Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Nous sommes de retour dans l’évangile de Marc, et nous sommes exactement au tournant, dans sa manière de présenter les choses, entre le ministère du Baptiste et celui de Jésus, entre le temps de Jean-Baptiste et le temps de Jésus. Je me suis déjà attaché à préciser les termes de ce passage, ce qui conduisait particulièrement à insister sur le changement d’attitude auquel les disciples et les lecteurs sont invités, notamment à travers une attitude de foi.
Le contraste avec le temps du Baptiste est très étonnant chez Marc. Jean « clame un baptême de conversion pour la rémission des péchés » (Mc.1,4), Jésus « clame l’évangile du dieu » (Mc.1,14). La conversion, le « changement d’attitude », est au cœur de la proclamation de Jean ; elle est aussi présente dans la proclamation de Jésus mais incluse dans une réalité plus vaste. En effet le message du Baptiste est celui-ci : « Vient derrière moi un plus fort que moi […] Moi je vous ai baptisé d’eau, lui vous baptisera d’Esprit saint« , quand le message de Jésus est : « Le moment est complet et le royaume du dieu s’est fait tout proche : changez d’attitude et croyez en l’évangile. » Le changement d’attitude n’est plus dû à un futur proche, à la survenue imminente d’un évènement, il n’est plus une anticipation : il est désormais une conséquence, celle de la présence d’une nouvelle réalité établie. Et Marc, pour souligner ces mots par des faits, pose que Jésus n’arrive qu’une fois le Baptiste livré, c’est-à-dire hors course. Il s’efface, comme au théâtre il disparaît de la scène pendant que le personnage principal entre en scène. Il est en cela assez proche de Jean, selon lequel (on l’a vu la semaine passée) les disciples, à l’instigation du premier, passent du Baptiste à Jésus et restent avec lui.
Il me semble que cela n’est pas sans importance ni conséquence. Devenir disciple de Jésus et de l’évangile, ce n’est pas d’abord « faire des trucs » comme le Baptiste le demandait. C’est d’abord s’ouvrir à une réalité plus grande, plus vaste, à une nouvelle présence , à une nouvelle réalité instaurée. Je ne parle pas ici du « nouveau monde » que, dans une piètre parodie, certains politiques voudraient nous faire croire advenu avec leur action ou leur propre avènement au pouvoir : triste réduction à pas grand chose, qui ne saurait tenir ses promesses. Parodie, parce que justement elle est liée à leur action (ou pas). Ici, il s’agit d’ouvrir les yeux sur une réalité, le « royaume du dieu« , qui nous précède, qui est à portée, qui est là. Et cette fois, le changement d’attitude est celui qui consiste dans la foi, c’est-à-dire dans un nouveau regard sur l’inévident, un regard paradoxal. Un choix.
Les moments que nous vivons sont difficiles, ils sont un tissu de difficultés et de lourdeurs qui ne donnent pas vraiment le goût de la vie, qui ont plutôt une saveur de mort, de pénibilité, de manque de sens et d’intérêt. Le ressort est loin à l’intérieur, en profondeur. Contre l’évidence, celle de notre expérience, il y a ce pari qu’une autre réalité est bien présente et plus forte, une réalité faite de liens, de vie, d’échanges. Contre l’évidence, il y a cette conviction que « le temps est rempli« , que chaque seconde est une seconde donnée pour se faire proche, pour être en communion par le cœur avec les êtres aimés. Que le temps est rempli de ceux que l’on aime et de l’amour concret que l’on a pour eux. Que le temps est rempli du souci de ceux qui sont en péril ou qui sont loin, que le cœur n’est pas rempli en vain de ceux avec qui et pour qui on veut vivre. Ce n’est pas une utopie, un « autre monde » rêvé : c’est ce monde même et ces instants mêmes mais remplis, et non pas vides comme ils nous apparaissent. C’est cela, l’évangile : pas des formules, des attitudes calculées, ni des « trucs à faire ». La liberté nouvelle d’un amour que rien ne saurait contrer.

Je suis également frappé par le choix de Marc qu’abordant le tout début de la vie publique et du ministère de Jésus, il place comme préalable l’appel de disciples. Comme s’il était impossible que quoi que ce soit se passe sans disciples. Jésus est-il donc incapable de vivre tout seul ? Y a-t-il chez lui un besoin irrépressible (maladif ?) d’avoir du monde autour de soi ? L’embrigadement est-il un péché originel du christianisme ?
Je ne le vois pas comme cela. D’abord, Jésus n’est pas spécialement tendre pour ses disciples : il n’hésite pas à les rabrouer, éventuellement durement. Il leur offre de le quitter parfois. Et il n’accepte pas qu’ils quittent leur place d’aller « derrière lui » : il n’y aura pas de compromis pour les faire rester. Mais justement, ce « derrière lui‘ fait écho au message du Baptiste : « derrière moi vient celui qui est plus fort que moi« . Jésus est un sommet : plus fort que le Baptiste alors qu’il vient derrière lui, c’est-à-dire comme son disciple, il est aussi plus fort que ceux qui viennent derrière lui à leur tour. C’est lui la référence, dans tous les cas.
Ensuite, ce fait d’être à plusieurs, Jésus ET des disciples, est sans doute chez Marc un marqueur de la « nouvelle réalité » désormais instaurée et présente. Ceux qui sont appelés, par deux fois sont des frères. Que leur père soit présent (Zébédée) ou non, et s’il l’est, ils sont arrachés à lui, ils le quittent : autrement dit, ce qui les fait frères n’est pas ce lien du sang, c’est cette nouvelle réalité dans laquelle ils se plongent, en fonction de laquelle ils sont appelés à vivre. Cette marque de la fraternité m’apparaît très forte, et essentielle. Et tout ce qui va se passer dans le ministère de Jésus va avoir une portée vers d’autres, va avoir d’autres bénéficiaires mais toujours aussi ceux-là. Tout sera aussi l’occasion de construire leur fraternité, de la faire progresser, de débusquer ce qui y fait obstacle.
On voit encore une originalité de Jésus : il n’est pas le premier à avoir des disciples : nombreux les rabbis qui avaient un groupe plus ou moins restreint autour de lui. Mais pas pour un partage de vie constant, cela est tout-à-fait original. C’est s’exposer, pour le Maître, c’est se laisser connaître sans la moindre réticence : il y a dans ce choix un choix de dévoilement total, une posture révélatrice entière. Et aussi la conviction que tout ne passe pas par les mots, que les mots seuls ne disent pas tout, que c’est la vie qui parle plus et le plus fortement, que la corrélation entre vie et parole réclame d’être examinée, l’une signant l’autre. On ne peut pas se payer de mots ; pas plus qu’on ne peut se contenter d’agir obscurément et sans faire advenir au jour les motifs de son action par les paroles mises dessus. Il faut les deux.
Du reste, ce sont des hommes au travail qu’il appelle. Lui, le fils de Joseph le charpentier, va bâtir un maison d’un autre genre. Il va le faire avec des hommes de métier mais d’un autre métier, des pêcheurs : ce n’est pas la construction seulement qui intervient ici : est-ce aussi le rassemblement. Mais on est plutôt mal à son aise dans un filet ! J’avoue que je ne suis pas tout-à-fait à l’aise avec cette pêche : c’est tout de même une forme de prédation. Mais peut-être s’agit-il aussi dans la pensée de Marc de « donner à manger » : après tout, dans la multiplication des pains, il y a aussi des poissons, qui sont aussi distribués et multipliés, même si le souvenir en est moins vif. Ainsi ces hommes seraient-ils le signe non seulement d’une maison commune à bâtir (cela, c’est le charpentier), mais aussi d’un lieu où l’on nourrisse, où on vienne au secours de la vie, où on la fasse grandir. Nourrir, c’est beaucoup de choses. Et l’expression [aliéïs anthroopoon] est peut-être à traduire « pêcheurs des hommes« , sous-entendu « pêcheurs [au service] des hommes » plutôt que « pêcheurs d’hommes« , qui fait de ces derniers un objet de prédation, et qui fait douloureusement écho à des scandales par trop actuels. Construire et nourrir, c’est plutôt cela le programme.