Rencontre révélatrice (dimanche 26 novembre)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

J’ai dit qu’il y avait trois paraboles, et je me suis trompé. Il y a bien trois récits consécutifs au « discours apocalyptique » de Jésus, mais le troisième, celui que nous avons cette semaine, n’est pas une parabole : en effet, il n’est introduit ou conclu par aucun mot de comparaison. C’est donc bien plutôt une description qui nous est faite. Nous l’avons déjà rencontrée deux fois. J’ai essayé la première fois d’en donner un commentaire assez général, Faire ou ne pas faire, telle est la question, ; puis la deuxième fois de faire ressortir qu’à l’arrière plan du texte était présupposé que nous n’étions jamais seul pour agir et faire le bien, L’unité est un consentement.

Je suis frappé cette année par l’opération initiale qui est décrite dans cette scénographie grandiose et impressionnante : nous avons pris comme orientation, à cause du discours qui précède nos trois textes, le thème de la rencontre. Et ici, il semble bien qu’il s’agisse d’une rencontre générale, car tout commence par une assemblée générale de « toutes les nations ». D’un côté, on a « le fils de l’homme » qui siège « sur son trône de gloire« , mais il n’est pas tout seul : il a avec lui « tous les anges« . « Ange » signifie d’abord « messager« , et c’est ainsi que, dans les premiers écrits bibliques, ces êtres apparaissent. Dans plusieurs récits très anciens, « l’ange de Yahvé » est même parfois Yahvé lui-même, mais en tant qu’il fait une annonce à un humain, qu’il lui fait passer un message. C’est le judaïsme tardif et le courant de l’apocalyptique qui vont multiplier ces êtres célestes, avec notamment le propos d’augmenter par contraste la transcendance du dieu : plus il y a d’êtres intermédiaires pour aller au dieu, plus haut est celui-ci. On voit ici une scène directement issue de ces inspirations, le « fils de l’homme » est présent avec la totalité des êtres célestes qui l’entourent et le servent, il y paraît d’autant plus grand et unique. Par contrecoup, la rencontre implique tous les habitants des cieux sans aucune exception.

Et de l’autre côté, donc, on a le rassemblement de toutes les [éthnè]. Que sont ces [éthnè] ? Le premier sens qui vient à l’esprit est celui de « nations« , et surtout au sens « religieux » c’est-à-dire tout ce qui n’est pas « Israël », car en général la Bible distingue Israël et « les nations« . Faut-il donc dire qu’Israël est exclu de ce grand rassemblement final ? Ce serait très étrange ! Mais cela veut alors dire que [éthnè] est pris ici dans un sens plus général qu’habituellement dans la Bible, qu’il désigne en quelque sorte tous les peuples, y compris le peuple d’Israël. Mais cette fois, ce n’est pas l’assemblée générale des Nations Unie, qui est, en un sens, symbolique : les nations sont représentées par un ou plusieurs délégués ou ambassadeurs ; ici, l’on sent bien que ce sont numériquement la totalité des nations qui sont là. Tous les êtres humains, comme on a aussi tous les être célestes.

Et n’y a-t-il que les humains ? A vrai dire, le texte ne s’oppose pas à ce que tous les être créés soient également présents, même si les humains vont être sous peu particulièrement l’objet de la suite du texte. On peut imaginer que la convocation générale de la terre et des cieux est une convocation de tout le monde créé, de toute la créature. Lorsque la Genèse pose en titre « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre« , elle veut, par cette présence des « contraires », indiquer la totalité. On pourrait traduire très justement (mais moins poétiquement) « Au commencement, Dieu créa toutes choses. » Cela veut dire que cette rencontre est aussi l’apparition de chacun dans sa dimension cosmique, en lien avec les autres réalités créées. Cette référence aux origines murmure qu’il va y avoir là à rendre compte du rôle qui nous a été assigné dès l’origine.

Or [éthnè] désigne plus largement encore tout ce qui se rattache à une même origine, tous les « genres » (car ce mot est de la même famille que « engendré » ou « génération », et c’est exactement le sens de [éthnè]). Et ici apparaît une difficulté. Car nous pouvons être rangés par genre (homme ou femme, ou encore autre…), nous pouvons être rangés par famille (mais les généalogistes vont vite demander laquelle), nous pouvons être rangés par région d’origine, nous pouvons être rangés par famille de pensée, nous pouvons … que sais-je encore ? Et si toutes ces [éthnè] sont combinées, sont présentes en même temps, il apparaît vite qu’aucun des humains ne peut être exclusivement dans l’une ! Alors que veut dire le texte ? Il me semble qu’il veut dire que, de même que nous somme présents dans notre relation au cosmos tout entier, nous sommes aussi présents dans l’enchevêtrement de nos relations des uns aux autres, et dans ce qu’elles ont de génétique. Aucun d’entre nous ne doit à lui seul d’être ce qu’il est, le « je me suis fait tout seul » est un grand mensonge ou une ignorance grave. Non, nous serons présents à cette ultime rencontre mais avec la manifestation à tous de ce que nous nous devons les uns aux autres, de ce qui nous vient des uns et des autres.

Notre rassemblement est donc une rencontre absolument générale de tous avec tous. Et l’on voit que comme nous appartenons tous à plusieurs [éthnè], parce qu’on peut nous ranger de bien des manières, nous nous appartenons tous les uns aux autres. C’est l’extraordinaire continuité de la créature qui va apparaître là. Jamais rencontre n’aura été à ce point intense : car dans une rencontre, que vivons-nous ? N’est-ce point un échange, ou la possibilité d’un échange ? Or là, nous serons manifestés dans la totalité et la richesse de nos liens, de nos appartenances, de nos relations réelles.

N’ai-je pas tiré un peu trop du seul mot d'[éthnè] ? Il semble que non, car voilà que dans la scénographie de la rencontre, se passe quelque chose d’inattendu, « il séparera…« , [aphoriséï]. Le mot signifie d’abord séparer par une limite, ce qui ne laisse pas de surprendre, quand on voit tout ce que nous avons précédemment fait remarquer. Et si l’on s’en tient là, la rencontre serait étrange, quand elle consiste en une séparation !! Mais le mot signifie aussi déterminer rigoureusement, ou distinguer ou mettre à part : c’est précisément ce qui se fait après dans la métaphore du berger avec les brebis et les chèvres. Traduit et compris ainsi, notre mot vient confirmer très fortement ce que nous avons dit précédemment : chaque être est distingué des autres, pris dans son inconfusible individualité. Le jugement -car c’en est un- qui précède la sentence est une opération intellectuelle de distinction ; et dans cette assemblée universelle, dans cette rencontre générale, il n’y a, il n’y aura, pas qu’une grande foule où l’on se perd, il y aura une rencontre personnelle de chacun pour ce qu’il est.

Ce serait donc que tous les hommes, dans l’intrication indécelable de leurs relations et de leurs appartenances multiples, sont pris chacun distinctement, et manifestés ainsi. La rencontre est à la fois générale et profondément personnelle. Ce ne sera pas comme ces grands rassemblements où l’on est finalement plutôt seul : pas de plus grand isolement que dans une foule ! Mais l’on verra, chacun verra pour lui-même, en même temps qu’on verra pour les autres, à quel point nous constituons chacun une convergence unique de relations, à quel point nous influons et sommes influencés, à quel point nous apportons et recevons, à quel point nous aimons et sommes aimés.

La rencontre, si elle est une grande rencontre générale, est une rencontre de chacun avec le Fils de l’homme, une rencontre à la face des autres. Une rencontre pleine de surprises, et d’abord à propos de soi : « mais quand donc t’avons-nous vu avoir faim et t’avons-nous nourri ? » Tous ces gestes, considérés comme des « petits gestes », dont nous ne gardons pas le souvenir et dont nous disons, quand on nous les fait remarquer : « C’est rien. C’est normal. », tout cela n’est pas perdu mais sera alors révélé. Nous nous verrons à notre vraie grandeur (ou petitesse), en même temps que nous découvrirons celle des autres.

Et dès à présent, tressaillant déjà de cette perspective, nous pouvons regarder les autres, dans nos rencontres, comme porteurs d’une profondeur et d’une richesse incomparable.

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