Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.
Pour ceux qui veulent se repérer (sinon, allez directement plus bas, au commentaire)
Nous sommes toujours dans l’avant-dernière partie de l’œuvre de Marc, Jésus est à Jérusalem avant sa Passion. Cette partie est elle-même divisée en deux grandes : Jésus, maître d’enseignement et le Discours sur la fin des temps. Nous sommes toujours dans la première de ces deux sous-parties, mais nous approchons de la seconde. Donc, après être entré triomphalement à Jérusalem, et après avoir chassé les vendeurs du temple, Jésus affronte les enseignants contemporains. Tantôt on vient en groupe pour le piéger, tantôt c’est lui qui prend l’initiative de prendre ses adversaires au piège de leur enseignement. Et il l’emporte à chaque fois. C’est au point que l’un de ses adversaires se détache de son groupe pour venir se faire son disciple, c’était l’épisode de dimanche dernier, épisode dit du « plus grand commandement ».
Mais voici deux nouveaux épisodes qui vont clore la sous-partie où nous sommes (Jésus, maître d’enseignement) : d’abord, il prend lui-même à partie les scribes en leur posant une question d’interprétation à laquelle ils n’ont pas réponse, suite à quoi il met en garde la foule contre les scribes et leur attitude. Ensuite (et enfin), il réagit dans le temple à l’action d’une veuve pauvre. C’est la moitié de cet avant-dernier épisode, augmenté de ce dernier épisode qui fait notre texte d’aujourd’hui. On voit qu’il y a là encore un découpage hasardeux, ce qui ne surprend hélas plus personne….
… et mon petit commentaire.
« Et dans son enseignement il disait : ayez l’œil sur les scribes… » Voilà qu’il prend cette fois l’initiative en avertissant la foule nombreuse « qui l’écoutait avec plaisir ». La recommandation qu’il fait à ses auditeurs, c’est de [blépô apo], c’est-à-dire d’avoir les yeux sur, de surveiller ou de veiller sur, voire d’avoir l’œil ouvert pour se garder de quelque chose. On voit qu’il s’agit d’une prise de distance, d’un pas de recul comme pour mieux voir l’ensemble. Et dans l’intention de celui qui parle, à la fois d’éveiller leur conscience pour ne pas se faire piéger à leur tour, mais aussi peut-être (« veiller sur« ) de venir en aide, d’appeler à se redresser.
Est-ce un avertissement général, vis-à-vis de tous les scribes sans exception ? Non, et c’est assez précis : « …les scribes qui veulent circuler [le verbe peut même signifier se comporter, se conduire] en habit et embrassades dans les places publiques et premières chaires dans les synagogues et places d’honneur dans les dîners. » Marc décrit, avec toujours autant de pittoresque, tout un comportement social. Le rôle du scribe est normalement de scruter les écritures, de les étudier, et de faire part de ses découvertes. Quel est son apport social, sinon de permettre à tous un plus large accès aux écritures ? Une meilleure compréhension de celles-ci ? Mais ici, on voit qu’il y a autre chose, il y a tout un comportement de notoriété, de notabilité. Il s’agit surtout pour ces hommes-là, avec juste la touche nécessaire pour être repérés de leurs contemporains, de conserver une position sociale élevée. Ce sont ces scribes-là que Jésus recommande de garder à l’œil. Autrement dit, il appelle à une distance critique grâce à un regard sur le comportement : vise-t-il à obtenir une place dans la société ?
Et on peut comprendre ce point précis : car il y a dans les Ecritures toute une dimension critique vis-à-vis de la société, tout un élan réformateur. Les prophètes, qui sont sans doute l’origine même de la parole finalement mise par écrit, ont un discours qui est, quant au présent, extrêmement critique, tout à la fois dans les champs économiques, socio-politiques et religieux. Leur destinée a généralement été tragique, précisément à cause de ce message : car aucun pouvoir n’accepte facilement la critique. Cela est toujours vrai, et je pourrais donner sans difficulté des exemples aussi bien chez les grands patrons que chez les politiques, responsables d’associations ou leaders, ou bien encore chez les évêques, rabbins ou imams : mais le lecteur n’a pas besoin de ces exemples, il lui suffit d’ouvrir un journal. Or la critique sera-t-elle encore portée si la recherche des scribes est d’avoir et de garder une place dans la société que ceux-là dominent et conduisent ? Evidemment non : et c’est bien pourquoi ce regard est pertinent. Et la question s’élargit aujourd’hui à tous ceux qui ont un rôle de conscience morale : journalistes, enquêteurs, lanceurs d’alerte. Vont-ils rester les mêmes malgré la notoriété ?
« Les dévoreurs des maisons des veuves prétextent en plus de grandes prières de demande ! Ceux-là recevront un plus grand surplus de jugement. » La pente est prolongée : quand on est entré dans la logique sociale des dominants, quand on veut avant tout avoir une place ou la garder, c’est fatalement aux dépends d’autres; et voilà nos « scribes », nos spécialistes en parole de dieu, nos consciences morales, devenus acteurs de la violence sociale. Quand, dans l’Odyssée, Télémaque se plaint de la présence des prétendants dans le palais d’Ulysse son père, il dit qu’ils « dévorent [sa] maison », c’est-à-dire qu’ils vivent aux dépends de celui dont ils ont envahi le palais. Bien pire encore : plus ils se comportent ainsi, plus ils affaiblissent socialement Télémaque, moins celui-ci a de moyens d’assurer sa succession royale et même simplement notable, il est irrémédiablement et méthodiquement détruit. C’est ce qui est dénoncé ici de la même manière, avec une logique encore observable hélas : la position de « celui qui prie » rend évidemment particulièrement dépendants ceux qui n’ont rien ou peu. Les veuves sont ici emblématiques : elles sont sans ressource à cette époque, et sans reconnaissance sociale, n’étant plus « femme de quelqu’un ». Ces personnes pensent trouver secours auprès de ceux qui parlent au nom du dieu, et pensent que ceux-ci seront plus spécialement écoutés du dieu au nom duquel ils parlent. Mais ces grandes prières de demande se font moyennant finance. Et voilà le cycle infernal, qui appauvrit et enfonce encore un peu plus. En codicille, le point de vue du dieu en question est bien mentionné : les prières de demande obtiendront bien quelque chose, mais pas ce qui est attendu. Ce sera « un plus grand surplus (voilà qui est redondant !) de jugement« , c’est-à-dire de condamnation !
Petite incise au passage : je me permets de rappeler un principe de droit, peut-être pas assez utilisé, en ce qui concerne les honoraires de messe. Un montant d’honoraire est fixé : le prêtre PEUT accepter plus, il n’a jamais le droit de DEMANDER plus, il peut EXIGER moins (voire rien). Un autre petit rappel, historique celui-là. Les honoraires de messe ont été instaurés par des évêques qui ne voulaient pas subvenir à la vie de leur prêtres : c’est le moyen qu’ils ont trouvé pour que ce soient les laïques qui aient cette charge (puisque le principe de l’honoraire est de subvenir à la vie du prêtre durant la journée où il prie pour nous). On peut se demander si tous les scribes de tous les temps ont bien entendu ce passage de l’évangile….
Mais voilà un deuxième passage, où revient une veuve. « Et s’étant assis bien en face de la salle du trésor, il regardait comment la foule jetait de la monnaie de cuivre dans le trésor. » J’ai beau chercher, je n’arrive pas à trouver un plan du second temple où soit indiqué le lieu où était conservé le trésor : si quelqu’un trouvait cela, je serais fort intéressé. Ce n’est pas qu’anecdotique : il me paraît étonnant que Jésus aille au temple s’installer bien assis à cet endroit. En général, on ne va pas pour cela au temple. Du reste, il en a chassé les vendeurs, donc on pourrait légitimement penser qu’il fait d’autant plus autre chose une fois au temple. Mais non. Alors je voudrais bien savoir dans quelle partie du temple cela se trouve, parce que les espaces y sont très codifiés, les accès limités et contrôlés, etc. Bref, le voilà regardant justement la pratique générale du « don des fidèles » : ils jettent du [khalkos], de la monnaie de cuivre : c’est un huitième (1/8) d’obole, qui correspond elle-même à un sixième (1/6) de drachme. L’obole, c’est la pièce que mettaient les Grecs dans la bouche des morts, pour qu’ils payent leur passage à Charron. Le khalque est sa plus petite subdivision : autrement dit, il n’y a pas de pièce plus petite : dans une obole, on met huit khalques ou deux as. Dans l’absolu, il correspondrait sous Tibère à 0,0475€, mais bien sûr on ne tient pas compte ici des rapports de pouvoir d’achat entre l’antiquité et aujourd’hui, ce qui permettrait sans doute une meilleure comparaison. En tous cas, on voit que les dons jetés ne sont pas importants, loin s’en faut.
« Et beaucoup de riches en jettent beaucoup. » On retrouve le comportement voyant. Ils sont malins : jeter une poignée, ça fait du bruit et c’est spectaculaire. Mais on s’est bien gardé de changer d’unité monétaire. Que ce soient les riches ou les gens ordinaires, on se demande qui garde en tête la destination des dons, qui a le souci que le don corresponde à l’efficacité souhaitée. « Et étant venue, une (seule) veuve pauvre jette deux petites monnaies, c’est-à-dire un quart d’as.«
Elle a mis moins que les riches, qui jettent une ou plusieurs poignées. Mais elle a mis le double de ce que font la plupart. Et comme cela consiste matériellement en deux pièces, ce n’est pas un hasard mais un choix : nous savons tous ce que suppose d’aller chercher précisément deux pièces dans sa poche ou son porte-monnaie. Cela reste néanmoins très modeste. Mais c’est une veuve : encore une fois, une personne sans ressources (pas de sécurité sociale, pas de retraite -a fortiori pas de pension de reversion : rien). Pardon de faire encore des comptes : un denier, ce qui est considéré comme une journée de travail, comporte seize as : un as, c’est donc le seizième de ce qu’une personne qui gagne sa vie a pour sa journée. Que chacun fasse le calcul pour soi-même. Avec un as, on pouvait acheter à l’époque de Tibère (à peu près à l’époque du récit, donc) 500g de blé. Il faut à peu près soixante as pour acheter un vêtement.
« Et appelant à lui ses disciples il leur dit : Amen, je vous dis que cette veuve-là, la pauvre, a jeté plus que tous ceux qui jettent au trésor. Tous en effet jettent de leur surplus; mais elle de sa pénurie a jeté tout ce qu’elle avait, la totalité de sa vie. » [bios], c’est à la fois la vie (au sens bio-logique) et les moyens de vivre. On voit le lien étroit entre les deux notions. Or ce qui est loué, ce qui est remarqué par le regard de Jésus, c’est l’engagement vital de cette veuve; Il insiste sur son manque de ressource, sur le fait que tout est allé là, au trésor. Au-delà du raisonnable. Une illustration de ce qui a été dénoncé un peu plus haut. Du reste, la notion de surplus revient, avec le même mot : il était promis aux « mauvais » scribes un « surplus » et même un « plus grand surplus » de jugement. Parallèlement, ce que donne la plupart est un surplus. L’échelle des valeurs n’est pas la même. Cela invite sans doute à revisiter les dons qui sont les nôtres : pas pour les rendre déraisonnables, mais avec cette question de notre échelle de valeurs.
Et il y a sans doute aussi ici, moins une louange de la pauvre veuve et de ceux qui donnent de leur nécessaire, qu’un avertissement aux puissants : on peut enfoncer les pauvres même de façon passive, en créant l’ambiance et le contexte où ils vont, tous seuls, s’amoindrir…
Un commentaire sur « Notre échelle de valeur : dimanche 11 novembre »