Dimanche 26 novembre : faire ou ne pas faire, telle est la question…

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Et voilà la troisième parabole mise par Matthieu dans la bouche de Jésus, pour développer l’injonction : « veillez ! » valable dans l’entretemps. J’appelle ici « entretemps » ce moment entre la présence de Jésus visible et palpable sur les routes de Palestine, et cette présence également visible qu’il annonce comme le « signe du Fils de l’homme » : « Alors apparaîtra le signe du Fils de l’homme, et alors pleureront toutes les tribus de la terre et elles verront le fils de l’homme en-train-de-venir sur les nuées du ciel avec puissance et grande gloire […] » (Mt.24,30). Soit dit en passant, il viendra « avec [dunamis] » : c’est le même mot que celui employé dans la parabole de la semaine passée, pour dire la mesure selon laquelle chacun reçoit du maître en héritage, « chacun selon sa [dunamis] ». Les [dunamis] se répondent, se font écho, s’appellent l’une l’autre.

Nous disions donc : troisième parabole. Pour décrire comment veiller, il a d’abord été question, dans la parabole des Dix jeunes filles, de l’emploi de sa [phronésis], de sa raison, dans la surprise et l’impréparation qui accompagne toute rencontre engageante dans notre vie. Puis, il a ensuite été question, dans la parabole des Talents, de l’usage de sa [dunamis] : croire aux dons incommensurables que chacun de nous a reçu en partage, les investir dans les ouvrages, métiers, activités, engagements de notre vie, afin qu’ils s’accroissent selon la loi commune à l’argent et à l’amour : celui qui a, on lui donnera encore; celui qui n’a pas, on lui enlèvera même ce qu’il a. Aujourd’hui, les projecteurs se braquent sur les destinataires de cette attitude de veille, destinataires de l’usage de notre raison dans la surprise, destinataires de l’investissement de notre énergie et de nos savoir-faire : ce sont « les plus petits« .

La mise en scène est grandiose, et a beaucoup inspiré les artistes : « Or quand viendra le fils de l’homme dans sa gloire et tous les anges avec lui… » Il y a à travers les trois paraboles une mise en scène de la venue de plus en plus présente : discrète et plutôt suggérée à l’inconscient dans la parabole des Dix jeunes filles, grâce à l’arrière-plan du marié venant de nuit chercher son épouse, la venue du maître constitue le cadre de la deuxième partie de la parabole des Talents et le lieu de mise en lumière de l’ « entretemps ». A présent, cette venue constitue le début même de la parabole et tout son cadre. Mais là encore, cette venue est surtout un nouveau point de vue : c’est de là que l’on regarde ce que chacun a accompli, donc de là que l’on regarde le temps où nous sommes. Attardons-nous un peu sur ce cadre, puisqu’il est décrit avec tant de détail.

« … alors il siègera sur son trône de gloire. » [kathèmaï], c’est être assis, siéger; c’est aussi demeurer, au sens de rester tranquille (voire immobile ou inactif), ou se fixer, s’établir. Le fils de l’homme est dans sa position définitive, dans son lieu. On dit, en philosophie classique, que toute action tend vers son repos, que la bille roule jusqu’à s’arrêter : ainsi, le Fils de l’homme est dans son « repos » -ce qui évoque immanquablement le « septième jour », celui d’une nouvelle initiative de Dieu qui se distingue du premier acte créateur. Le [thronos] où il siège et demeure, c’est bien notre trône, le siège élevé qui manifeste la fonction suprême.

Acte I : « et auront été rassemblées en face de lui toutes les nations,…« . Le verbe [sunagô] donne notre « synagogue » : il s’agit de cette action de réunir une assemblée, en disant ce rassemblement d’après le point de convergence, non d’après les lieux d’origine. Il y a l’idée de resserrement, de contraction, éventuellement même de friction. Les [éthnè], ce sont les classes d’êtres selon leur origine ou leur condition commune : la notion n’est pas nécessairement « raciale » (au sens haïssable de ce mot), loin de là. On pourrait très bien, en s’inspirant encore des récits de création, traduire: « et auront été rassemblés en face de lui tous les êtres chacun selon son espèce« . Voilà tous les êtres préalablement rassemblés (par qui ou par quoi on ne sait pas) dans un face à face grandiose et unique. Il y a lui et tous les anges d’une part, tous les autres d’autre part.

Acte II : « et il séparera ceux-ci des autres, comme le berger sépare les brebis des chevreaux, et il placera d’une part les brebis à sa droite, d’autre part les chevreaux à gauche. » Ainsi, alors qu’il y a grand rassemblement final, lui sépare. Là encore, cela rappelle le récit de la création : séparations de la lumière et des ténèbres, des eaux et du ciel, de la mer et de la terre… Le verbe [aforidzô] signifie d’abord séparer par une limite : délimiter, border, circonscrire avec précision, mais aussi définir; il signifie aussi mettre à part, distinguer, voire exclure. L’action ultime n’est pas si différente de l’action première : on sort de la confusion. Comment distinguer en effet dans l’immense foule de tous les êtres, dans la masse des hommes aussi, comment faire place à chacun ? La condition nécessaire de la vie, c’est la distinction, la sortie de la fusion ou de la confusion.

Il y a une comparaison dans la comparaison : comme le berger… Les [probata] désignent littéralement « ce qui marche en avant« , d’abord les bêtes apprivoisées que l’on pousse devant soi : bétail en tout genre, et plus souvent (mais pas exclusivement) le petit bétail : moutons et chèvres. Les [erifoï] désignent surtout les chevreaux, ou les jeunes boucs. A quelle technique antique d’élevage des ovins et caprins cette image, manifestement connue étant donnée la rapidité de l’esquisse, cela fait-il allusion ? J’aimerais bien le savoir…! A y réfléchir, on dirait une sorte de sevrage forcé, ou les têtes de petit bétail sont rassemblées d’un côté, et les jeunes de l’autre, les jeunes qu’il faut distinguer justement pour leur croissance, séparer de leur mère pour qu’ils deviennent autonomes (et que celles-ci se refassent). Bref, une séparation nécessaire à la vie. En tous cas, il me parait tout-à-fait inutile de vouloir voir ici la séparation des « bons » et des « mauvais ». Mais ici le Fils de l’homme (pas le berger) placera, [stèséï] : le verbe [histèmi] signifie placer debout, ranger, dresser (une stèle ou une statue); mais encore soulever ou pousser en avant ou vers le haut ; ou bien encore fixer, immobiliser : placer à un poste, arrêter, peser dans une balance. Le berger, habituellement, ne fait pas cela. Mais ici, il y a quelques chose de définitif qui se dessine, un « lieu » aussi et le terme de l’action de chacun, comme le Fils de l’homme est lui-même au terme de son action.

Et puis il y aura un discours. Non, deux discours. Enfin, les deux : presque le même discours mais tour à tour à chacun des deux groupes, avec l’adaptation qui lui convient. Et avec la même conclusion, qui sonne comme la pointe de la parabole. « Amen, je vous dis, autant vous l’aurez fait à un de ceux-là mes frères les plus petits, à moi vous l’aurez fait. » et « Amen je vous dis, autant vous ne l’aurez pas fait à un de ceux-là les plus petits, à moi non plus vous ne l’aurez pas fait. » Amen : à chaque fois, c’est une révélation. Ce jour-là, tout le monde « tombe du placard », tout le monde est surpris, quoi qu’on ait fait.  Personne n’a rien vu, personne n’a rien compris, personne n’a saisi ce qui se passait en réalité. Qu’on ait « fait » ou qu’on ait « pas fait« . Et cette révélation, c’est que ce Fils de l’homme trônant avec immense gloire et toute sa puissance, en face de qui tous se trouvent, était indiscernablement présent chez ces [élakhistoï], ces « moindres« , ces « les plus petits« . Comment ? On ne sait pas. Ce n’était pas visible, ce ne l’est toujours pas. Mais c’est dit : le drame de cet « entretemps », c’était une présence invisible de l’Attendu, de l’Espéré. Toutes les rencontres, c’était lui. Tous les services rendus, les secours apportés, les attentions données, c’était à lui. Tous ceux ou celles qui étaient trop petits pour être remarqués, c’était lui. Et dans cet « entretemps », il fallait « faire » : que les seconds disent « mais nous n’avons rien fait (de mal) », ils s’entendraient répondre : « c’est précisément cela, vous n’avez rien fait (du tout) ». Et ne rien faire pour un tout petit, pour un démuni, c’est le condamner. Mais faire quelque chose, quelle que soit cette chose, quel que soit le poids de cette chose : cela compte. La formule « autant« , [éf’hoson], englobe même la moindre action, le plus petit geste.

Alors qui sont-ils, ces « les plus petits« , dont seuls ceux qui les ont secourus sans savoir ce qui se jouait, entendent qu’ils sont aussi ses « frères » ? Qui sont-ils, car il y a urgence à les reconnaître, à défaut de reconnaître en eux le Fils de l’homme. Ce sont ceux qui ont faim, ceux qui ont soif, ceux qui sont étrangers, ceux qui sont nus, ceux qui sont infirmes, ceux qui sont en prison.

« J’ai eu faim« , [épeïnasa] : [peïnaô] c’est avoir faim, être affamé, mais c’est aussi avoir le désir de, avoir besoin de. Face à cela, on aura ou pas donné à [fagomaï], ce qui est un verbe peu employé : manger, généralement en grec pour les personnes, c’est [esthiô]. Le verbe [fagomaï] évoque l’idée d’avaler avidement, comme un glouton, en tous cas pas « comme une personne ». Cela donne une idée de la faim ou de la force du besoin ou du désir. Bien sûr, il y a ces personnes tenaillées par la faim physique, celles qui n’ont pas assez à manger. Peut-être aussi celles qui mangent mal : ce sont souvent les plus pauvres qui mangent le moins bien, et tombent pour cela malades ou vivent des difformités qui éloignent d’eux. Mais on sait bien aussi qu’un nourrisson a plus besoin de la tendresse de sa mère, du contact de sa peau, de la chaleur de son affection, plus encore que d’être nourri, pour survivre : voilà peut-être aussi les faims de ces « les plus petits« .

« j’ai eu soif« , [édipsèsa] : [dipsaô] c’est avoir soif, être altéré; mais c’est aussi au sens moral, avoir soif de justice, de dignité (de vengeance aussi). Face à cela, on aura ou pas [podidzô], donné à boire ou fait boire. On peut donner un verre d’eau, bien sûr. On peut aussi, c’est un enjeu stratégique aujourd’hui, assurer l’eau ou l’interdire ou la rationner à toute une population. Et oui il y a toutes ces soifs morales : justice (c’est déjà dans une des béatitudes (Mt.5,6) ou dignité. La manière d’aborder, de regarder quelqu’un, de lui parler, de le respecter, c’est déjà ou non lui faire justice ou dignité. Cette personne qui tend la main et que je ne vois pas, que je ne regarde pas, parce que je ne l’ai pas remarquée, ou parce que je ne veux rien lui donner et que j’en ai un peu honte au fond…

« j’étais étranger« , [xénos èmèn] : le [xénos], c’est l’étranger, celui qui n’est pas du pays; c’est celui que je connais pas; c’est celui qui est pour moi surprenant, insolite et dérangeant; de manière inattendue pour nous, en grec le [xénos] est aussi l’hôte, l’étranger à qui on accorde l’hospitalité ! Combien de fois, dans l’Odyssée d’Homère, est-il question d’accueillir l’étranger avec bienveillance et empressement, parce que cela pourrait être l’un des dieux métamorphosé : quelle leçon ancienne, pré-chrétienne ! On le reçoit, lui donne un bain, l’oint d’huile, le fait passer à table, et seulement ensuite lui demande qui il est et d’où il vient. Dans notre monde qui construit des murs, dans notre monde qui, même à l’échelle interpersonnelle, se règle plus sur la méfiance que sur l’hospitalité vis-à-vis de l’inconnu, quel appel ! Toi le migrant, toi le réfugié, toi qui fuis la guerre, la famine, la persécution, tu es le Fils de l’homme. Toi qui as une démarche bizarre, toi qui es habillé d’une manière qui m’effraie un peu, toi qui viens d’un quartier « louche », tu es le Fils de l’homme.

« [j’étais] nu« , [gumnos]. [gumnos] est celui qui est sans vêtement -et le vêtement, c’est l’expression sociale du statut et de la dignité-; c’est celui qui est sans arme -donc sans défense-. La nudité a pris beaucoup de place dans nos sociétés : et si, au lieu de juger les nus volontaires, on les habillait ? Ne serait-ce que dans sa tête face à certaines images… Et si, au lieu de déshabiller dans sa tête certaines personnes, on les habillait, on leur rendait une dignité et un statut social ? Et si on collectait des vêtements pour ceux qui n’ont rien ? Et si on rendait leur statut social, que le vêtement manifeste, à ceux qui l’ont perdu : sans s’habituer, jamais,  à ce nouveau statut social où ils ont tout perdu…

« [j’étais] infirme, [èsthénèsa]. [sthénô] c’est être fort, avoir la force de faire quelque chose, c’est être puissant, capable. Ici, c’est l’inverse : la faiblesse est totale. Physique d’abord, mais aussi peut-être sociale et morale. Chez Homère, les morts sont des « têtes sans force », des défunts c’est-à-dire ceux qui n’ont plus aucune fonction. On peut penser alors aux personnes malades, mais aussi souffrants de différents handicaps : physiques, moteurs, relationnels, et tant d’autres. Mais aussi aux personnes au chômage, sans fonction. Aux personnes perdues devant une administration : aider quelqu’un dans une démarche administrative, c’est faire quelque chose pour le Fils de l’homme, je crois. Aider quelqu’un qu’une situation de famille, un procès, que sais-je encore, a laissé sans force, c’est encore faire quelque chose pour le Fils de l’homme. Il dit d’ailleurs : « et vous m’avez visité » : il ne s’agit pas d’écraser un peu plus par notre propre puissance quelqu’un qui est déjà sans force, juste d’être là, avec patience, en attendant avec cette personne son relèvement.

« j’étais en prison, [en fulakè èmèn], enfin. La [fulakè], c’est d’abord l’action de monter la garde. Mais quand il s’agit d’un lieu, comme ici puisqu’il est « endedans« , c’est la prison. Les personnes que l’on surveille, que l’on enferme, qui sont enfermées. Ceux qui sont socialement réprouvés, condamnés -même justement !- et en qui on voit difficilement parfois ce qui reste humain. Etre ce visiteur qui maintient le lien avec l’humanité. Mais aussi, ces personnes enfermées dans une prison d’un autre genre : intérieure, ou relationnelle. Enfermés dans une obsession, dans une « folie », dans une fuite, dans une destruction de soi. C’est encore le Fils de l’homme.

J’ai été trop long sans doute. Et pourtant, vu l’enjeu, il faudrait s’arrêter et méditer chaque dimension possible de la présence du Fils de l’homme dans cet « entretemps » où nous nous tenons. Mais peut-être que non, cela n’est pas nécessaire pour chacun : dans cette diversité, il y a aussi le choix, il y aussi sa part « à la mesure de la [dunamis] de chacun« . Quelle miséricorde !

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