Dimanche 12 novembre : faiblesse et intelligence.

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A la suite des échanges-pièges entre les responsables religieux et Jésus, celui-ci s’est donc adressé aux foules, ce que nous avons entendu la semaine dernière. Devant celles-ci, il a aussi fait ouvertement des reproches aux Scribes et aux Pharisiens, sept fois, chaque reproche étant introduit par la formule : « Malheureux, vous, Scribes et Pharisiens, hypocrites !« . Ces reproches se concluent par une accusation de meurtre et une lamentation sur Jérusalem.

Puis, Jésus sort du temple et ses disciples lui disent leur admiration de ce beau monument : c’est l’occasion pour Matthieu d’insérer ce qu’il est convenu d’appeler le discours apocalyptique de Jésus : depuis le Mont des Oliviers, il évoque la fin, la venue du Fils de l’Homme, l’importance de veiller. C’est à la suite de ce discours, ou plutôt c’est en conclusion de ce discours que Matthieu place dans la bouche de Jésus trois paraboles, qui vont nous occuper aujourd’hui et les deux dimanches suivants. C’est dire qu’il faut entendre ces trois « fictions » dans la perspective de l’achèvement de la mission de Jésus, et dans celle de la vigilance commandée par cette perspective et dominée par la recommandation initiale : « Veillez donc, vous ne savez pas quel jour votre Seigneur vient ! » (Mt.24,42).

Le premier mot du passage d’aujourd’hui, mot qui a sauté dans la traduction liturgique qui nous est proposée, c’est [toté], « Alors« , « A ce moment-là« . C’est exactement le mot employé peu auparavant, lorsqu’après avoir évoqué nombre de catastrophes qui ne manqueront pas de se produire -les catastrophes, il y en a toujours eu, et il y en aura toujours, hélas-, et justement pour dissocier sa manifestation de ces catastrophes, Jésus évoque la manifestation dans le ciel du Fils de l’Homme : « Alors paraîtra le signe du Fils de l’Homme dans le ciel« . Et de même que le verbe de cette phrase est au futur ([toté fanèssétaï]), le verbe de notre passage est lui aussi au futur : [toté hômôïoothèssétaï], « Alors ressemblera…« . Les deux paroles recouvrent donc vraisemblablement le même moment, le même évènement, avec peut-être deux points de vue légèrement différents : d’un côté, la manifestation du Fils de l’Homme dans son objectivité, au vu et au su de tous ; de l’autre cette même manifestation dans la préparation -ou pas- des créatures.

C’est « Le Royaume des Cieux » qui alors ressemblera à quelque chose : ce monde-ci, habité par tous les germes issus de la parole de Jésus, avec leurs magnifiques développements, avec aussi les résistances rencontrées -et qui ont sans doute grandi aussi-. Et à quoi ressemblera-t-il, ce Royaume ? [déka parthénoïs, haïtinés labousaï tas lampadas éaoutoon éxèlthôn eïs hupantèsin tou numfiou] : « à dix jeunes filles, lesquelles prennent leurs lampes en sortant à la rencontre de l’époux« . Le contexte nécessaire pour bien comprendre cette comparaison est celui, que nous avons déjà décrit, du mariage juif (Dimanche 15 octobre : l’immense foule des hommes.) : dans l’année qui suit la conclusion du mariage par contrat, mais sans que l’épouse ne sache à quel moment précis, l’époux vient prendre sa femme chez le père de celle-ci afin de la prendre sous son toit : c’est à ce moment qu’il y aura consommation du mariage et huit jours de fête chez le père du marié. Or, lorsque le [numfiôs], « le jeune époux » vient, il vient avec ses amis, généralement à la tombée du soir et à la lueur des torches. La jeune mariée est avertie peu auparavant de son arrivée imminente, elle doit toutes affaires cessantes se parer, s’habiller pour la circonstance, réunir ses amies et sortir avec elles au-devant de son époux. Ainsi retournent-ils tous chez le père du marié. Voilà, c’est exactement le contexte auquel Jésus fait référence ici, mais il n’est question ni de l’époux, ni de l’épouse : il est question de dix jeunes-filles, qui viennent d’être averties par l’épouse de l’arrivée annoncée de l’époux. Il ne s’agit pour aucune d’entre elles d’être épousée, il s’agit d’accompagner l’épouse et son époux, de donner de l’ampleur à leur joie.

« Or« , continue l’histoire, « cinq d’entre elles étaient [mooraï] et cinq [frônimoï] ».  [moorôs], c’est émoussé ou hébété, et donc aussi insipide mais aussi sot, fou, insensé. La [mooria], c’est la folie en général, et en particulier les désirs impudiques : dans le monde grec, tout cela est sous l’empire de Dionysos, c’est le monde de la démesure, l’affranchissement de toute règle, la passion qui conduit en tout sens et éventuellement jusqu’à la folie. [frônimôs] au contraire, c’est sensé, dans son bon sens (sans pour autant confondre avec [sôfôs], habile, sage). La [frônèsis], c’est l’action de penser, le dessein, l’intelligence d’une chose ou d’une situation, le bon raisonnement. On voit ce qui distingue les deux groupes, d’égale importance : il y a celles qui font usage de leur raison, qui ont un projet, un but ; et il y a celles qui ne pensent pas mais se laissent mener par l’instant.

La caractéristique de chacun de ces groupes ? Les Folles « en prenant leurs lampes ne prennent pas avec elles d’huile« ; les Réfléchies « prennent de l’huile dans des réserves avec leurs lampes« . Donc, les dix sont averties, et les dix se préparent pour accompagner l’épouse. Toutes, elles ont réagi avec amitié et enthousiasme dans ce moment impromptu où leur amie les a averties de l’arrivée imminente de son mari. Toutes elles se sont bien rendu compte que, selon la tradition, la nuit est tombée et que tout va se faire à la lueur des torches : elles ont pris leur lampe -allumée, forcément : il fait nuit, et on va accompagner la mariée dans la nuit. D’où vient que certaines prennent une réserve d’huile ? Elles ont pensé. Elles savent qu’il y a une incertitude, synonyme d’indétermination. ELLES SAVENT QU’ELLES NE SAVENT PAS.

Et qu’arrive-t-il ? « L’époux [chronidzôntôs] », littéralement « temporisant » ([chrônôs] = le temps) : c’est l’idée d’une persistance dans le temps, d’une longue durée qui s’étire, d’une différance (j’écris comme les existentialistes, avec un « a », pour évoquer non ce qui est dissemblable mais ce qui est différé, remis à plus tard dans le temps. Pardon pour la cuistrerie !!!). Ainsi donc, « L’époux prenant le temps toutes piquent du nez et étaient couchées endormies. » L’imminence s’avère ne pas être une immédiateté, contrairement à ce que nous croyons tous : la nuit dure, l’époux qui s’est déjà fait doucement attendre près d’une année entière s’est mis en marche vers son épouse, mais il n’arrive toujours pas, toujours pas. Et pas une des jeunes filles n’échappe à l’assoupissement (le verbe grec est bien celui qui dit la tête qui tombe), pas une même qui ne dorme, et d’un sommeil qui dure comme le souligne l’emploi de l’imparfait. Il n’y a pas le groupe des fortes qui résistent au sommeil, et le groupe des faibles qui y cèdent : aucune ne supporte la durée de l’attente.

« Au milieu de la nuit un cri advient : voici l’époux, sortez pour la rencontre [apantèssis = l’action d’aller à la rencontre) ! » On imagine l’effroi et l’émoi : le sursaut du réveil, le lieu et la situation inhabituelle, la reprise progressive des esprits, la hâte soudaine où il faut mobiliser toutes ses ressources sans délai, la sortie dans la nuit et le froid qu’on ressent toujours dans de tels moments. « Alors… » : on retrouve notre « alors ». C’est ce moment-là, précisément, qui est le point de la parabole ; ce moment-là qui est exactement contemporain de l’apparition du signe du Fils de l’Homme. « Alors se réveillent toutes ces jeunes filles-là et parèrent leur lampes. » Parer, c’est [kosméoo], qui donne « cosmos », mais aussi « cosmétique » : c’est disposer, préparer, orner, décorer, arranger. Les lampes doivent être belles, on a le souci du moindre détail en pareille occasion. Surtout, la durée a épuisé les réserves d’huile.

« Les Folles disent aux Réfléchies : donnez-nous de votre huile, parce que nos lampes s’éteignent. » Le verbe [sbénnumi], c’est s’éteindre, disparaître, dessécher, mourir. Dans leur spontanéité, elles voient comment parer au plus pressé : celles-là ont de l’huile, on va leur en demander, voilà qui va régler le problème. On peut compter, n’est-ce pas, sur la solidarité ? « Répondent les Réfléchies en disant : jamais sans doute cela ne suffira pour nous et pour vous; allez plutôt chez les vendeurs achetez-en. » Ce n’est pas manque de solidarité, mais là encore réflexion et prévision : trop peu d’huile dans toutes les lampes, c’est la garantie qu’elles soient toutes éteintes ! Là encore, la vision de l’instant présent ne suffit pas : les Réfléchies ont un but, entourer l’épouse de leurs lampes allumées. A la limite, qu’importe que ce soient elles-mêmes ou les autres, mais il faut que l’épouse et son époux soit dignement entourés. Les petits arrangements présents, aussi louables paraissent-ils, ne doivent pas compromettre ce but suprême.

Résultat : c’est justement pendant qu’elles sont parties chez les marchands (on imagine : en pleine nuit !) qu’arrive l’époux. La procession avec l’épouse a lieu à la rencontre de l’époux, tous repartent chez le père de l’époux, où l’on entre pour la fête, et selon la coutume la porte est fermée à tout arrivant ultérieur. Les Folles se cassent le nez sur la porte. Il y a un côté dramatique sur la fin, car elles crient : « seigneur, seigneur, ouvre-nous ! » Et lui de répondre : « Amen je vous dis : je ne vous connais pas. » Et la conclusion générale : « Soyez donc éveillés, parce que vous ne connaissez pas le jour ni l’heure. »

C’est leur réflexion, l’usage de leur raison, qui a permis aux Réfléchies d’être prêtes au bon moment. Elle n’ont jamais perdu de vue leur rôle, et ont su ordonner leur temps à cet effet. Elles ont été défaillantes, elles se sont endormies, mais elles avaient intégré l’incertitude, et pris leurs dispositions contre elles-mêmes et leurs défaillances possibles, dans le fond.

J’entends cet appel à travers la durée de notre temps. Pour moi, l’époux s’attarde dans notre temps : je comprends cela comme signifiant que c’est lui qui y demeure présent à travers toute rencontre. Les rencontres qui nous sont accordées sont toutes une grâce, mais elles sont toutes dérangeantes, elles nous appellent à une réaction comme dans la fébrilité d’un réveil : ce n’est jamais le « bon moment », celui où nous serions prêts, celui où nous aurions tout prévu. C’est un enfant qui s’invite alors qu’on n’a rien à manger (croyons-nous), c’est un ami qui débarque pour faire une surprise alors qu’on est en pleins préparatifs fiévreux, c’est une famille expulsée un vendredi soir quand tout est fermé, c’est un réfugié qui se trouve soudain là, démuni de tout ; c’est le côtoiement impuissant de cette jeune maman rongée par la maladie, avec toute la grandeur de sa fragilité, toute la force de sa douceur et toute l’inévidence de son espérance. Devant toutes ces rencontres, nous ne pouvons que prévoir notre impréparation. Avoir de l’huile en réserve. Quelle est cette huile ? Il me semble que c’est justement la [fronèsis], la raison : disons, une charité intelligente, une charité qui réfléchit. Accepter consciemment notre impuissance pour ne pas écraser la fragilité de l’autre, simplement faire brûler la petite flamme de la pensée qui nous vient du cœur. Dans le fond, il me semble que dans ce temps qui sépare la venue de Jésus de son retour promis, il nous engage à agir avec le secours de notre réflexion : une intelligence consciente de notre faiblesse et attentive au but fixé. Comme saint Denis, ne marchons pas sans notre tête.

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