Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Ce qui ressortait de mon commentaire précédent, dimanche 12 novembre : faiblesse et intelligence., outre d’avoir replacé la parabole d’aujourd’hui ainsi que les deux suivantes dans son contexte, c’était d’une part l’idée que ces trois paraboles décrivent ce que sera en réalité la manifestation du royaume, d’autre part l’idée que nous sommes invités à garder notre intelligence éveillée pour saisir à tout instant cette manifestation du Royaume comme un cri qui nous réveille dans la nuit.
Cette description de ce que sera en réalité la manifestation du royaume est très importante : nous sommes maintenant dans le futur d’alors. Quand Jésus énonce ces paraboles, il les énonce au futur, pour éloigner de ses disciples qu’il puisse y avoir une manifestation de ce royaume avant sa mort. Mais depuis sa mort, sa résurrection et son ascension, nous sommes dans ce futur-là, et le royaume se manifeste. Or l’idée que nous nous faisons de cette manifestation conditionne le genre de vigilance que nous tenons ou de combat que nous menons ! Si nous imaginons la manifestation du royaume comme l’établissement d’un pouvoir souverain, alors nous menons un combat politique pour l’établissement de ce pouvoir : mais ce n’est pas ce qui ressort de ces paraboles. Si nous imaginons cette manifestation comme une illumination intérieure, alors nous nous replions dans une introspection détachée : mais ce n’est pas ce qui ressort de ces paraboles.
Ce qui me frappe cette année, à relire la première de ces paraboles, celle des « Dix jeunes filles », c’est justement que le royaume est comparé aux dix, à toutes les dix. Je m rends compte que, dans ma lecture précédente, et depuis des années, j’ai tendance à ne garder que cinq de ces jeunes filles, celles qui sont qualifiées de [phronimoï], et de me dire que la manifestation du royaume est comparable à ces jeunes [phronomoï] -pas aux autres. La [phronèsis], c’est l’action de penser, à la fois le sentiment et l’intelligence d’une chose, autrement dit cette manière que nous avons d’user de toutes nos facultés à la fois de tête et de cœur pour bien comprendre une réalité, une situation, un choix à effectuer. Sont donc [phronimoï] celles qui ont toute leur présence d’esprit, qui sont éveillées à toutes leurs facultés de sensibilité et d’intelligence dans leur manière de faire ou de réagir.
Mais le texte dit bien : « Alors, le royaume des cieux sera semblable à dix jeunes filles, qui prirent leur lampes puis sortirent à la rencontre de l’époux« . Il est semblable aux dix. Le royaume inclut aussi les cinq [mooraï]. La [mooria], c’est la folie, les désirs impudiques, et tout ce qui s’ensuit de réactions incontrôlables et incontrôlées : on sort justement des bornes de la raison, de la mesure qui est un grand idéal antique. [mooraï] sont celles qui sont émoussées, hébétées, folles, insensées. Il y a trois ans, j’avais évoqué Dionysios, et je crois bien que c’est l’idée. Eh bien le royaume inclut, justement, à la fois celles qui n’agissent que pleines de sens et de mesure, que celles qui agissent avec folie et démesure.
En revanche, elles sortent toutes à la rencontre de l’époux : c’est cela qui leur est commun, et qui fait qu’elles forment un groupe de dix. Elles sortent conformément à ce qu’elles sont : certaines avec des mesures qui tiennent à leur prévoyance, les autres avec l’élan de leur imprévoyance. Leur destinée n’est pourtant pas la même : pourquoi ? Et cette différence est liée ou illustrée par une différence dans les [lampadas]. La [lampas], c’est d’abord un flambeau, autrement dit ce n’est pas une petite lumière ténue de rien du tout, flammèche symbolique et facilement éteinte par le vent : c’est bien ce qu’il faut pour y voir clair et suffisamment nettement alors qu’il fait nuit. C’est exactement le mot qu’emploie Jean lorsqu’il raconte l’arrestation nocturne de Jésus au Jardin des Oliviers. Ici, ce ne sont pas de simples torches enduites de résine mais plutôt des appareils avec une réserve d’huile, puisqu’une partie du drame tourne autour de cette question de l’huile.
Mais justement que se passe-t-il ? Alors que toutes ont piqué du nez et se sont endormies, le fameux cri « Voici l’époux, soyez à sa rencontre » les réveille. Toutes constatent que leurs torches sont éteintes. Jusque-là, il n’y a pas de différence dans leur destinée. Mais les unes ont ce qu’il faut pour rallumer sur place leurs torches, les autres non. Et celles qui n’ont pas de quoi voudraient bien en faire autant, elles demandent aux autres qui répondent conformément à leur nature prévoyante : cela ne suffira pas. On peut imaginer en effet que ce n’est pas une petite réserve qui convient pour allumer un flambeau ! La consommation d’huile doit être particulièrement importante. Et les « réfléchies » calculent, et refusent. Du coup, les « fofolles » partent, sur leur conseil, en chercher chez les marchands. Quand elles reviennent, la porte est fermée, c’est trop tard, elles restent dehors.

Elles auraient dû ne pas se préoccuper de leur lampe, mais avant tout rester là pour être présentes. On ne dit pas si, quand elles reviennent, c’est avec des flambeaux désormais allumés. Et je m’étonne en effet beaucoup de ce conseil, qui semble tout sauf sage : à qui dirions-nous en pleine nuit d’aller chercher quelque chose au magasin ! Oui, bien sûr, dans certaines grandes villes modernes où la « vie » ne s’arrête jamais, on trouve des commerces ouverts à toute heure. Ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus sage… En tous cas, ce n’est pas le cas dans les temps antiques. Alors pourquoi un conseil pareil ? Et pourquoi l’avoir écouté ? Je suis quant à moi persuadé qu’elles sont revenues bredouilles, et leur torches complètement éteintes, alors qu’elles constataient seulement qu’elles « s’éteignent » ou « s’affaiblissent »: elles ont vraiment tout perdu…
Qu’auraient-elles dû faire ? Rester, tout simplement. Même avec une torche un peu « faiblarde », elles auraient été là pour l’arrivée de l’époux, pour sa rencontre avec sa fiancée-épouse. Car c’est cela avant tout pour quoi elles étaient venues. Et surtout, surtout, ne pas chercher à se comporter comme les « réfléchies », dont le conseil en fait n’est pas si « réfléchi ». Puisque « le royaume des cieux est semblables à dix jeunes filles…« , puisque celui qui instaure puis révèle ce royaume le sait mieux que personne, puisqu’il connaît ce que nous sommes, distinctement, pourquoi chercher à être autre chose que ce que nous sommes ? Dans un chœur, il y a des voix qui sonnent et d’autres qui font écho : toutes néanmoins participent de la beauté de l’interprétation. Ainsi aussi des torches : certaines sont vives, d’autres ténues, qu’importe ? Cette diversité rend une beauté qui, au contraire, est incomparable. Peut-être est-ce justement ce qu’attend le créateur de la diversité ? La tendance à gommer toute diversité, la tendance de bien des extrémistes à exiger une conformité à eux-mêmes, ou à un modèle unique, est tellement développée aujourd’hui ! Mais les « dix jeunes filles » encouragent toutes celles et tous ceux qui ne sont pas « conformes », et c’est cela, être « catholique » au vrai sens du terme. Alors sortons tels que nous sommes, « venez comme vous êtes » ainsi que le proclame une grande enseigne ! Lorsque tu rencontres l’époux, c’est-à-dire une situation soudaine qui te réveille, réagis tel que tu es : avec réflexion, éveil, avec la mise en œuvre de toutes tes facultés, ou bien peut-être avec élan, un peu de folie, avec un mélange d’intentions un peu trouble, qu’importe ! Sois là, comme tu es. Mais ne rate pas la rencontre : l’époux est là, dans la nuit, dans ta nuit, qui attend de toi ce que tu peux lui apporter.