Dimanche 9 septembre : rester ouvert.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

      Nous poursuivons notre chemin avec Marc. Un passage à sauté : alors que Jésus est  sorti des strictes frontières du pays et qu’il est passé dans le pays de Tyr, une femme syro-phénicienne (donc une étrangère) est venue le supplier de délivrer sa fille d’un démon, ce qu’il a fait au terme d’un dialogue étonnant. Maintenant, il est toujours en dehors du pays : passant par Sidon, il se dirige vers le lac de Galilée et Capharnaüm, mais le voilà en plein territoire de la Décapole. Ce nom est grec, il désigne dix villes à l’Est du Jourdain (dans la Syrie et la Jordanie d’aujourd’hui), fondées par des Grecs ou des Macédoniens (Alexandre-le-Grand était Macédonien), de culture grecque donc, et qui ont constitué dans l’Antiquité une ligue. La Damas et l’Amman d’aujourd’hui en faisaient partie. La précision n’est pas dénuée d’intérêt : ce chemin pour aller de Tyr à Capharnaüm n’étant pas, et de loin, le plus direct, puisqu’il parcourt un grand arc vers le nord puis l’est et le sud avant de revenir vers l’ouest, on comprend qu’il s’agit d’un choix délibéré de Jésus qui passe du temps « hors-frontières » et fait déjà passer l’évangile en dehors des seules limites d’Israël. Ici, dans une zone de culture hellénistique.

     « Et ils lui amènent un sourd et mal-parlant et ils le supplient de lui imposer la main. » Sa réputation, là encore, l’a précédé, celle d’un thaumaturge, d’un guérisseur aux pouvoirs étonnants. Qui ça « ils » ? Sans doute les gens du crû. Qui lui amènent-ils ? Le mot [kôfos] signifie littéralement émoussé, au sens de ce qui a perdu sa force ou son usage. Il signifie ensuite silencieux ou muet, ou encore sourd et même sourd-muet; il peut même signifier myope ou faible d’esprit. En général, ce qui s’émousse, c’est ce qui a beaucoup ou trop servi : peut-être notre homme a-t-il beaucoup écouté, et voilà qu’il ne peut plus le faire… Il n’est pas seulement [kôfos], il est encore [mogilalos], littéralement qui parle avec effort, péniblement, avec souffrance. La perte de l’ouïe a rendu pénible et difficile l’usage de la parole. Il n’en est pas incapable, mais il n’a plus de « retour » auditif et du coup ne maîtrise plus sa propre parole. Peut-être nous arrive-t-il à nous aussi de nous sentir « émoussés », sans pointe ni tranchant, incapable de plus faire la part des choses ou sans pénétration de l’esprit. On n’y comprend plus rien, et du coup on ne sait plus quoi dire, on reste hébété.

     Ceux qui le présentent à Jésus le [parakaléô] : c’est mander, appeler auprès de soi, appeler au secours, prier, invoquer, exhorter, provoquer… on voit qu’il n’y a pas un sens univoque dans ce mot choisi par Marc, et sans doute est-ce à dessein. Leur attitude n’est pas limpide, ni peut-être unanime, ils ne savent pas très bien comment se situer par rapport à lui. Il y a ceux qui ont plutôt tendance à intimer l’ordre, ceux qui sont portés vers l’invocation, ceux qui voudraient apitoyer, ceux qui appellent un secours, ceux qui cherchent à le faire agir soit en le convainquant soit en le provoquant. On pourrait retrouver là bien des attitudes intérieures qui sont les nôtres quand il s’agit de prier par exemple : avant de se poser au fond de soi avec simplicité, notre esprit circule facilement et très vite d’une de ces attitudes à l’autre, un peu comme une balle de flipper. Et de fait, dans l’Antiquité classique (n’oublions pas que nous sommes ici en zone grecque), on a un peu toutes ces attitudes avec les divinités.

     Quelle que soit la méthode employée, il faut parvenir à ce que le thaumaturge, le « superman », mette sa main au-dessus de cet homme. [epéïmi], c’est littéralement être sur : ce n’est pas seulement une action qu’on cherche à provoquer, c’est une attitude, un état. Il faut que cela dure, il faut que la main avec le symbole qu’elle constitue de la force, de l’agir aussi, de la puissance, que la main soit durablement au-dessus de cet homme. Ils ont déjà décidé du geste, parce qu’ils ont une idée claire de la conséquence qu’ils attendent. Si la force du thaumaturge dont on leur a parlé repose sur cet homme, il ne sera plus émoussé. Il retrouvera son tranchant, son acuité, sa pénétration. S’agit-il bien d’une absence de force, est-ce bien la main ou le bras (c’est le même mot en grec) qui doivent rendre les facultés ?

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     Mais Jésus commence par le tirer « depuis la foule, à part« . Il y a des cohues où on ne s’entend plus penser. Il y a des brouhahas où on ne sait que dire et où l’on ne s’entend pas non plus parler. D’abord se retrouver. Revenir à soi. Et là, pas d’imposition durable des mains, genre « ordination » : il lui fourre les doigts (c’est bien un pluriel) dans les oreilles et « crachant, atteignit sa langue« . Voilà une drôle de médecine, de celles dont, à choisir, on préfèrerait ne pas goûter. Quelle extraordinaire proximité, promiscuité même ! Il y a un engagement physique de l’un comme de l’autre. C’est étonnant, alors qu’il lui suffit parfois de prononcer une parole pour provoquer une guérison ou chasser un démon (et l’épisode immédiatement précédent se passe ainsi !). S’agit-il d’une communication physique, d’une sorte de transfusion ? Non : si la salive du crachat correspond à celle qui fait vivre la langue et permet de parler (la bouche sèche, au contraire, coupe la parole), les doigts dans les oreilles, eux, empêcheraient plutôt d’entendre ! Et je ne pense pas que la symbolique du « casque-audio » ou des écouteurs soit ici valable, elle est trop anachronique…

    Mais Jésus dit quelque chose ce faisant : « regardant haut dans le ciel, il gémit et lui dit : « Effatha », ce qui est : sois ouvert ! » [sténadzô], c’est gémir, pousser des gémissements : il s’agit d’un cri de douleur ou de peine, poussé à haute voix. Soit l’opération est difficile, douloureuse, soit la situation de celui qu’il s’agit de délivrer est objet de douleur. Pas facile de choisir, peut-être d’ailleurs ne faut-il pas ? L’ordre donné emploie le verbe [dianoïgô], qui veut dire entrouvrir, ouvrir de manière à faire communiquer (comme on perce un canal). Mais il s’agit d’un impératif passif : celui à qui l’injonction s’adresse ne fait pas l’action, il la subit. C’est un autre qui ouvre, qui reconstitue la communication. On imagine sans peine que c’est celui qui est dans les profondeurs du ciel où Jésus a regardé. Tout se passe comme si Jésus avait tenu à ne pas passer pour le thaumaturge puissant dont sa réputation chez les non-Juifs a construit l’image : il œuvre loin de la foule, il fait avec difficulté et effort, et ce n’est d’ailleurs pas lui qui opère mais celui qui est dans le ciel. Lui n’est qu’un intermédiaire.

     Le mot « ouvrir » est néanmoins une clé : quand l’écoute et la parole s’émoussent, c’est qu’il y a un problème d’ouverture. On se referme si vite. Avec le temps, notamment, j’ai l’impression qu’on s’ouvre moins facilement. Peut-être ne traduis-je ici que mes propres tendances, hélas pour moi. Mais j’ai vraiment l’impression que rester ouvert est toujours à reprendre. Et l’expérience de la vie tourne presque au piège : on croit avoir vécu de nombreuses choses, rencontré de nombreuses situations, avoir désormais fixé à l’ouverture les portes de son être. Mais il doit y avoir des grooms cachés, secrets, qui referment les portes. Peut-être que dès qu’il y a des certitudes, il y a des fermetures : entendez-moi bien, je ne fais pas profession de scepticisme généralisé, même si c’est très à la mode ! Ce que je dis est subjectif : oui, il y a des choses certaines, objectivement. Mais c’est s’imaginer que je les saisis pour toujours, définitivement, qui est une illusion. La vie est un mystère, vaste comme un océan. Dès que je veux refermer la main sur l’eau, je n’y garde plus rien. Dès que j’accepte de garder la main ouverte, sans rien « saisir », j’ai tout l’océan dans ma main. Il ne se laisse pas posséder, et la vie non plus, et les autres non plus.

     Je ne peux me garder seul de me refermer : le passif employé par Jésus m’apprend qu’il faut l’intervention de quelqu’un d’autre; Peut-être pas que d’un seul. Ce sont les autres qui vont faire que je suis ré-ouvert, et par des interventions très dérangeantes qui vont m’atteindre au-delà de la « zone » où je les admets normalement. Il y a des actions qui vont m’apparaître indécentes, outrancières, très déplacées, des doigts dans les oreilles, des crachats sur la langue. Pourvu qu’ils m’ouvrent : l’opération est difficile, elle pourrait me renfermer encore plus…. J’espère qu’ils prendront ce risque, néanmoins. Et que du haut du ciel, il m’ouvrira à nouveau.

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