Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
J’ai situé et commenté ce texte il y a trois ans, en essayant de le suivre tout entier dans son déroulement, et en le comparant avec la parabole de la vigne que l’on trouve chez le prophète Isaïe : cela faisait ressortir que Jésus visait, en la transformant, avant tout les chefs, les responsables religieux, et il me semble que cela invitait avec urgence, pour un responsable quel qu’il soit, à une attitude choisie de désappropriation.
Je suis toujours frappé par la « logique » de ces vignerons-là : tout de même, le maître de maison leur a confié, et même abandonné, sa vigne. Le texte liturgique traduit : « Puis il loua cette vigne à des vignerons« , mais si un des sens de [exdidoomi] à la voix active est bien « louer« , il signifie plutôt quand il est à la voix moyenne (comme c’est le cas ici) « donner (comme on donne sa fille en mariage), livrer, abandonner« . Il confie sa vigne avec tous pouvoirs -mais il n’en donne pas la propriété. Ainsi les vignerons sont-ils pleinement responsabilisés, la confiance qui leur est faite les autorise à déployer tout leur savoir-faire, à prendre toutes les décisions qui leur paraissent utiles, pour que cette vigne soit bien cultivée. Ils pourront donner toute leur mesure, tout leur talent.
Or on le sait : à la saison des fruits, loin de les donner aux serviteurs venus les prendre, les vignerons en « écorchent » un (c’est le verbe [déroo] -par extension, il peut signifier seulement frapper), en « tuent » un (c’est le verbe [apoktéïnoo]), en « lapident » un ([élithoboléoo]). Ils sont sans doute encouragés à ces attitudes de plus en plus graves par l’absence de réaction, ils interprètent la patience du maître de maison comme de la passivité. Ils traitent encore d’autres serviteurs semblablement. Et voilà qu’à l’arrivée du fils, leur raisonnement est le suivant : « Celui-là c’est l’héritier. Allons-y ! Nous le tuons et nous avons l’héritage. » On leur envoie un fils, ils voient venir un héritier. Et c’est pour eux la touche ultime : l’héritier mort, c’est forcément eux qui touchent l’héritage…
Je ne sais pas quelle forme le contrat initial peut avoir, mais il parait bien impossible qu’il entraîne la possibilité d’hériter. Car c’est de pleine propriété qu’il est alors question. Comment cela a-t-il bien pu leur venir en tête ? Mais il faut remarquer ici que s’ils parlent d’hériter, c’est que le meurtre de l’héritier n’est pas le dernier dans leur plan : il faudra encore supprimer le maître de maison, son père. C’est peut-être alors qu’ils pourront revendiquer la propriété d’un domaine qui est entre leurs mains par la volonté du défunt qui n’a plus d’héritiers. Le propos meurtrier va vraiment très loin.

Encore plus frappante est l’attitude de Jésus qui parle à ces grands-prêtres et pharisiens. Il sait bien que le fils, l’ultime envoyé, c’est lui. Cela veut dire qu’il énonce sa propre destinée, et qu’il le fait comme un simple élément de l’histoire. Comment peut-on faire cela avec sérénité ? C’est très impressionnant. J’imagine le serrement de cœur, l’angoisse, la gorge serrée en en venant à ce point-là de la parabole. Il y a chez lui une sorte de détachement impressionnant. Je ne crois pas du tout qu’il y soit insensible : on voit par la suite à quel point l’arrivée désormais inéluctable de son arrestation et de sa mort l’angoisse. Mais il semble chercher avant tout à émouvoir et peut-être faire changer les responsables légitimes. L’émotion est une grande dimension de notre humanité : c’est toujours elle qui induit les changements.
Et c’est cela aussi qui est impressionnant : Jésus ne conteste jamais leur légitimité. A eux a été confiée la vigne de son père, et il respecte le choix de son père. S’il les a choisis, c’est parce qu’ils sont capables de faire produire du fruit à cette vigne, et ils en sont toujours capables. Il leur dit tout cela à la fois : le choix dont ils ont été et dont ils restent l’objet, mais aussi la folle logique meurtrière dans laquelle ils sont. Il sait, et le dit, qu’il peut en être la prochaine victime. Néanmoins il leur parle : parce qu’ils les espère encore, il les espère toujours.
Je trouve cette espérance jamais démentie absolument bouleversante. Je me dis que Jésus porte sur chacun de nous ce regard, cette espérance. Quelle que soit la logique dans laquelle nous nous trouvons, quelqu’abîme dans lequel nous soyons engagé, lui s’appuie sur le don initial, fait par son père, et nous regarde à partir de là. Et il s’adresse à notre conscience, à notre intelligence, à notre cœur, parce que c’est là qu’un changement peut toujours être décidé, à n’importe quel stade. Il y risque sa vie, à cette espérance. Oui, c’est bouleversant d’être ainsi attendu, jamais enfermé dans une histoire. Sa parole à nous adressée est une porte ouverte vers un changement de vie. Larsson-nous émouvoir, toucher.