Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF
Pour ceux qui veulent situer le texte.
Nous finissons l’année tout à fait en dehors de l’évangile de Marc, que nous avons suivi tant bien que mal depuis décembre dernier. Nous voilà aujourd’hui dans l’univers de Jean, qui est plutôt axé sur les réflexions que sur le récit, et qui n’a pas le génie de Marc en ce qui concerne le pittoresque. Néanmoins, Jean a l’art du petit détail symbolique auquel nul n’a fait attention. Mais c’est avant tout un évangile « théologique », qui démontre plus qu’il ne montre.
Notre texte d’aujourd’hui est situé dans le grand récit du procès, de la mort et de la résurrection de Jésus. Jésus a été arrêté au jardin, puis emmené pour jugement chez Hanne, le beau-père du grand-prêtre Caïphe. De là, il sera emmené chez Caïphe (mais Jean ne fait que le mentionner) puis chez Pilate, avec lequel se joue une négociation pour obtenir de son autorité souveraine une condamnation à mort. Une fois celle-ci obtenue, Jésus sera emmené au Golgotha où il meurt crucifié puis est enseveli, avant que Marie la Magdaléenne puis Pierre et « le disciple que Jésus aimait » ne constatent le tombeau ouvert, puis que le mort n’apparaisse vivant à la Magdaléenne, puis deux fois aux disciples.
Il y a plusieurs temps, dans le procès instruit par Pilate. 1° temps, les responsables Juifs informent Pilate de la raison de leur recours à lui : selon eux, il mérite la mort. Pilate doit donc se prononcer. 2° temps, Pilate interroge Jésus une première fois. 3° temps, il sort et le déclare non coupable et propose de relâcher Jésus à l’occasion de la Pâque, comme c’est la coutume (ce qui constituerait une « porte de sortie » honorable pour les responsables Juifs), mais la chose est refusée. 4° temps, Pilate fait châtier Jésus pour faire bonne mesure, puis le fait sortir en le déclarant à nouveau non coupable, mais les responsables réclament sa crucifixion. 5° temps, Pilate leur abandonne Jésus selon leur volonté, tout en le déclarant non coupable pour la troisième fois. Il y a là une sorte d’ironie de Pilate : les responsables juifs pourraient lapider Jésus (c’est la mort prévue par la Loi), mais ils ne peuvent le crucifier, car cette condamnation appartient à la seule autorité romaine. C’est ce que lui rétorquent les chefs : il a blasphémé en se faisant fils de dieu. Sous-entendu : de fait, selon la Loi il mérite la lapidation, mais ce n’est pas le châtiment que nous réclamons. 6° temps, Pilate est effrayé de ce motif, manifestement non allégué jusque-là, il rentre pour un second interrogatoire dont le résultat est qu’il cherche à le relaxer. 7° et dernier temps, les chefs avancent le motif de lèse-majesté, ce qui emporte finalement la décision.
L’intention de Jean, en donnant une telle ampleur au procès romain, est sans doute double : d’une part de faire déclarer Jésus innocent à quatre reprises dans la procédure de justice romaine, d’autre part de donner plus d’ampleur à la trahison, au reniement, des responsables religieux juifs, puisqu’ils vont toujours plus loin dans le but d’obtenir la condamnation réclamée. Notre texte d’aujourd’hui est tout simplement le premier interrogatoire.
Mon modeste commentaire.
Nous voilà donc chez Pilate, mais qui est ce nouveau personnage ? Il semble qu’il s’agisse du praefectus qui gouverne la Judée : il a la charge des fonctions administratives, militaires et juridiques — tant sur le plan civil que criminel — mais il s’occupe également de la levée des impôts ce qui fait aussi de lui un « procurateur » (en latin, procurator) chargé des intérêts de l’empereur. La Judée, dont il est préfet, a un statut particulier, ce n’est pas une province impériale ou sénatoriale, ce qui mettrait à sa tête un proconsul, membre de la noblesse patricienne : tout fonctionne comme s’il s’agissait d’un district de la province de Syrie, et à ce titre c’est seulement un membre de l’ordre équestre (la classe en-dessous des Patriciens) qui est nommé à sa tête. Dans cette région de l’empire, le trouble et l’insécurité sont permanents, bien des prédécesseurs ont été vite remplacés. Mais comme son prédécesseur immédiat, Pilate a su jouer des antagonismes locaux pour se maintenir plus de dix ans. Détenteur de l’imperium, il est seul habilité à prononcer une peine capitale. Concession aux locaux, la Palestine a été administrativement répartie en quatre Tétrarchies, confiées chacune à des fils de Hérode le Grand : une manière de s’assurer de leur servilité, de réduire leur pouvoir et de faire jouer entre eux une rivalité salutaire pour le pouvoir supérieur. A l’aune de recherches historiques sérieuses, il semble que notre personnage n’ait été ni plus ni moins mauvais que d’autres responsables romains ; en revanche, il semble qu’il ait été plutôt mal vu des juifs, et notamment de leurs autorités religieuses, à cause de son zèle pour l’empereur qui plusieurs fois offensait leur piété. Nous sommes donc en présence de la plus haute autorité civile, celle qui a pouvoir de vie et de mort : un homme qui est avant tout un politique.
Pilate entre, ou plutôt rentre, « de nouveau » précise Jean, dans le Prétoire. Le prætorium est le lieu de résidence d’un gouverneur (ou « procurateur ») de Province romaine. C’est à la base le quartier général militaire, là où se tient le chef (le « prætor« ) qui commande par délégation du Consul. Il s’agit probablement du centre de la forteresse Antonia, caserne militaire inexpugnable. Autrement dit, ces lieux sont le cœur du pouvoir de l’occupant romain. C’est au point que les responsables religieux n’ont pas voulu y entrer, afin de « ne pas se souiller » avant la Pâque. La Pâque juive nécessite une purification qui se fait durant plusieurs jours, et il n’est pas question pour eux de la remettre en cause. Autrement dit, un scrupule rituel les retient, placé bien plus haut que s’abstenir de réclamer la mort pour quelqu’un. Quoiqu’il en soit, Pilate a dû sortir lui-même à leur rencontre, et maintenant qu’il est instruit par eux de leur volonté, il revient faire son office et exercer la justice romaine.
C’est ce qui se passe à présent : « il cite Jésus à comparaître et lui dit, autrement dit : commence l’interrogatoire : Tu es le roi des Juifs ? » La question a de quoi surprendre ! Il n’est pas question de cela auparavant… On comprend alors que c’est sans doute le motif qui a été avancé pour réclamer sa mort. Pourquoi un tel motif ? C’est tout simplement l’accuser de sédition, peut-être plus encore. Les juifs ont à Jérusalem un roi déjà, Hérode : un allié des romains, mis en place par eux. Dans la question de Pilate, il peut y avoir une part d’amusement : quel est cet original qui croit pouvoir s’arroger seul un tel titre ? Et quelle drôle d’idée de le revendiquer : ce n’est pas dans la tradition juive ! Le vrai pouvoir chez les autochtones, Pilate le sait parce qu’il l’affronte sans cesse, est religieux.
Mais la réponse de Jésus a, elle, de quoi surprendre son procureur. « C’est à partir de toi-même que tu dis cela ou bien d’autres t’ont parlé à mon sujet ? » Tout justiciable peut attendre de la justice une enquête indépendante, menée par le juge ou le procureur lui-même. Jésus, en mettant Pilate devant cette alternative, dénonce un éventuel procès mené sur la base d’une calomnie, un procès expéditif joué d’avance. Le pouvoir romain, en effet, ne s’est jamais ému de l’activité de Jésus, et pourtant il est bien renseigné. En particulier, dans cette région de l’empire, le préfet est toujours attentif aux mouvements populaires, des agitateurs surgissent régulièrement. Mais jusqu’à présent, nul n’est venu avertir le préfet des activités suspectes d’un certain Jésus, et c’est bien ce que celui-ci lui fait implicitement remarquer : jamais ses propres services n’ont eu à se plaindre de lui.
Pilate le prend d’un peu haut, mais se défend en même temps d’être sous influence : « Est-ce que moi je suis juif ? » C’est comme s’il disait : « Allons, je ne suis pas sous l’influence de ceux qui t’ont amené ici, je ne suis pas de leur bord, je n’appartiens pas à leur groupe. » Et le procès peu enfin s’engager dans un sens plus objectif, avec un questionnement plus approprié : « La nation, la tienne, et les grands-prêtres t’ont livré à moi : qu’as-tu fais ? » La question est presque naïve. Pilate avoue par là n’avoir aucune charge contre son prisonnier, sinon l’hostilité des responsables. Dans la perspective de Pilate, les désavouer ne serait pas pour lui déplaire. Mais les mettre en situation de lui devoir quelque chose peut être également intéressant. Jean fait surtout remarquer le comportement des grands-prêtres : ils revendiquent habituellement leur autonomie, et les voilà qui ont recours à l’occupant romain ! Ils adoptent par là une attitude qui n’est pas celle que leur religion leur recommande, mais se comportent comme les autres nations. Et Jean les désigne précisément ainsi en mettant ce mot de « nation » dans la bouche de Pilate. Il est d’autant plus négatif que, dans le vocabulaire des juifs, les « nations » (les goyîm) sont tous ceux qui ne sont pas du peuple Juif. Mais Pilate n’a aucune charge réelle, et ne peut que poser à son prisonnier cette question, pitoyable pour un procureur : « qu’as-tu fait ?« .
C’était le moment où jamais de répondre : « Rien ! D’ailleurs tu n’as jamais entendu parler de moi d’aucune manière. » L’affaire était entendue. Et tout un chacun aurait répondu ainsi. Pas Jésus. Le voilà qui enchaîne sur un tout autre registre : « Le royaume, le mien, n’est pas de ce monde-ci ; si de ce monde-ci était le royaume, le mien, des subalternes à moi se seraient battus, afin que je ne sois pas livré par les Juifs… » (petite remarque : on peut traduire le datif par « livré aux Juifs », datif d’intérêt, ou « livré par les Juifs », datif instrumental. A la réflexion et vu le contexte, le deuxième me paraît plus cohérent). C’est une des caractéristiques de la prédication de Jésus que l’annonce du royaume. Elle est cependant fort peu présente dans l’évangile de Jean : il est question d’entrer dans le royaume au début de l’échange nocturne avec Nicodème. A la suite de la multiplication des pains, la foule cherche aussi Jésus pour le faire roi -ce qui le fait s’échapper ! C’est tout. Mais ce thème du royaume apparaît ici, dans ce contexte très paradoxal, et peut-être justement pour cela. Les trois autres évangiles ont insisté sur le fait que le royaume est inauguré dès ce monde-ci, en ce monde-ci. Jean insiste lui sur le fait qu’il n’est pas pour autant de ce monde-ci. La démonstration relève de l’évidence.
Et c’est une magnifique leçon sur le royaume annoncé et inauguré par Jésus : il ne relève pas d’un pouvoir. Du coup, il n’admet pas de subalternes, ni de batailles, ni de trahison. Entrer dans le royaume est un paradoxe en ce monde : c’est ne pas établir les relations avec les autres avec une note hiérarchique : au contraire, dans le royaume où il se tient, tu es mon frère, tu es ma sœur, tu es mon égal. Et je t’aime autant que je m’aime. C’est ne pas établir les relations avec d’autres avec une note belliqueuse ou polémique : au contraire, dans le royaume où il se tient, ta parole ou ton action méritent d’être entendue ou accueillie, elle a du sens, elle dit quelque chose de précieux de toi. C’est ne pas établir les relations avec d’autres avec une note manipulatrice : au contraire, je ne me sers pas de toi, mais je t’admire et te considère comme tu es, dans ta beauté.
Et Jésus continue : « …s’il en est ainsi le royaume, le mien, n’est pas d’ici. » [éntéouthén] signifie d’ici, au sens local mais aussi au sens génétique. Le royaume où se tient Jésus n’as pas son origine en ce monde-ci. Ce n’est pas que ce royaume ne se tienne pas en ce monde-ci : mais il y apparaît, et y apparaîtra toujours, comme une étrangeté. « Pilate lui dit donc : tu es donc bien roi ? » La question du préfet, de l’inquisiteur, est le signe immédiat de l’étrangeté dont on vient de parler. Aux oreilles de l’homme politique qu’il est, les paroles de Jésus ont dû sonner comme une manière compliquée de s’exprimer, j’imagine qu’il a compris que Jésus revendiquait bien un royaume, mais pas dans la région. Or il a certes dit « pas d’ici », ce qui peut être entendu au sens purement local, mais il a aussi dit « pas de ce monde », ce qui est plus étrange. Le [kosmos], en grec, désigne bien le monde, mais désigne aussi l’ordre qui y règne ou qui le constitue. Il y a un quiproquo complet.
« Jésus lui répond : toi tu dis que je suis roi. Moi, pour ceci je suis né et pour ceci je suis venu dans le monde : pour témoigner de la vérité ; qui est de la vérité entend ma voix. » Le quiproquo est levé, parce qu’énoncé clairement. Il y a une mise en regard des deux points de vue : toi, d’une part, moi d’autre part. Toi, tu es dans une logique de pouvoir qui te bouche les oreilles, et tu n’entends pas de quoi je parle. Parce que j’ai parlé d’un royaume, que j’ai dit mien, tu me penses roi : j’ai seulement dit que c’est le royaume dont moi je parle et dans lequel je me tiens. Suis-je roi ? Je n’en ai pas parlé. Moi, je parle de témoigner de la vérité. La vérité, dans le vocabulaire de Jean, c’est la relation de Fils vécue jusque dans le chair : Jésus est venu témoigner, c’est-à-dire montrer cette relation filiale unique, montrer jusqu’où elle va (jusqu’au Père), montrer qu’elle peut être authentiquement vécue dans la chair, dans ce monde. Montrer que tous les hommes peuvent vivre en fils avec dieu leur père, et comment le faire, notamment en abordant les autres hommes en frère. Un père et des frères. Ce n’est pas de ce monde, mais cela peut transformer le monde.
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