Dimanche 11 février : dissocier le mal et la faute.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

     Nous continuons la lecture du témoignage de Marc, tel qu’il est écrit. Le texte d’aujourd’hui est le dernier épisode de sa section initiale donnant un aperçu de l’activité de Jésus : celle-ci a commencé avec l’entrée de Jésus à Capharnaüm, et dans la synagogue de Capharnaüm, Jésus venant au-devant des hommes; elle s’achève dans des régions désertiques, où on vient à lui de partout.

     Notre épisode se déroule vraiment en deux temps clairement distincts : le premier autour de la purification d’un lépreux, le second autour des conséquences de celle-ci et des conditions du témoignage. L’épisode n’en constitue pas moins une seule  histoire, il suffit d’ailleurs d’en comparer la première et la dernière phrase. On a d’une part [kaï erkhétaï pros aouton lépros], « et venait vers lui un lépreux« , d’autre part [kaï èrkhonto pros aouton pantothén], « et venaient vers lui [des gens] de toute part« . Dans le verset qui finissait l’épisode de dimanche dernier, celui donc qui précède immédiatement notre épisode, c’est Jésus qui « venait« , [erkhomaï], dans toutes leurs synagogues, dans toute la Galilée. Mais « vient‘ cet homme, et bientôt c’est de toute part que tous « viennent » vers lui. Le mouvement initial s’est inversé, s’est renversé.

     Il s’agit donc d’un lépreux. La situation de ces personnes, on le sait, est celle de proscrits : ils sont tenus de rester à l’écart des autres, a fortiori à l’écart des villes. Ils suscitent la peur, on craint leur contagion, non seulement aux personnes mais même aux choses, aux matériaux. Mais la crainte ne vient sans doute pas seulement de ce risque, il y a aussi l’éventuelle monstruosité de leur apparence, due à la maladie. Or justement, la lèpre n’est pas tout-à-fait une maladie, elle est religieusement connotée : c’est d’ailleurs du prêtre que relève le suivi (si l’on peut dire !) des lépreux, le constat de leur mal autant que celui de leur guérison.

     Cet homme vient à Jésus, et il vient en accomplissant trois actes. Le premier, l’appeler : le verbe [parakaléô] signifie appeler auprès de soi, appeler au secours, mais aussi inviter, et même provoquer. On devine que l’appel au secours domine ici, mais peut-être ne faut-il exclure aucune des nuances : même la provocation peut être un moyen d’attirer sur soi l’attention, et pas qu’à l’adolescence ! Deuxième acte, tomber à genoux : le geste est clair, peut-être un peu théâtral ou obséquieux, en tous cas il fait voir un homme qui n’a plus le souci de sa dignité. Troisième acte, il parle.

     Et que dit-il ? « Si tu veux tu peux me purifier« . Ses mots sont choisis, il a trouvé la faille :  « Si tu veux… » Jésus répond du tac au tac, « Je veux« . C’était la bonne condition, celle qui faisait appel au cœur, si l’on entend par là le centre d’une personne, le lieu des délibération, des décisions, et du dialogue avec Dieu. « tu peux« , [dunasaï] : c’est vraiment pouvoir, avoir la puissance de, être capable de. L’homme est venu pour cela, parce qu’il a reconnu en Jésus un pouvoir, une puissance, plus forte que le mal qui le frappe. Le bruit des actions faite par Jésus « avec autorité » est venu jusqu’à lui. Mais ici se dessine un contraste, sur lequel il nous faudra revenir : il lui dit « tu peux« , mais à la fin de l’épisode c’est Jésus qui « ne pouvait plus« , [mèkéti dunasthaï], « entrer manifestement dans les villes« . L’exercice d’un pouvoir a conduit à la perte d’un autre.

      « tu peux me purifier« , [mé katharisaï] : l’homme ne demande pas à être guéri, il demande à être purifié. Il demande que s’opère chez lui ce processus grâce auquel on redevient « chimiquement pur », grâce auquel il redeviendra lui-même. Car lui-même n’envisage pas le mal qui le frappe autrement que ne l’envisagent tous les autres : à son avis aussi il est coupable du mal qui l’atteint. En entendant ces mots, en percevant la détresse qui atteint cette homme, et dont la moindre n’est sans doute pas cette fausse mais consensuelle culpabilité qui l’habite et le recouvre, Jésus « a les entrailles remuées« . Marc est celui qui nous laisse voir des sentiments chez Jésus, il est très attachant pour cela. Le mot qu’il emploie, le verbe [splanghnidzô], signifie originellement « manger les entrailles après le sacrifice ». Au passif, ce qui est ici le cas, il veut dire « avoir les entrailles remuées, être ému », mais on voit qu’il s’agit vraiment d’être dévoré d’émotion, d’être « pris aux tripes ».

     Et l’action de Jésus est immédiate et rappelle pour le coup la guérison de la parente de Simon : « il tend la main » comme on le fait en signe d’amitié (c’est ce que veut dire l’expression grecque), ce n’est pas une « imposition de la main » au sens rituel ou religieux, non : comme il avait saisi avec force la main de la malade, il tend la main. La même expression pourrait aussi se traduire « il étend le bras« … comme Moïse sur la mer, pour ouvrir un passage. Je ne pense pas qu’il faille traduire ainsi, mais si je savais écrire -et Marc sait écrire-, j’aimerais décrire une action en en évoquant une autre, de manière à créer un jeu de miroirs ou une chose donne sa profondeur à l’autre. En tendant la main comme à un ami, Jésus ouvre un passage vers cet homme. Et « il le touche« , ou l’atteint, ou se met au contact. Avec lui, le lépreux qu’il ne faut pas toucher, le lépreux qui a appris à ne pas se laisser toucher pour ne contaminer personne. Extraordinaire rencontre ! L’homme vient vers Jésus en appelant son attention et en tombant à genoux, puis en lui parlant. Jésus vient vers lui en lui tendant la main et en le touchant…Et puis, lui aussi, il parle : « Je veux, sois purifié« . Je n’arrive pas à rendre « sois purifié » : en fait, Jésus utilise le verbe employé par l’homme dans sa demande (il n’a juste rien rappelé du fait de « pouvoir » ou non), mais au passif, et à l’aoriste, le temps des vérités générales. Ce que l’homme demande, ce n’est pas Jésus qui le fait, mais c’est fait, et c’est même déjà fait, cela a été fait, le processus -puisque ç’en est un- avait déjà commencé (dans son espoir, dans sa démarche, dans ce qu’il a osé…). Qui l’a fait ? Dieu ? (le passif à sens divin se trouve sans difficulté) L’intéressé lui-même ? (de par sa démarche) Pourquoi les opposer, pourquoi choisir… Je dirais les deux.

     « Et aussitôt, partit de lui la lèpre, et il était purifié« . Le verbe employé n’est pas celui de la fièvre, qui avait relâché la malade, c’est celui de la sortie de Jésus au petit matin pour aller prier au désert, [aperkhomaï]. La maladie quitte l’homme comme Jésus a quitté la maison : c’est digne et sans secousse, tout le contraire sans doute de ce qu’auraient attendus les hommes de ce temps pour un lépreux. Et Marc prend soin de préciser d’autre part « et il était purifié« , car c’est là bien autre chose, c’est un processus avec lequel la lèpre n’a rien à voir. Et, ce faisant, il nous apprend à ne pas confondre purification et guérison, impureté et maladie. Cette virgule et ce « et« , si l’on y réfléchit, sont tellement importants. Ils nous permettent de démêler deux maux que nous assimilons trop facilement, que nous entremêlons trop facilement : la maladie et l’impureté, ou la monstruosité. Le monstre est dans notre œil plus qu’il n’est incarné en quelqu’un. Et s’il est dans notre œil, c’est qu’il est en nous, aussi. Mais ici, le processus de purification, le chemin vers une humanité plus entière, plus complète, ce processus s’est sans doute fait à l’occasion même de cette lèpre et de tout ce qu’elle a entraîné.

     Ainsi, dans l’activité de Jésus, Marc nous donne-t-il à voir son action contre les esprits d’inhumanité, d’enfermement, de désunion, bref des maux du domaine « spirituel », et son action contre les maladies, des maux d’un autre genre. Mais avec l’épisode d’aujourd’hui, nous voyons ces deux types de maux entremêlés comme ils le sont souvent, et nous apprenons à les discerner. Car l’histoire d’aujourd’hui ne s’arrête pas là. « Et lui [Jésus] frémissant pour lui aussitôt l’expulsa et lui dit : Regarde ! Ne parle de rien à personne, mais livre-toi toi-même en preuve au prêtre et offre en outre pour ta purification les choses prescrites par Moïse en témoignage pour eux. » Marc note de nouveau un sentiment de Jésus : le verbe [émbrimaomaï] signifie gronder et frémir pour des chevaux, non pas le hennissement mais ce flétrissement des naseaux accompagné d’une secousse, colère ou réticence de la bête. Avec un sentiment soudain de réticence, Jésus renvoie celui qu’il n’a pas hésité un instant à toucher et guérir, et le mot même du renvoi est cette fois celui employé, auparavant, pour l’expulsion de l’esprit. Et, dans le même sens, il interdit à cet homme de parler, à qui que ce soit, de quoi que ce soit, comme il interdisait aux esprits de parler en les chassant. C’est étonnant, on ne voit aucune raison à cela. Mais comme les chevaux voient ou sentent parfois des choses que leurs maîtres ne perçoivent absolument pas, Jésus sait ou voit quelque chose qui nous échappe. La suite montre qu’il savait bien… et pourtant il l’a guéri sans hésitation.

     Les ordres sont clairs : ne pas parler, mais rendre témoignage d’une manière précise : faire comme la loi le prescrit, autant pour la soumission au regard et au jugement du prêtre que pour l’offrande. Et cela est bien un témoignage, [éis marturion], qui passe par une [déixis], une preuve, une exhibition, une exposition publique, de soi -on voit combien cela coûte. C’est un vrai investissement de soi que Jésus demande, c’est d’ailleurs dans le texte la seule fois que Marc emploie le pronom réfléchi [séaouton], « toi-même« . L’homme n’obéit pourtant pas, peut-être recule-t-il devant ce qui lui est demandé, ou bien tout simplement il préfère suivre sa propre idée, peut-être avec une bonne intention mais pour un résultat contraire !

     « Mais lui en sortant entreprit de proclamer beaucoup de choses et divulgua son opinion, de sorte que lui [Jésus] ne pouvait plus entrer visiblement en ville mais il se tenait au-dehors, dans les lieux déserts; et on venait vers lui de toute part. » Notre homme entreprend, prend l’initiative -contraire à ce qui lui a été demandé- de proclamer. Le verbe [kèrussô], proclamer, c’est celui qui désigne l’activité du héraut : c’est le rôle propre de Jésus. En croyant sans doute « témoigner », il prend le rôle qui revient au seul Jésus ! Et sa proclamation tourne à la divulgation ([diafèmidzô], faire connaître partout, divulguer), il y a une trahison là dedans, la trahison d’un secret. L’action de Jésus s’accompagne d’un secret, révélé à ceux qui bénéficient de cette action, mais qu’il ne faut pas trahir. Ce qu’il divulgue, c’est [ton logon] : on pourrait traduire « la parole« , « le récit« , « l’ordre« , « le bruit qui court » ou « l’opinion« . J’ai choisi ce dernier sens, pour faire ressortir l’idée qu’il suit sa propre initiative, et que du coup il ne témoigne plus de Jésus mais « se raconte ». Et c’est le grand danger de tous les « témoignages » : combien se racontent, au lieu de renvoyer à Jésus !  Car témoigner, c’est toujours s’exposer, se livrer, et en silence. C’est un autre qui détermine quand il faudra parler (et souvent, c’est tout simplement quand ceux qui sont touchés par les faits de notre vie, les faits qui nous exposent et exposent notre faiblesse -Ah! Un ancien lépreux ! Ah! Un ancien alcoolique, un ancien taulard !- quand ceux-là interrogent).

     En tous cas, l’homme disait à Jésus qu’il « pouvait » le purifier, mais le fait est maintenant qu’il « ne peut plus » se manifester. Il doit se tenir à l’écart, rester dans les lieux déserts. Pourquoi ? Parce qu’une parole malheureuse a donné de lui une image inauthentique. Jésus se trouve désormais dans la situation du lépreux, c’est lui qui ne peut plus s’approcher des humains et des villes ! Etrange et terrible renversement. Le mal que peut faire un « témoignage » qui n’est pas celui demandé… Cela fait réfléchir, en finissant, sur deux choses. Première réflexion : malgré tout « de partout on vient à lui » : Jésus est empêché, sa mission ne peut plus se dérouler comme il le voulait, il ne peut plus, comme initialement, « entrer » dans les villes, les groupes, les maisons, les familles, et pourtant sa mission continue. Il a cette faculté, cette constance, cette tension vers son objectif, qui fait qu’il s’adapte à toutes les situations, même aux situations contraires. Deuxième réflexion : plus l’évangile et la parole s’étendent, plus elle touche des personnes qui en font toutes sortes de choses. C’est un des aspects du mystère de l’Eglise : il y a forcément des infidélités (il serait bon de le reconnaître !!), du fait des initiatives intempestives des uns et des autres. Alors l’évangile est porté, mais parfois grâce à…, parfois malgré… Nous identifier nous-mêmes comme chrétien, c’est de grande conséquence : pour nous, mais d’abord pour Jésus.

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