils accompagnent comme isolé, mais comme un Jésus devant qui s’effacent le fondateur et le restaurateur de l’alliance. Cela ne peut avoir qu’un sens : c’est que c’est lui, Jésus, qui va la réaliser historiquement.

Qu’est-ce que cela nous dit, à nous ? L’alliance, c’est le don par le dieu de sa vie et de son amour, et c’est aussi l’instauration offerte d’une communion de vie avec lui. Nous désirons nous aussi cela, sans doute : accueillir du dieu toute la puissance et la force de vie et d’amour, être aimés entièrement, absolument. Et aussi répondre, apporter quelque chose qui vienne de nous si c’est possible. Et mener notre vie avec la liberté d’être aimés indéfectiblement, et aussi apporter autour de nous tout ce dont sommes capables, et que cela tombe à bon escient, que cela soit justement ce qu’il faut et comme il faut. Mais force est de constater que, d’une part, nous nous fermons bien souvent à l’amour offert, pour toutes sortes de raisons, que d’autre part nous rompons bien souvent la communion. Et ce que nous avons à offrir, cela tombe à plat, ou n’aboutit pas à ce que nous voudrions, est mal interprété ou est inopportun ou mal ajusté. Ce n’est pas la moindre des souffrances que de ne pouvoir rien apporter, ou d’apporter ce qui ne convient pas. Mais lui, il « y arrive », lui, il a le secret. Voilà qui motive pour le suivre.
Mais s’il y a de l’extraordinaire dans cet homme, ce n’est pas l’extraordinaire qu’il faut chercher, pas le clinquant. Il se présente comme le « Jésus de tous les jours », seul. Et il convient de passer nous aussi d’une vision à l’autre, non en oubliant la première puisqu’elle révèle ce qu’on ne voit pas, mais en se satisfaisant de la deuxième, qui nous est laissée. Il nous faut nous aussi « monter sur la montagne » pour s’ouvrir à la première vision, être introduits à ce que Jésus a d’exceptionnel et d’unique ; mais pour le vivre, il faut « redescendre de la montagne », s’inscrire dans l’ordinaire, tout en jetant sur lui désormais un regard tout différent. Nul ne peut « dresser trois tentes » et rester sur la montagne, ce n’est pas le lieu où vivre, ce n’est que le lieu de l’illumination, et Pierre ne reçoit même pas une réponse, même pas une objection à sa proposition, tant elle est décalée et impossible. Le lieu de la vie, c’est la vie ordinaire, celle où rien n’apparaît particulièrement extraordinaire, ou de loin en loin seulement. C’est la vraie vie, celle à laquelle nous sommes reconduits. C’est la belle vie : je ne suis pas en train de dire que l’évangile nous condamne à une vie « grise », je dis au contraire qu’il nous permet de comprendre ou d’entrevoir la présence de l’extraordinaire sous le voile de l’ordinaire. Et en effet, on peut vivre des choses extraordinaires d’une manière qui échappe à la plupart, qui ne fait pas de bruit, qui n’éblouit personne… Il y a un vrai enjeu à quitter la recherche du clinquant pour s’investir dans l’épaisseur des jours et des relations, c’est le chemin de l’évangile.
Et comment passer d’une vision à l’autre ? Là encore, le texte nous fait faire un chemin. « Voici qu’une nuée lumineuse les obombre, et voici une voix qui parle depuis la nuée : celui-ci est mon fils le chéri, que j’approuve entièrement : écoutez-le ! Et les disciples qui écoutaient tombèrent sur leur face et eurent grand peur. Et Jésus s’approcha et en les touchant leur dit : relevez-vous et n’ayez pas peur. » Je distingue trois étapes qui font passer d’une vison à l’autre, qui permettent de convertir en quotidien la prise de conscience exceptionnelle.
Première étape : l’entrée dans l’ombre d’une nuée, lumineuse pourtant. Voilà qui est très paradoxal. Mais la vie est ainsi faite : la lumière éblouissante de la première vision est dérobée à leurs regards. L’homme de foi ne reste que de courts instants dans l’éclat de l’illumination, il est environné de toute part, mais c’est de nuit. Une nuit lumineuse, certes, mais une nuit. Du point de vue de l’expérience, plus rien d’éblouissant, ni même de simplement lumineux. La nuit. Une nuit dans laquelle Jésus seul -déjà !- est désigné. C’est lui qui est tout, c’est lui qui fait tout comme il faut, c’est lui qui « y arrive ». La voix divine le confirme comme le très aimé, comme l’accomplissement parfait de ce qu’attend le père, comme le modèle unique. Comme la seule parole totale et définitive que puisse donner le dieu qui veut nous parler. Mais s’il nous parle, à nous d’écouter. Première étape donc, et qui s’impose à nous plus qu’elle n’est un choix, ne plus s’occuper de ce qui nous a ébloui pour concentrer non nos regards mais notre écoute sur Jésus. Changement de register sensoriel. La vue conduit à l’évidence, elle établit un contact qui dure, elle pousse à s’arrêter pour regarder et se remplir ; l’ouïe tremble d’incertitude, elle s’appuie sur du fugace et du passager, elle contraint à avancer pour chercher encore.
Deuxième étape : écouter fait tomber et craindre. La voix a dit d’écouter, et c’est justement ce que font les disciples, c’est exactement le même verbe. Mais ils tombent et sont terrifiés. Expérimenter la chute et la peur. Privés de ce qui ébloui, les disciples se doivent d’avancer, d’oser, à la conduite de leur seule ouïe. Ils vont chuter, ils vont se tromper, ils vont butter. Ils ne vont pas oser. Ils vont être écrasés un moment par la réalité qui se présente à eux. Deuxième étape, donc, faire l’expérience de sa faiblesse, de l’avancée dans la nuit avec ses errances et ses peurs parfois terribles.
Troisième étape enfin : sentir le toucher de Jésus tout proche, qui ressuscite (« relevez-vous » emploie le verbe qui va devenir quelques lignes plus loin : « avant que le fils de l’homme se relève d’entre les morts« ) et délivre de toute peur. Ces deux choses n’en sont d’ailleurs peut-être qu’une : peut-être qu’être délivré de sa peur est commencer de ressusciter. Or ce Jésus qui touche, c’est le Jésus ordinaire, celui qui ressemble à n’importe qui. Peut-être que c’est le toucher de nos proches, l’expérience de leur proximité, le fait d’être rassuré de leur présence et stimulé de leurs appels ou de leurs encouragements. Voilà qui va nous transfigurer nous aussi…
Un commentaire sur « Les deux visions (dimanche 6 août) »