Choisis (dimanche 31 décembre)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

  Nous continuons ce dimanche, dit « de la sainte famille », avec l’évangile de Luc. Le passage qui nous en est donné est dans la deuxième partie de cette construction faite par Luc pour introduire à son évangile, construction où la fiction qu’il écrit vise -à l’antique- à montrer déjà les grands traits de ce que son « héros » sera dans sa vie, ainsi qu’à orchestrer déjà certains des grands thèmes qui vont l’occuper. Nous avons déjà rencontré ce texte deux fois. La première, j’ai essayé de donner un commentaire général en faisant ressortir la visée générale du texte puis d’en montrer le détail en ce sens, Se ranger avec ses enfants vers le même horizon ; la deuxième fois, j’ai pris le parti d’adopter le point de vue d’un des personnages de Luc, nommément de Marie, en la faisant parler, et de faire voir à partir de là le regard que Luc pose sur Joseph dans son texte, Un vrai père.

  Mais cette année, je suis frappé par le thème de la mort dans ce passage. Pas très gai me direz-vous ? Il y est pourtant, et pas de manière annexe. Comme il est d’ailleurs présent dans bien des familles : en ces périodes de fêtes, certaines familles vivent pour la première fois ces fêtes comme une famille, une naissance accueillie dans l’année fait de ces moments une première fois tout-à-fait unique. Mais pour d’autres, c’est plutôt la perte d’un ou plusieurs êtres chers qui trouve maintenant une résonance douloureuse. Ainsi va la vie.

  Luc situe cet épisode au moment du « rachat du premier-né ». Il a à cœur, dans les récits de l’enfance qu’il construit de toutes pièces, de montrer un Jésus déjà dans l’obéissance à la loi, avec perfection. Cela trouvera plus loin ses résonances, dans les conflits avec les Pharisiens qui l’accuseront précisément de lui être infidèle. Le message de Luc est par conséquent : pas de meilleur observateur de la loi que Jésus.

  Luc choisit donc de mettre en scène la jeune famille au temple, pour le quarantième jour après la naissance. Il s’agit, aux termes de la loi, du rachat du premier-né. Qu’est-ce à dire ? Un rituel agraire très ancien voulait que le premier-né, homme ou animal, soit sacrifié au dieu. Le sens est sans doute que la vie n’appartient qu’à lui, que c’est lui qui a le pouvoir de la donner et de la reprendre, et qu’en lui sacrifiant tout premier-né, l’homme reconnaît n’être pas le maître de la vie. La disparition des sacrifices humains a conduit à ce qu’au premier-né de l’homme soit substitué un animal : une vie pour une vie, on « rachète » l’être humain. Ainsi donc, le choix que fait Luc de construire un épisode dans le contexte de ce rituel-là met déjà Jésus aux prises avec la mort.

  Il me semble important d’approfondir un peu le sens de ce rituel primitif : le but n’est pas, en sacrifiant le premier-né, de le tuer, d’anéantir sa vie. Ce serait totalement contradictoire avec le sens profond de ce rituel, qui est de reconnaître le pouvoir absolu du dieu sur la vie. Si l’homme s’arrogeait, en la sacrifiant, le pouvoir sur cette vie, il défierait le dieu, au contraire de lui rendre hommage. Le sens est plutôt de se défaire de cette vie, d’en faire l’oblation totale : définitivement, je n’ai plus cette vie en mon pouvoir, je m’en défais au point de ne plus la posséder ou en user du tout. Et c’est pourquoi aussi le « rachat », la substitution, est possible : parce que ce qui compte, ce n’est pas la mort de la victime mais que l’offrant ne puisse plus détenir cette vie. Le dieu seul en sera le détenteur.

  Alors la mort est bien présente, mais pas en tant qu’elle menacerait l’enfant. Elle est là comme séparation, plus précisément comme mise à part. C’est une transformation de la mort. Et il me semble qu’elle prend aussi ce sens dans la bouche de Syméon : « Il avait été averti par l’Esprit saint qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le messie du seigneur« . Sa disparition (la mort comme menaçante) est retardée par une promesse, celle de voir. Et quand il a vu, sa mort change de sens : elle devient pour lui aussi mise à part : « Tu peux laisser ton serviteur s’en aller…« .

  Cette transformation de la mort, de menace en mise à part, me semble au cœur de notre texte. Un certain regard posé sur ce monde, sur les rencontres faites, une certaine estime pour les attentes que nous avons au cœur et que nous vivons comme des promesses, peut véritablement changer notre regard sur notre mort. Et pour ceux qui restent ? Car si celui qui s’en va peut chanter son « Nunc dimittis » dans une action de grâce véritable, dans une paix profonde, sûr en fait d’une mise à part et non d’un retranchement, ceux qui restent demeurent sous le coup de la menace, vivent une séparation dont ils ne perçoivent pas qu’elle soit une mise à part.

  A moins, peut-être, de voir dans la mort des bien-aimés cette même mise à part. A moins de s’en remettre à ce qu’ils disent ou ont dit eux-mêmes de leur mort, si nous avons la chance d’avoir recueilli une parole à ce sujet. La paix de ceux qui s’en vont, s’ils l’ont, est celle qui va nourrir notre propre cœur, notre propre souvenir. Les savoir mis à part, c’est les savoir aimés. Et les savoir aimés, c’est pour nous la vraie paix : ils ne sont pas tombés dans ce trou sans fin où ils seraient perdus, ils sont recueillis dans un amour immense qui les a choisi. Et alors nous pouvons nous aussi faire le « sacrifice » du rachat : non pas donner la mort, ou tuer le souvenir dans notre vie, mais bien au contraire choisir de laisser aller celui qui s’en va, d’en faire l’oblation totale à celui qui l’aime plus que nous n’avons pu l’aimer.

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