14 Après l’arrestation de Jean, Jésus partit pour la Galilée proclamer l’Évangile de Dieu ; 15 il disait : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile. »
Nous voilà maintenant avec le dernier moment de l’entrée en scène de Jésus chez Marc : il y a eu d’abord, après le titre de l’ouvrage, l’entrée en scène de Jean-Baptiste, puis l’arrivée de Jésus dans la scène du baptême et de la mise au désert, avec une étonnante alternance d’initiative et de docilité à d’autres, aux motions de l’esprit notamment. Maintenant, Jésus reste seul en scène. J’ai déjà eu l’occasion de commenter ce passage dans les deux commentaires Changer d’attitude, se confier en l’action décisive de dieu, et Un nouveau monde est là.
Cette fois-ci, la distinction est nette avec le passage précédent : Marc nous dit que ce qui vient se passe « après l’arrestation de Jean« . Mais il le dit avec un mot bien particulier, [to paradothènaï], littéralement « l’avoir été livré« . Comme on l’a déjà remarqué, c’est le mot-même qui sera employé pour Jésus à la fin de ce même évangile. Autrement dit, Jean sort de scène, il n’est plus en contact avec le public, mais il n’en devient pas moins insignifiant. Au contraire, il réalise dans son corps, physiquement, sa mission de prophète, en vivant ce que Jésus va vivre. Marc multiplie les annonces de la Passion dès l’entrée en scène de Jésus, il nous fait clairement comprendre au seuil de son ouvrage qu’il l’entend comme une vaste introduction à la Passion de Jésus (qui prend, c’est un fait, un volume considérable au regard de l’ensemble de son ouvrage).
Du point de vue du temps, on n’a pas la moindre idée de celui qui s’est écoulé entre l’expérience du désert et l’arrestation de Jean-Baptiste : Marc n’en a cure. Il veut seulement nous montrer une succession. D’autres évangiles font voir une période de cohabitation des deux ministères, avec certains aller-retours, certains échanges, entre Jean et Jésus. Mais pas chez Marc. Pour lui, il y a clairement un changement d’époque entre Jean et Jésus. Jean était encore témoin d’un avenir, d’une promesse : s’il y a changement d’époque aussi radical, c’est que nous sommes passés du côté de l’accomplissement.
Nous allons revenir sur ce sujet de l’accomplissement dans un instant, mais notons d’abord que « Jésus vint dans la Galilée« . Quand Jean exerçait, Jésus est « venu depuis [apo] Nazareth de Galilée« , c’est le lieu d’origine de son mouvement, là d’où il sort. Maintenant que Jean n’exerce plus, il vient (exactement le même mot) « dans [éïs] la Galilée« . Il ne « revient » pas à Nazareth, mais avec la même initiative de rencontre qui l’a fait venir vers le peuple cherchant à revenir vers son dieu au baptême de Jean, il vient dans la Galilée, sous-entendue : la région tout entière. Du reste, quand il passera à Nazareth, les choses se passeront assez mal : peut-être justement parce que les gens interprèteront sn passage comme un retour, alors qu’il vient autrement, chargé d’une autre mission. Il me semble que Marc veut nous faire comprendre que le ministère de Jésus qui commence maintenant s’exerce dans le même élan, avec la même intention, que sa venue vers Jean pour être baptisé. Il est le témoin du dieu qui va à la rencontre de son peuple cherchant à revenir vers lui. Venir vers Jean et venir en Galilée sont un seul et même mouvement, l’un symbolique, figuré, l’autre concret, propre. D’une certain manière, c’est à partir de maintenant que Marc commence vraiment son « histoire » de Jésus, celle qui va le conduire vers cette fin tragique.
Autre rupture, Jean « proclamait un baptême de conversion pour le pardon des péchés« , quand Jésus « proclame l’évangile du dieu« . Le ministère du baptiste se résumait dans une action symbolique (un rite, en quelque sorte) liée à un changement intérieur à apporter. Il ressemble beaucoup à ce qu’est devenu le ministère dans l’Eglise aujourd’hui, soit dit en passant : la place des rites y est devenue prépondérante, avec un certain moralisme prédominant. Comme quoi, le changement du Baptiste à Jésus est fort, et loin d’être évident à tenir dans le temps !! Jésus, quant à lui, « proclame l’évangile du dieu« : c’est beaucoup plus gratuit. La proclamation en question arrive comme un « exposé », comme une réalité qu’on mettrait sous le regard, ou dont on ferait voir l’évidence ou les signes, mais dont on tient compte ou non. Nous avons déjà rencontré chez Marc ce terme d’ « évangile » : dans le titre qu’il donne à son ouvrage. « Evangile » y est associé à Jésus, à Christ, à fils et à dieu. Et le titre donne l’ouvrage de Marc, où son contenu, comme le seul commencement ou origine de l’évangile : autrement dit, l’évangile déborde ce qui est relaté par Marc, il dure encore, il se prolonge indéfiniment dans le présent. Le message de Jésus proclame l’évangile du dieu, il proclame la filiation à ce dieu, il proclame que celle-ci se réalise par son « oint« , son Christ, il proclame que Jésus est la réalisation concrète de tout ceci.
Autrement dit, pour Marc, Jésus est en personne l’initiative du dieu qui vient à la rencontre de son peuple, des hommes qui cherchent à revenir vers lui. Et cette initiative consiste dans une exposition, dans le fait de placer là, devant tous et chacun, l’aventure de la filiation, offerte par le dieu même.

Si ce que je comprends est juste, cela donne beaucoup de force au contraste formé par les contenus des deux proclamations, celles de Jean et celle de Jésus. Jean proclame : « Voici venir derrière moi celui qui est plus fort que moi ; je ne suis pas digne de m’abaisser pour défaire la courroie de ses sandales. Moi, je vous ai baptisés avec de l’eau ; lui vous baptisera dans l’Esprit Saint. » Il cherche à déporter l’attention de ceux qui l’écoutent de lui-même vers un autre. Il part du fait qu’on est venu à lui et veut conduire plus loin, éveiller une nouvelle attente. Il fonctionne par comparaison, tant des personnes (« il est plus fort« , « je ne suis pas digne… ») que des pratiques (« je vous ai baptisé…« , « lui vous baptisera…« ). Jésus proclame : « Les temps sont accomplis : le règne du dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » Il ne parle à aucun moment de lui-même, mais il ouvre les yeux sur l’occasion, le temps, qui s’offre désormais à tous. Ce n’est plus le futur, c’est un présent. Le fameux « accomplissement » que nous avons évoqué plus haut est là : dans ce présent désormais rempli, c’est-à-dire qu’il est moins un temps un temps pour attendre un futur qu’un double présent. Un temps où quelque chose nous est présenté, et un temps dans lequel nous pouvons nous aussi y accéder, être présents.
Ce qui est présent (présenté), c’est le « règne de dieu« , c’est-à-dire la réalisation de la promesse messianique ( le « messie », c’est le « roi » oint, consacré, par le dieu lui-même. S’il règne, le dieu accomplit sa promesse). La question est : comment être nous aussi gouvernés par lui ? Comment entrer dans ce royaume où c’est lui qui exerce la royauté ? Il y a deux conditions, l’une qui prolonge ce que Jean-Baptiste a commencé en proclamant un baptême de conversion : « Convertissez-vous« , l’autre, totalement nouvelle, « croyez à l’évangile« . Si l’évangile est ce que nous avons dit plus haut, le fait rendu accessible d’être avec le dieu dans une relation de filiation par l’entremise de son christ, le point clé est d’y croire : croire que le dieu a offert une telle chose, croire que c’est possible, croire que c’est à portée, croire enfin que, dans l’initiative où il est à notre égard de venir à la rencontre de ceux qui cherchent à se retourner vers lui (à se « convertir« ), ce n’est pas tant de nous que dépend la réalisation d’une telle grandeur que de lui. Croire qu’il fait, lui, ce qu’il montre et déclare, sans que nous en soyons la mesure.
Un commentaire sur « Changement d’époque (Mc.1, 14-15) »