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La parabole des deux enfants n’est pas la seule par laquelle Jésus tente de faire réagir les responsables religieux. Au témoignage de Matthieu, il enchaîne immédiatement : « Ecoutez une autre parabole« . Et c’est la parabole d’aujourd’hui. Elle concerne toujours un [oikodespotès], un « Maître de maisonnée« . S’il était père de deux enfants dans l’histoire précédente, il l’est donc tout autant ici. Et ce qu’il fait est trait pour trait ce que fait le Bien-Aimé pour sa vigne selon le prophète Isaïe (Is.5,1 sv). Un amour, quel qu’il soit, anime bien ce personnage. Selon Isaïe, la vigne, pourtant bien soignée, n’avait donnée que du verjus. Qu’en sera-t-il ici ?
C’est que le Bien-Aimé du prophète s’était beaucoup engagé pour sa vigne, il avait tout fait de ses mains. Ici, il n’en est pas ainsi jusqu’au bout : après avoir tout installé et bâti, donc après avoir assuré seul tout ce qui relève du démarrage, de l’origine, l’homme cette fois « [exédeto] son vignoble à des [géôrgois], puis il [apedèmèsén] ». Voilà qui est dit de manière bien incompréhensible ! Mais dans cette parabole que Jésus raconte aux grands prêtres et aux anciens, il n’y a, pour eux du moins, pas de suspense. Dès lors qu’en commençant, il a repris les mots du prophète Isaïe, eux les ont forcément reconnus, et par conséquent eux savent quelle sera la chute : le vignoble n’a rien donné. Chez Isaïe, le propriétaire déçu laissait sa vigne à l’abandon, et même ouvrait sa belle clôture pour que les animaux, au moins eux, se nourrissent de sa vigne. Le seul suspense, c’est ce que Jésus va leur dire à eux, à leur propos, car il ajoute dès que sa reprise d’Isaïe est identifiable à coup sûr les mots et l’action que nous avons dits. Regardons donc attentivement chacun de ces trois termes pour l’instant sibyllins, puisqu’ils constituent la nouveauté.
Commençons par les [géôrgois], puisque ce sont eux les nouveaux personnages, et à tout coup ceux auxquels la parabole identifie les responsables religieux. Un [géôrgos], c’est d’abord un cultivateur, quelqu’un qui cultive le sol. Le mot peut désigner un propriétaire rural, un fermier. Par extension, il peut désigner un vigneron ou un jardinier. Autrement dit, les nouveaux personnages introduits par Jésus sont caractérisés avant tout par leur aptitude à cultiver la terre, quelle que soit celle-ci. Ils sont sensés la connaître, la respecter, l’entretenir. Nous savons bien aujourd’hui, même si la dérive industrielle de l’agriculture n’en tient aucun compte, que c’est avant tout la qualité de la terre qui permet qu’en surgissent les plus beaux fruits : une terre mal entretenue s’épuise, une terre surexploitée ne donne rien de bon, une terre intoxiquée par la chimie ne donne plus que du poison. Et la vigne est un des marqueurs les plus révélateurs du traitement de la terre : les racines de la vigne s’enfoncent dans le sol d’environ douze ou quinze mètres en moyenne, mais peuvent aller jusqu’à trente-cinq mètres de profondeur. C’est pourquoi aussi l’emplacement d’une vigne est un paramètre si important pour le vin. Alors voilà sans doute ce qui est attendu par l’homme qui transmet son vignoble : que des connaisseurs sachent entretenir le sol pour que sa vigne produise le meilleur fruit.
Mais quel contrat est passé avec ses cultivateurs ? Il leur [exédeto] son vignoble. Le verbe [ekdidômi] est formé du verbe [didômi], donner, se donner, et du préverbe [ek] ou [ex] qui marque la provenance, l’origine : hors de, en venant de, depuis, à partir de, grâce à. Du coup, [ekdidômi] signifie produire au dehors : publier, traduire, mais aussi remettre, livrer, abandonner, confier, parfois louer. Au moyen -c’est le cas ici-, il signifie aussi donner en mariage. L’idée, on le voit, est celle d’un don impliquant qui vient de soi ou du sien, d’une transmission précieuse. Comment le traduire ici ? Louer ? Mais le contrat n’est pas si clair : quand on loue une terre ou une vigne, le locataire cultive et garde pour lui la récolte : or ici, le propriétaire ne cesse d’envoyer du monde pour [labein tous karpous autou], prendre les fruits à lui, prendre les fruits qui lui reviennent. Qui plus est, les cultivateurs peuvent former le projet fou de tuer l’héritier pour que leur soit dévolu le [klèronomia], le droit d’hérédité ! C’est donc que par le contrat initial, ils sont deuxièmes dans la liste des héritiers, des ayant droit ? Du moins c’est ce qu’ils imaginent… Je pense que livrer est le meilleur ici : entre le propriétaire et les cultivateurs, il y a un véritable contrat de confiance : vous saurez mieux, c’est votre compétence. Faites donc tout ce qu’il faut avec ce vignoble, comme si c’était le vôtre. A cette réserve près que ce n’est pas le vôtre. Les cultivateurs, les responsables religieux, ont toute autorité pour cultiver le vignoble si cher au cœur de son propriétaire, qui compte sur eux pour qu’il donne le meilleur.
Cela change tout, dans la cause du verjus de l’histoire d’Isaïe : pour celui-ci, c’était la vigne tout entière qui était blâmable, qui n’avait rien donnée. Ici, ce sont les chefs qui n’ont pas tenu leur place. C’est leur faute. L’avertissement de la parabole va d’emblée dans le même sens que celle qui précède et que nous avons entendue la semaine passée.
Et puis le propriétaire [apedèmèsén] : [apodèméô] c’est être absent, éventuellement voyager, partir au loin, mais par extension cela signifie simplement ne pas être là. Le propriétaire disparaît. La confiance et le don qu’il fait aux cultivateurs est tel qu’il ne les surveille pas, qu’il leur abandonne vraiment tout. On se plaint parfois de la distance ou de l’absence de Dieu, mais c’est tout simplement la conséquence de la confiance qu’il nous fait, le choix fort de sa paternité. Comme dit le poète, Dieu crée l’homme comme la mer crée la plage : en se retirant.
Voilà. Le problème c’est que toute l’attitude des cultivateurs montre qu’ils se comportent non pas en ouvriers reconnaissants mais en propriétaires ! Au point d’avoir cette idée folle que l’héritage pourrait leur revenir de droit ! Et cela conduit à la maltraitance et au meurtre de quiconque n’est pas l’un d’entre eux. C’est une perversion collective. Mon Dieu ! Et comment doivent l’entendre les responsables religieux d’aujourd’hui, avec quelle crainte ! Les ressorts d’une perversion collective sont terribles, ils sont d’autant moins visibles pour un membre de la collectivité que tous pensent ou font de même : rien qui donne moins le sentiment de la mauvaise voie…
Les cultivateurs sont toujours désignés comme un collectif. Peut-être cela est-il un indicateur de la voie de sortie, de la solution : revenir à soi, retrouver le sens personnel du don qui a été fait, de la mission confiée. Et se désapproprier, de toute urgence. Combien de comportements de « petit chef », de « despote local ». Et combien la direction du regard, l’application de l’attention, compte-t-elle pour ne pas se tromper : les cultivateurs se sont vus confier la terre, et aussi les plantes. Ils soignent avant tout la terre : ils créent les conditions de la croissance et du développement des plantes. Ils soignent aussi les plantes elles-mêmes, observent ses branches, ses feuilles, taillent… Mais les fruits ne leur appartiennent pas. Ils sont seulement, pour eux, le marqueur de la qualité de leur travail, rien de plus.
Tout cela vaut bien sûr pour les chefs religieux. Mais rappelons-nous aussi que dans la primitive Eglise, dans les communautés du temps de Matthieu et qui lisent son témoignage, les chefs sont avant tout des chefs de famille : ici, je crois que nous pouvons tous, ou du moins beaucoup d’entre nous, partager le même avertissement et la même crainte. Se désapproprier de ses enfants, de sa famille, en admirer les fruits et partager la joie avec le seul Maître, avec aussi la fierté un peu tremblante peut-être d’avoir joué un rôle dans la beauté de ces fruits.
Le ressort de cette désappropriation, s’appelle l’action de grâce, en grec [eucharistia]. Au Maître le don, la grâce faite, le bien précieux entre tous confié. Au cultivateur la reconnaissance, la continuation de l’œuvre commencée, la culture de la vie donnée, et la joie de rendre en ayant participé à l’action-de-la-grâce.
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