Rencontre par anticipation (dimanche 19 novembre)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Ce texte fait immédiatement suite à celui de la semaine passée. Nous l’avons déjà rencontré deux fois. La première, j’ai essayé de préciser la situation dans laquelle se trouvaient mis les esclaves du maître, S’investir, croire qu’on a toujours quelque chose à donner ; la deuxième, j’ai essayé de mieux comprendre l’action attendue des mêmes esclaves, Le risque de l’autre. Nous avons dit précédemment que ces trois paraboles venaient pour répondre à la question des disciples : « Quel sera le signe de ton avènement et de la fin de [cet] âge ?« , après avoir écarté de leur esprit qu’il s’agissait d’une catastrophe et en cherchant à y installer la conviction qu’il s’agit d’une rencontre. Nous avons vu, dans la parabole des Dix Jeunes Filles, comment il y avait (ou pas) « rencontre ». Et que nous dit cette parabole-ci sur ce thème ?

Fondamentalement, nous voyons que pour chacun des trois esclaves, il y a le même schéma d’une rencontre double, ou en deux fois. Chaque esclave rencontre son maître, mais la fiction qu’est la parabole décompose en quelque sorte cette rencontre en deux « moments », ou deux dimensions différentes.

Le premier moment est celui où le maître, de sa propre initiative, donne à son serviteur une part de son héritage (je me suis expliqué sur le choix de ces mots pour traduire le texte dans les commentaires précédents). Que ce don soit caractérisé comme un héritage les lie étroitement à la mort du maître, mais en fait aussi une dévolution définitive, sans retour. Ce qui est largement souligné par la suite de la parabole : à aucun moment le maître réclamera-t-il la restitution de ses biens, ce ne sont plus ses biens mais ceux de ses serviteurs. Lui, leur a tout donné. Ce don est proportionné à chacun : non pas à des préférences du maître, non pas non plus à des manœuvres du serviteur pour obtenir plus ou moins, mais à ce que chacun des serviteurs est en lui-même, à sa puissance de vie et de croissance. Ce don enfin est une mission, mais une mission qui n’est pas dite, qui n’est pas formalisée dans des paroles : ce sont ceux qui l’auront ainsi compris qui se verront loués et récompensés.

Le deuxième moment de la rencontre est celui où le maître, là encore de sa propre initiative, en un temps qui ne dépend que de lui seul et qui peut surprendre d’autant plus que ses dons ont été caractérisés comme « héritage », revient et demande des comptes. Il ne demande encore une fois aucune restitution de l’héritage, qui est donc bien confirmé comme tel. Et celui qui ne l’aura pas compris ainsi, celui qui n’aura pas cru à la réalité du don et à son aspect définitif, est le seul pour qui les choses se finissent mal : car cela a entraîné pour lui de mauvais choix, mélanges de méfiance et de paresse. Or ce moment n’est pas seulement celui des comptes, il est avant tout celui des récompenses : pour chacun il y a la déclaration publique de son inspiration profonde (« tu as été bon et fiable« , « mauvais esclave, et nonchalant« ), guide de ses actions, assortie pour les uns d’une nouvelle promesse et d’une invitation : « sur peu tu as été fiable, sur beaucoup je t’établirai ; entre dans la joie de ton seigneur« , pour l’autre d’un reproche et d’une injonction de rejet faite à d’autres (autrement dit, ce n’est plus à lui que s’adresse la parole).

Cette rencontre à double dimension est donc caractérisée par le don, gratuit et immense, qui donne à chacun une nouvelle dimension, et qui aboutit à la mise en évidence de la puissance vitale et secrète de chacun, de l’inspiration profonde de sa vie. C’est une rencontre qui fait passer l’esclave au niveau du maître : d’abord par l’attribution des biens propres du maître et finalement par l’accueil dans le domaine qui est propre à celui-ci, dans la [kharis] c’est-à-dire à la fois la grâce et la joie, la source qui provoque le don, la gratuité elle-même qui le constitue, et le redébordement spontané qui comble celui-là même qui pourtant donne. C’est un parcours extraordinaire. Et c’est là le signe de son avènement et de la fin du régime propre à ici-bas, à ce monde. Non pas l’anéantissement du monde, encore une fois, non pas son explosion, mais sa transposition plus haut, son passage avec le maître en son lieu propre.

Mais ce que je trouve encore plus extraordinaire -si c’est possible-, c’est que ce double moment forme dans cette rencontre entre le maître et son serviteur comme un espace, une distanciation : dans cette rencontre même, toute la dimension du temps s’installe, et celle du travail, qui en reçoit une dignité infinie. Car ce travail, celui des serviteurs, de ceux qui ont compris (ils sont la majorité, tout de même !), c’est un investissement, c’est une valorisation de ce qu’ils ont reçu. La bonne manière de recevoir, c’est de redonner : car il n’y a pas à cette époque de mouvement bancaire qui permette de gagner beaucoup en un seul click, mais il y a des rencontres, des activités humaines, des initiatives, une confiance faite, des prêts accordés, des rendements aléatoires suivant les succès des uns et des autres, des pertes, des gains, des espoirs partagés ou déçus, des risques, des succès, des joies partagées, tout ce par quoi « normalement » des biens peuvent être mis en valeur et augmenter celle-ci.

Autrement dit, après le départ du maître (donc au lieu même où se distinguent les deux dimensions de la rencontre avec lui), le serviteur se retrouve vis-à-vis des autres, et pour peu qu’il ait pris au sérieux le don et la mission qui lui ont été faits, dans la situation qu’avait le maître avec lui. Il apprend à être le maître, même bonté, même confiance, même richesse à confier -à cette exception près, et ce n’est pas rien, que le serviteur ne donne pas son bien sans retour, il n’atteint pas, parce que c’est impossible, la gratuité totale et absolue du maître.

Ainsi, à l’intérieur de la rencontre fondamentale du serviteur avec le maître, s’inscrivent toutes les rencontres humaines faites dans le régime de ce monde, toutes les rencontres qui sont les nôtres un peu tous les jours : elles sont la préparation de la révélation finale, elles sont l’entraînement (au sens sportif) du nouveau statut que le maître prépare pour son serviteur. L’investissement de soi dans les rencontres est déjà l’imitation du maître, la matière révélatrice de la bonne inspiration du serviteur et la préparation à la joie finale. Décidément, notre parabole est un magnifique dévoilement de ce qu’est la « fin » : non ce qui termine mais ce à quoi aboutit, l’océan en lequel débouche le fleuve et le flux de cette vie, laquelle anticipe dans la réalité cet océan de joie. ll me semble que, même et peut-être surtout si nous vivons le temps présent dans la douleur ou la souffrance, nous percevons cela, nous percevons qu’il y a toujours le mystère des rencontres et que là sont les vraies joies, quand on se dépouille peu à peu de tout, quand on perd tout, quand on ne sait plus trop quoi espérer. La rencontre est toujours là, et elle porte à jamais la substance même de la rencontre plénière et définitive.

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