Dimanche 19 novembre : S’investir, croire qu’on a toujours quelque chose à donner.

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Nous voilà à la deuxième parabole du « pendant ce temps ». Jésus a annoncé la fulgurance de l’apparition du « signe du Fils de l’homme », et a recommandé en attendant de « veiller ». Mais veiller à quoi ? Veiller comment ? La parabole des Dix jeunes filles, les Folles et les Réfléchies, nous faisait entrer dans une dimension du mystère du temps. Pour attendre la grande Rencontre, il est important de rester ouvert à toutes les rencontres, de se laisser surprendre par elles, mais aussi d’y engager toute sa pensée, toute sa raison. Engager notre intelligence dans chaque rencontre, c’est vivre déjà la grande Rencontre avec le Fils de l’homme. Rien ne sert de réagir en vrac, même avec émotion : il faut réfléchir à point.

Aujourd’hui, c’est une deuxième parabole énoncée sur la manière d’attendre. Elle commence par [Ôspér gar], « C’est comme… » : autrement dit, l’histoire nouvellement énoncée est bien à mettre en rapport avec la précédente. Elle va développer une autre dimension. Cette fois-ci, il n’y pas qu’un retour attendu, il y a un départ ET un retour. « C’est comme un homme se-rendant-au-loin (c’est un seul mot, en grec)… » et « Et voilà qu’après beaucoup de temps vient le seigneur de ces serviteurs-là… » Ce qui se passe après le retour de cet homme, qui se révèle être aussi un maître, va certes décider d’une nouvelle étape, mais va surtout revenir sur ce qui s’est passé dans cet entre-temps pour en tirer la suite comme une conséquence. C’est dire si l’histoire entière porte sur ce moment décisif de l’attente et de son mode.

Que fait notre homme ? « Il appelle ses propres serviteurs« . A proprement parler, le [doulos] est un esclave, même s’il est vrai que le mot prend tardivement le sens de subordonné. Mais l’esclavage existe bien dans la société du temps : les esclaves ne sont pas chargés de chaînes, mais ils ne s’appartiennent pas eux-mêmes, ils ne sont pas des citoyens, ils n’ont pas de droit : tout juste recommande-t-on à leur égard un traitement avec humanité, sans que d’ailleurs le droit commun intervienne réellement puisqu’ils relèvent du droit domestique où le maître de maison est souverain. On dit pour faire court qu’ils ont à peu près le statut de nos animaux domestiques.

Donc ce maître les appelle, « et transmet à eux ses biens à lui« . Le verbe [paradidômi], c’est transmettre, remettre par succession, livrer. C’est aussi confier quelqu’un ou concéder quelque chose. On voit qu’il s’agit très clairement d’une succession, sans retour. La chose pouvait exister dans le monde antique entre ces personnes qu’un abîme sépare socialement. Il n’était pas même rare, dans le monde romain, qu’un riche personnage transmette à son esclave préféré l’entièreté de sa fortune à son décès, le plus souvent avec l’affranchissement, et parfois même une adoption post-mortem. Et de fait, dans cette scène, nous avons comme un parfum de mort : on dirait que l’homme s’en va comme on le fait quand on meurt, pour ne plus revenir…

Et ce qu’il leur transmet, ce sont ses [huparchonta], littéralement « les choses qui sont sous sa main, qui lui sont soumises« . Le maître, puisque ç’en est un, donne tous ses biens, les fondements mêmes de sa fortune, et l’autorité qui va avec. Rien ne montre chez lui une délégation temporaire : c’est bien une transmission, une succession, un héritage. Pourtant, il répartit ses biens entre eux de manière inégale : « Et à l’un il donne cinq talents, à l’un deux, à l’un un, à chacun selon [idian dunamin], et il s’en-va-au-loin« . Que sont ces « talents » ? D’origine grecque, cette appellation a été intégrée par les Romains : c’est tout simplement la plus grosse unité de toute l’échelle monétaire. Depuis Alexandre, le talent-or représente 28, 160 kg d’or. Aujourd’hui, le lingot d’or d’1 kg, c’est 34 730 €, soient 36.540 $ : un talent représenterait donc en valeur actuelle 977 996,80 €, ou 1 029 037,04 $. En bref, il les fait millionnaires ou multimillionnaires. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, puisque tout système monétaire dépend de son contexte monétaire, financier et économique, mais enfin, on voit l’idée.

Mais pourquoi cette différence ? Elle est expliquée tout de suite : « à chacun selon  [idian dunamin], sa propre [dunamis] ». La [dunamis], c’est la puissance, d’abord au sens de faculté de pouvoir, mais aussi au sens d’aptitude à être ou à devenir. C’est enfin tout simplement, la puissance, la force, qu’elle soit physique, mentale, morale, mais toujours avec l’idée de ce qui est intrinsèque à une chose ou à un être. C’est la [dunamis] d’une plante qui fait qu’elle pousse, mais aussi par exemple qu’elle guérit. Ainsi, le maître connaît le pouvoir de chacun de ses esclaves, et suivant leur dynamisme, suivant ce pouvoir, cette vigueur, cette aptitude, il va leur donner une part plus ou moins importante de ses biens. Collectivement, ils ont tout son bien; individuellement, ils en ont une part relative à la puissance intérieure qui les fait vivre et leur donne de faire vivre.

Quelle est donc la situation, au départ du maître ? Tous les serviteurs ont reçu de lui une part de ses biens, biens immenses puisqu’ils deviennent tous millionnaires voire multimillionnaires. Une part qui correspond à ce dont ils sont capables. Nul n’est écrasé par un bien trop grand, nul n’est amoindri par un bien en deçà de ses aptitudes : chacun est connu et reconnu pour ce qu’il est, pour sa puissance vitale : et ils sont donc capables de beaucoup, même le moindre d’entre eux, puisque c’est en millions qu’est l’échelle de valeur.  Cet héritage est définitif, le maître ne reprendra pas son bien.

Voilà notre situation, en attendant le retour, la Rencontre avec le Fils de l’homme. Ces serviteurs, la leçon est claire, ce sont nous tous, sans exception. Que va-t-il se passer ? La suite est connue : les deux premiers font « travailler » leur bien, ils le doublent tous deux, et c’est ce qui est attendu. ils sont félicités au retour du maître -inattendu, puisqu’il avait pris des dispositions comme s’il allait mourir !-, ils gardent ce bien, il est même doublé, et reçoivent encore promesse de beaucoup en plus (peut-être ce que le maître rapporte de voyage ?), au regard de quoi ce qui leur a été confié est considéré comme « peu de choses ». On a du mal à seulement imaginer ce que cela peut représenter !

Celui qui est blâmé, c’est celui qui n’a jamais considéré ce bien comme sien : il est le seul à vouloir le rendre, strictement égal à ce qu’il a reçu. Il n’a pas cru à la bonté du maître. Il n’a pas cru en ses propres capacités, en sa [dunamis]. Il s’est même moqué de son maître, en agissant comme si celui-ci accepterait de retrouver exactement la même somme, quand elle pouvait même s’augmenter par la [dunamis] des autres, à défaut de la sienne.

Tout le secret, dans ce temps de l’attente, est donc dans ce [èrgasato] que font les deux premiers esclaves. [ergadzomaï], c’est travailler, façonner, pratiquer un art. C’est aussi produire, faire du commerce, etc.. Toutes les activités humaines, professionnelles, sont ici sous-entendues. Ce que le maître a laissé, permet aux serviteurs d’investir pour travailler, et de s’investir eux-mêmes dans leur travail. Et c’est ce qui est attendu d’eux.

L’attente du retour du maître peut être oubliée : les dix jeunes filles se sont endormies ; les serviteurs ont toutes les raisons de croire qu’il est mort. Mais ici, attendre, ce n’est pas rester sans rien faire : c’est œuvrer avec tous ses moyens, avec tout ce qui nous a été laissé, avec tout ce que nous sommes. Le mot « talent », avec le sens que nous lui connaissons aujourd’hui, vient directement de cet évangile ! C’est sa plus belle interprétation.

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