Je vais mourir (dimanche 3 septembre).

Notre texte d’aujourd’hui fait directement suite à celui de dimanche dernier ; il a déjà été commenté ici d’une part en insistant sur le début du texte, sur le thème du disciple, Aller derrière Jésus, d’autre part en insistant sur la fin du texte, sur le thème des motivations Avec soi comme on est, et avec les autres. Mais cette fois-ci, je voudrais m’arrêter sur ce qui se passe de manière très « basique ».

Car que se passe-t-il ? Jésus a fait une petite enquête intermédiaire pour savoir ce qui passait de son message, comment il était perçu, aussi bien des gens que de ses propres disciples. Lui se dénomme comme « Fils de l’homme », ce qui lui est propre ; l’attente des gens se situe plutôt autour d’un Messie, ou d’un prophète qui l’annonce. Ces deux titres recouvrent des conceptions bien différentes, la première apocalyptique, la seconde politique, je n’y reviens pas. Mais Pierre a eu l’inspiration d’affirmer les deux avec des mots à lui, et c’est le moment pour Jésus, d’après Matthieu, d’affirmer… qu’il va mourir !

Pourquoi Jésus aborde-t-il ce moment comme une opportunité pour ce faire ? A y réfléchir, c’est sans doute pour « compléter le tableau ». En l’affirmant « Fils de l’homme », les disciples le croient directement issu de la cour céleste, envoyé unique du dieu pour prendre les hommes qui lui appartiennent et les retirer du monde auprès de lui. En l’affirmant « Messie », les disciples le croient issu des hommes, impliqué dans les combats de ce monde et chef victorieux qui va faire triompher ici-bas la cause du dieu, en devenant le chef incontesté établissant les règles du dieu sur la terre. Dans le deux cas, que ce soit en restant en ce monde ou en y échappant, tout s’achève dans une apothéose glorieuse, pour lui et pour les siens. Il est donc grand temps de ré-équilibrer les choses, et d’affirmer aussi que sa destinée va être très commune et passer par la mort (même si les modalités de celle-ci sont particulières, et si la mort n’aura pas le dernier mot).

Ce que j’appelle « très basique » et qu’il ne faudrait pas oublier d’entendre, c’est que Jésus dit : « Je vais mourir ». Il y a bien sûr en cela une contestation, ou une correction, des « figures théologiques » dessinées par les noms qu’on lui attribue (ou qu’il revendique), mais il y a aussi, et d’abord, l’expression d’un drame humain. L’expression DU drame humain tout entier. Il me semble que si nous passons si communément à côté de cela, c’est parce qu’on ne peut pas entendre une telle annonce sans être ému jusqu’au fond de l’âme : alors on part tout de suite sur des pistes savantes, ou bien on insiste sur « et le troisième jour, se réveiller. » -qu’il dit aussi, c’est incontestable. On retrouve le « happy end » que l’on veut à toute force.

La réaction de Pierre traduit parfaitement notre difficulté, notre refus, d’entendre une telle annonce. Fort des louanges et de la place spéciale qui vient de lui être dessinée, il prend Jésus à part sur le thème : « arrête avec tes idées noires. Aies confiance en toi. » Mais il se fait sévèrement rabrouer, et Simon, de Pierre, devient Satan. Et le rapprochement avec les trois tentations est le plus clair qui soit jamais dans les évangiles. Autrement dit : écarter la mort, la pensée de la mort, et son inéluctable survenance, ce n’est pas tracer la route du dieu, et c’est même écarter les hommes de celle-ci. La voie spirituelle authentique inclut la mort : pas cela seulement, mais cela aussi.

Or Jésus dit bien : je vais mourir. Et si, pour nous, c’est si difficile à entendre, qu’en est-il pour lui ?! Aucun des évangiles ne fait de psychologie, on n’a donc pas de développement à ce sujet. Mais on a un épisode bien connu, celui de Gethsémani, où il nous est montré par Matthieu envahi d’angoisse, triste à en mourir, souhaitant clairement que, si la chose est possible, cela lui soit épargné. Le lecteur comprend qu’on est là dans un paroxysme, mais il comprend aussi que ces mêmes éléments habitaient déjà l’âme de Jésus en parlant de sa mort, même si c’était sous une forme moins violente, du moins qui pouvait encore être contenue.

La mort est là. En fait, elle est toujours là. Si nous y réfléchissons, nous prenons vite conscience que nous ne vivons jamais sans elle. Ou plutôt, si nous y réfléchissons, nous réalisons que nous ferions bien de ne jamais vivre sans elle. Pas avec elle seulement : ce serait faire de toute la vie une marche vers la mort ! Elle n’est pas le but. Mais elle est un risque constant, qui invite à penser autrement à ce que l’on fait, à la place que l’on laisse aux autres, à l’importance toute relative de ce que l’on réalise… La mort va nous contraindre à nous déprendre de tout : y penser peut nous inviter à nous déprendre de bien des choses, et peut-être à accepter de nous laisser saisir par certaines choses. Il est remarquable que les personnes qui sont passées à deux doigts de la mort font souvent une ré-évaluation complète de leurs valeurs et de leurs priorités.

Peut-être sommes-nous invités par ce texte à re-considérer nous aussi la présence de la mort avec nous. Non comme un éteignoir ou une piqûre paralysante, mais comme une remise à la bonne échelle de ce que nous vivons, et comme une occasion de revoir nos priorités. La mort viendra toujours interrompre de grandes choses, elle viendra toujours empêcher de belles choses en cours. Elle viendra aussi mettre un terme à des souffrances ou de bien pénibles dimensions de l’existence.

Et puis il y a aussi la question de la mort des autres. Jésus dit « je vais mourir », mais les disciples ne l’écoutent jamais. Ils l’entendent, et leurs réactions seront toujours en porte-à-faux avec cette affirmation. La première annonce de la passion, ici, voit Pierre reprendre Jésus : ne parle pas comme cela. La deuxième sera suivie de la discussion entre les disciples : lequel est le plus grand (ils envisagent la succession). La troisième sera suivie de la démarche de Madame Zébédée avec ses deux fils pour qu’ils soient désignés comme les successeurs. Et à Gethsémani, tout le monde dort. Comme si ce qui restait à inventer mais dont aucune forme canonique n’est décrite dans les évangiles, c’était la manière d’entendre et d’écouter l’annonce de la mort de l’autre.

Et pourtant, une écoute empathique, quand elle nous est possible, est la seule qui nous permette de rester avec l’autre sur son chemin quand il aborde cet étroit passage, sans que jamais l’issue soit tout-à-fait certaine. Vaincre notre envie de dormir (une manière fondamentale d’échapper) pour rester éveillé aux côtés de qui vit ce passage, en dépassant tout ce qui crie en nous pour ne pas le laisser seul.

4 commentaires sur « Je vais mourir (dimanche 3 septembre). »

  1. Tous les jours, Jésus allait dans la montagne et rencontrait son Père dans la prière.
    Progressivement sans doute, il a réalisé, puis accepté qu’il lui faudrait passer par la mort pour nous sauver.
    Il l’accepte, il l’assume, et l’annonce à ses amis, à ses plus proches.
    Partager l’insupportable à ses proches, pour les aider, eux aussi, à affronter.

    Cette approche de la mort, tu sais que je la vis au quotidien, que nous la vivons au quotidien. Tu sais que je tente péniblement de « la voir en face », de l’assumer, mort non pas fin de vie, mais remise de son âme à Dieu.
    Il n’en reste pas moins que l’idée première pour les autres, ceux qui t’entourent, c’est la fin de vie, la disparition de l’être cher, je comprends qu’il soit insupportable de l’entendre évoqué.
    Je le comprends bien.
    Mais aujourd’hui je comprends bien mieux la réaction de Jésus devant Pierre. Alors qu’il veut partager ce qui est le plus douloureux, ce qui lui demande sans doute des efforts quotidiens pour voir la réalité en face, Pierre nie cette vérité. Et devant l’effort intérieur de Jésus pour assumer ce qui se prépare, cette négation est totalement insupportable et déclenche ce rejet « Passe derrière moi, Satan ».
    Il fait tout pour vivre pleinement la difficulté du grand passage, pour la partager, et elle semble niée par les autres.

    L’angoisse de la mort est triple pour moi; l’angoisse métaphysique de l’après; l’angoisse de la façon dont cela va se passer (solitude ? accompagnement ?) que Jésus va vivre à Gethsémani; l’angoisse de la souffrance.

    Ton dernier paragraphe est magnifique, et tu le fais si bien. Et « sans que jamais l’issue soit tout-à-fait certaine » !
    Merci !

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  2. La rédaction de mon premier commentaire a été difficile, je continue plus sereinement !
    « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix
    et qu’il me suive. »
    Jésus nous sauve gratuitement. Dans son infinie miséricorde, il n’a pas besoin de l’homme pour nous sauver. Pour marcher à sa suite, renoncer à soi-même, le suivre, oui, je comprends ! Mais notre croix n’est pas un besoin pour Jésus ! Alors pourquoi ce « qu’il prenne sa croix » ?

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    1. La phrase sent la rédaction post-résurrection : difficile d’imaginer Jésus dire ça avant son propre calvaire… Le mot signifie en effet la traverse que le condamné portait jusqu’au lieu où était toujours plantés les poteaux de supplice, lieux choisis pour bien terroriser les populations. Mais il signifie aussi plus largement toute charge lourde et pénible : j’aurais tendance à le prendre plutôt dans ce sens, et à comprendre qu’on suit Jésus AVEC les poids que l’on traîne, qu’il ne s’agit pas de s’en défaire pour le suivre mais de se prendre avec soi tel que l’on est…

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