Un nom nouveau : dimanche 17 janvier.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Nous revoilà dans l’évangile de Jean, au cours de la « première semaine de Jésus », à travers laquelle Jean, poursuivant son parallèle commencé au prologue avec le commencement de la Genèse, dispose tous les éléments inauguraux du ministère de Jésus. Notre texte est précisément le « troisième jour », celui qui correspond dans le premier récit de la création à la séparation de la terre d’avec les eaux et à la production des végétaux » (cf. Gn.1,9-13). Cela nous donne un repère pour lire les textes écrits par Jean.

Il se trouve que j’ai déjà commenté la première partie de ce texte, celle qui concerne le départ des premiers disciples de Jean à la suite de Jésus. Et en effet, elle est une séparation, comme il y a eu séparation des eaux et de la terre : certains rejoignent Jésus et constituent avec lui comme une nouvelle terre. Je voudrais cette fois-ci jeter un regard sur la deuxième partie de notre texte, celle qui concerne André et Simon.

Nous sommes bien toujours le même jour : au terme de la première expérience des deux premiers disciples, qui sont venus et ont vu « où il demeurait » et qui « demeurèrent avec lui ce jour-là« , Jean a soin de nous dire que « la durée était comme la dixième« . On traduit souvent : « C’était environ la dixième heure« , ce qui est tout-à-fait correct. Mais [hoora] en grec désigne toute durée, ou division du temps : saisons, mois, période jour-nuit… Les Heures sont des filles de Zeus et de Thémis, c’est-à-dire qu’elles sont le fruit de la règle ou du droit, acquis par le souverain des dieux et par laquelle il régule toutes choses, et elles ont nom Eunomie, Dikè et Eirènè, c’est-à-dire l’équité, la justice et la paix. Quoiqu’il en soit, Jean nous avertit que nous sommes dans une division de la même journée, autrement dit que, même avancée, elle n’est pas finie. Peut-être nous dit-il aussi que ce temps passé par les deux disciples en compagnie de Jésus est comme un jour qui ne finit pas.

Domenichino, Voici l’Agneau de Dieu.

Et en effet, voici qu’André va chercher son frère Simon, qui vient à Jésus et voit son nom transformé d’emblée en celui de Pierre. Il y a une correspondance assez évidente avec l’autre aspect du « Jour Trois » dans la Genèse, dans la mesure où la végétation produite par le sol est produite avec la faculté de se reproduire : « Que la terre produise des végétaux, savoir: des herbes renfermant une semence; des arbres fruitiers portant, selon leur espèce, un fruit qui perpétue sa semence sur la terre. » Et ce à quoi nous assistons, c’est justement à l’auto-multiplication des disciples, à travers la figure d’André. Il va de lui-même trouver son frère pour lui dire : « Nous avons trouvé le Messie » et ce frère, Simon, vient à son tour vers Jésus. Jean nous invite à interpréter Jésus comme la terre de laquelle vient la vie des disciples, lesquels sont comme les végétaux qui jaillissent de ce sol. Et ses disciples, signe de la vie qui les anime, peuvent produire par eux-mêmes d’autres disciples, ils « portent semence« .

Jean invite-t-il ainsi au prosélytisme ? Pas si l’on y réfléchit suffisamment. La semence est dans le fruit, c’est un résultat naturel non forcé du végétal, arbre ou herbe. Le fruit n’est pas un produit -et l’on constate d’ailleurs le terrible péril que l’on fait courir à la planète lorsqu’on fait de l’agriculture « productiviste », quand on transforme le fruit en produit. Le fruit est espéré et attendu, il est favorisé, mais il ne peut être forcé. Ainsi aussi en cette autre matière qu’est l’avènement d’autres disciples. André n’a pas été trouver n’importe qui, il est allé trouver son frère, rien de plus naturel. Il ne l’a pas invité à venir, il s’est contenté de lui partager sa découverte, avec un mot bien à lui que nul jusque-là n’a employé (dans ce texte, j’entends). Un mot risqué, qui relève de sa propre interprétation : il s’est livré, autant qu’il a fait part de sa joie ou de son émotion. Pierre a choisi seul de venir. Il ne s’agit donc pas de « faire des disciples », d’en produire. Mais la vie porte naturellement semence. Parfois on voudrait bien que cette vie de disciple soit partagée par tel ou tel : c’est une patience, une longue patience. Sans renoncer à dire, mais sans chercher à forcer.

Et Jésus regarde Pierre : [blépoo], voir, diriger ses regards, ce n’est pas le même verbe que celui employé peut auparavant quand Jésus s’est retourné, un peu surpris, vers les deux disciples du Baptiste qui maintenant le suivaient : [théaomaï], considérer, examiner, contempler. Dans ces premiers, il y a avait tout un univers, une « nouvelle terre », qui apparaissait, y compris pour Jésus. Il ne les avait pas cherché, ils venaient. Cette fois-ci c’est différent. Mais il y a un regard aussi, nul n’est indifférent au Maître. Et celui-ci change d’emblée le nom de ce « Simon fils de Jean » : « tu seras appelé Kèphas« . C’est la forme hellénisée d’un mot araméen qui signifie la pierre ou le rocher. Il ne s’agit pas de la pierre taillée ou du cailloux, il s’agit plutôt du rocher brut, celui qui est fermement dans le sol.

Chose notable, alors que, plus haut dans le texte, pour les mots « rabbi » et « messie« , Jean a dit que ces mots se traduisaient [méthérmènéouoménone] « maître » et « christ« , il dit cette fois que le mot s’interprète [hérmènéouétaï] « pierre« . Ce mot n’est donc pas seulement purement et simplement traduit, Jean ne se contente pas de lui donner une équivalence en grec pour ses lecteurs. Il insiste sur la signification, il fait remarquer que même dans l’original, ce qui compte c’est le sens de ce nom. Autrement dit, comme dans la Genèse Adam nomme les choses et les êtres, et montre ainsi qu’il les intègre dans son monde, qu’il les fait siens, Jésus intègre ce nouvel arrivant dans son nouveau monde, et lui assigne d’emblée un rôle et une place. Ce qui n’empêchera pas Jean de l’appeler le plus souvent (et ici-même d’ailleurs, la première fois qu’il le mentionne) « Simon Pierre« , comme s’il tenait à joindre toujours l’ancien et le nouveau monde, peut-être à rappeler à Pierre lui-même qu’il est aussi Simon, que d’être Pierre est un appel et un horizon mais pas une chose acquise et totalement réalisée.

Ainsi de nous : nous avons dans le coeur de celui qui nous appelle un nouveau nom, « que nul ne connaît sinon celui qui le reçoit » (Ap.2,17). Et notre histoire n’est pas que le fruit de notre passé, la conséquence inexorable de tout ce dont nous héritons. Notre histoire est aussi le fruit du travail de celui qui nous appelle, de celui qui nous fait émerger des eaux et advenir à nous-mêmes et au monde : la révélation progressive en nous de ce nom nouveau par lequel nous sommes connus et aimés. Naître, c’est émerger des eaux, et lorsque nous venons à la lumière, c’est pour recevoir ce nom soufflé sur nous par nos parents, et médité par leur amour pour nous dire à chaque fois qu’ils le prononcent l’amour qui nous a appelé à l’être. Vision peut-être idéale, idyllique, pour certains d’entre nous ? Elle se révèle vraie, quelles qu’aient été les déficiences de nos parents (et ils en ont toujours, et nous en avons nous-mêmes toujours lorsque nous sommes parents), en ce qui concerne cette nouvelle naissance et ce nouveau nom soufflé sur nous d’en-haut, par ce père qui ne fait pas défaut.

Je suis très frappé, c’est peut-être le moment de le dire enfin, par la multitude des noms dans ce texte si bref ! Jean, Jésus, André, Simon-Pierre, Simon, Kèphas, Pierre. Mais la palme est ici à Jésus, appelé tour à tour « l’agneau du dieu » (par Jean à ses disciples), « rabbi« , « maître » (par les disciples de Jean à Jésus), « messie« , « christ » (par André à Simon-Pierre). Comme si lui supportait toutes sortes de noms donnés par nous, afin de pouvoir finalement nous donner le nôtre, quand enfin nous venons à lui. Nous multiplions les noms, comme autant de facettes que nous découvrons de son mystère. Aucun n’épuise celui-ci, aucun ne suffit ni ne s’impose par-dessus les autres. Nul n’a trouvé LE nom définitif de Jésus, nul ne sait tout de lui. Tous les noms que nous lui donnons, et qui manifestent aussi que nous l’intégrons dans notre monde, mais aussi la place que nous voulons lui assigner, constituent comme une symphonie. Accueillir aussi les noms donnés par les autres, c’est s’ouvrir à d’autres aspects du même mystère que nul n’épuise, et peut-être aussi se garder de ne lui assigner qu’une place dans notre univers personnel, une place dont il ne devrait pas sortir. Mais au terme de tous ces noms, Simon vient vers Jésus sans lui donner aucun nom, et reçoit le sien. Enfin.

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