Le monde va quelque part, il s’agit d’entrer dans le mouvement (dimanche 21 novembre).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Nous voilà au dernier dimanche de l’année Marc, que nous finissons avec…Jean ! Le texte qui nous est donné s’inscrit dans les procès de Jésus qui conduisent à sa Passion et sa mort. J’ai essayé il y a trois ans, sous le titre Vivre en frères, de situer et commenter ce texte : notamment de montrer quelle place il a dans le déroulement historique du procès de Jésus, et comment la « logique » fraternelle de Jésus et celle, politique, de Pilate s’opposent.

Pilate revient de sa première rencontre avec les chefs des prêtres qui lui ont amenés Jésus : ce qu’il a appris d’eux est somme toute assez vague. Ils ne le lui auraient pas livré s’il n’était pas à « faire du mal », mais la sentence qu’il mérite selon eux est … la mort ! Ce pour quoi ils doivent en passer par la justice impériale, seule habilitée à prononcer la peine capitale. Mais les chefs d’accusation, Pilate ne les a pas. Il est tout de même compliqué de juger quelqu’un quand on ne sait pas de quoi il est accusé ! Selon les accusateurs, c’est si grave que la mort est la peine proportionnée, mais on n’en sait pas plus…

Pilate réfléchit, ceux qu’il vient d’entendre sont ceux qui détiennent vraiment le pouvoir en Judée, ce sont eux ses adversaires politiques. Soit ils lui tendent un piège en dignes adversaires, soit cet homme leur est un authentique opposant, quelqu’un qui menace leur propre pouvoir. Et sans doute, les services de renseignements de Pilate l’ont déjà informé de ce Jésus, du mouvement qu’il suscite dans le pays, et de l’opposition que lui font précisément les responsables religieux. La deuxième option semble donc la plus probable, celle selon laquelle Jésus représente un danger pour les chefs religieux. Et Pilate va tenter de formuler un chef d’accusation pour se les concilier, ou peut-être au contraire de trouver en son prisonnier un agent politique qu’il puisse à son tour employer contre ses adversaires. D’où sa formule tranquille : « Toi, tu es le roi des Juifs ?« .

La réponse de Jésus le prend à revers : « à partir de toi-même dis-tu cela, ou d’autres t’ont parlé à mon sujet ? » D’une part, d’interrogeant il se trouve interrogé ; d’autre part, il se trouve interrogé sur sa pensée intime, sur les mécanismes de sa pensée. Mais cela ne le déstabilise pas trop. Au fond, la question pour Jésus est simplement de savoir si la question de Pilate vient de sa réflexion, ou bien si elle est un chef d’accusation formulé contre lui par les responsables religieux. Ce n’est pas du tout la même chose, parce que l’implication du titre de « Roi » n’est pas la même. Pour le Romain d’alors, un roi, c’est un roitelet de plus : quatre ont déjà été officiellement institués ou reconnus dans cette partie du monde, il peut bien y avoir un prétendant en course, et cette prétention est toujours à prendre en considération, ce peut-être un outil politique commode. « Divida ut imperes » (diviser pour régner) est une formule latine après tout. Mais pour le Juif d’alors, un roi c’est une véritable espérance messianique, c’est une promesse de salut par l’exercice du pouvoir (et Jésus on s’en souvient a clairement interdit aux Douze de se servir de ce titre pour parler de lui).

Pilate ne fait d’ailleurs aucune difficulté pour répondre, il ne s’offusque pas de la réaction de son prisonnier. « Est-ce que moi je suis Juif ?« , sous-entendu : non, je ne comprends pas les choses comme eux, et je ne suis pas de leur bord ni leur allié. Et le voilà qui pose ouvertement la question, qui expose la situation « La nation, la tienne, et les grands-prêtres, t’ont livré à moi ; qu’as tu fait ? » : comme s’il lui disait « donne-moi ta version : pourquoi es-tu ici ? Pourquoi sont-ils à ce point dressés contre toi ? » Quelle est donc la « version » de Jésus, qui explique cette animosité ?

« Le royaume -le mien- n’est pas [originaire] de ce monde : si de ce monde était le royaume -le mien-, les gardes -les miens- auraient combattus pour que je ne sois pas livré par les Juifs ; maintenant, donc, le royaume -le mien- n’est pas d’ici« . Il ne parle pas de lui, il parle du royaume. Du royaume qu’il a annoncé tout au long de sa prédication. C’est le centre de son annonce, c’est le résumé que la plupart des évangiles donnent de sa prédication : « Le Royaume est tout-proche ». Ce qui compte, aux yeux de Jésus, ce n’est pas lui, c’est le royaume. Qu’as-tu fait ? lui demande Pilate. J’ai annoncé le royaume, lui répond implicitement Jésus. Mais le royaume dont il parle (« –le mien« – précise-t-il sans cesse), Pilate ne doit pas le comprendre avec le sens qu’il met habituellement derrière ce mot.

Et quel est-il, ce royaume ? Comment est-il ? La première insistance porte sur son origine. Mais c’est plutôt par la négative qu’il en est question : le royaume n’est pas [ék tou kosmou toutou], littéralement « de le monde celui-ci » ; et pour finir [éntéouthén], « d’ici » ou « de cette source » ou également, sur le mode temporel, « à partir de maintenant« . [ék] ou [éx], signifient « hors de« , « de l’intérieur de« . Construite avec le génitif (ce qui est le cas ici), la préposition signifie « en venant de« , « en partant de« , un mouvement qui va du dedans au dehors (ou vers la sortie) ; elle peut aussi marquer l’éloignement ; elle peut marquer l’origine « génétique » (d’où l’on « sort »), la cause. Ainsi, Jésus ne dit pas quelle est, positivement, l’origine du royaume qu’il proclame. Mais il dit une seule chose, c’est qu’il n’est pas d’ici. Il n’appartient pas à ce « monde », il n’est pas le produit de ce monde, il n’est engendré par rien de ce monde. Il ne peut donc être réduit à rien de connu, il n’obéit pas aux « lois » de ce monde-ci, il n’obéit pas à la logique de ce monde-ci. Pilate a parlé de « roi », Jésus lui parle de « royaume » : dans la logique de ce monde-ci, où nous sommes, il n’y a pas de roi sans royaume, ni de royaume sans roi. Ou pas pour longtemps. Mais dans cette autre logique ? Le [kosmos] ne désigne « l’univers » que par dérivation, rappelons-nous : à la base, le [kosmos] c’est « l’ordre » ! Ce royaume-là est d’une autre ordre.

Matthias Stom, Le Christ devant Pilate (1633), Huile sur toile 142 x 184, Milwaukee Art Musem.

L’idée de royaume est une grande idée. Elle n’est pas superposable à celle de « nation » : il peut y avoir plusieurs nations dans un même royaume, comme il peut y avoir plusieurs royaumes dans la même nation. La nation, c’est plutôt un peuplement et son organisation politique (au sens noble et général du terme). Dans l’idée de royaume, il y a l’idée de flux, l’idée d’une destinée, d’un courant profond qui mène quelque part. Dans l’ancien Orient, le « roi » était souvent divinisé, tenu pour un dieu, parce qu’il avait un pouvoir de cet ordre : pensons au sceptre du Pharaon, avec ses deux bouts, l’un pour rassembler les énergies positives, l’autre pour disperser les négatives. Ce fut une originalité d’Israël que de ne pas faire de son roi un dieu, mais pour une raison bien précise, et qui ne vient pas d’une vision plus sécularisée : c’est que la place était déjà prise ! C’est Yahvé qui était le roi, et il ne fallait pas prendre sa place ! Si le Pharaon (pour continuer avec cet autre exemple) était à la frontière entre les hommes et les dieux, c’est qu’il était chargé de conduire tout le peuple d’Egypte à passer à sa suite vers l’immortalité et le régime des dieux. On voit que le royaume, c’est à la fois le « terrain » et le « projet » de ce passage.

Pour autant, ce royaume est bien « dans ce monde » et « pour ce monde ». Il va le dire à peine plus loin : il est venu « dans ce monde« . En choisissant d’annoncer un « royaume », Jésus s’inscrit dans l’ensemble décrit au paragraphe précédent, il revivifie, il réveille toutes ces conceptions. Il parle d’un passage, d’un mouvement profond à l’œuvre dans le monde, d’un flux inscrit dans le monde et qui l’entraîne, le fait passer dans un « ailleurs » ou un « autre chose »; ce flux, précise-t-il, ne trouve pas son origine en ce monde : mais il le traverse, le transforme, l’entraine.

Et bien sûr, s’il ne trouve pas son origine en ce monde, il n’entre pas en concurrence avec les autres royaumes qui, eux, trouveraient ici leur origine. C’est pourquoi ce royaume ne s’établit pas par le combat, par l’affrontement. Il ne prend pas une place déjà prise par un autre, il ne remplace rien, il ne se substitute à rien. Raison pour laquelle il n’a pas de « garde » qui se battent pour lui. Ici je suis bien obligé de faire une petite pause et de considérer une tendance forte dans le discours de certains « zélateurs » parmi les chrétiens d’aujourd’hui. On en voit de plus en plus qui tiennent un langage guerrier, on en voit de plus en plus qui parlent de « se battre », de « reconquête », qui parlent de « défendre ». Comment peut-on tenir un tel discours ? Comment peut-on se réclamer du Jésus qui nous est donné aujourd’hui dans ce texte, en se disant chrétien, et avoir de telles intentions ou projets ? Quelle foi mal située, je veux dire pas à la bonne profondeur : le dieu est trop unique, et trop unique son royaume. Rien ne remplace le dieu, oui : mais du coup, le dieu ne remplace rien non plus. Il est autre. Le combat l’affrontement, c’est toujours pour une substitution. Mais là, ça ne veut plus rien dire…

La logique de Pilate, celle de ce monde, de cet « ordre » des choses, c’est pourtant de raisonner comme nous faisons toujours. Tu parles de « ton » royaume, « Et donc tu es roi ?« . Mais il n’a rien dit de tel. Et il lui renvoie cette logique comme un miroir : « Toi, tu dis que moi, je suis roi« . Tacitement, il lui dit qu’il faut pourtant abandonner cette logique. En contraste avec ce « Toi » et ce que dit ce « toi« , il y a un « Moi » : « Moi, en ceci je suis né et en ceci je suis venu dans le monde, afin de rendre témoignage à la vérité. Tout un [chacun] qui est de la vérité entend ma voix« . Je ne suis pas dans une logique de pouvoir mais dans une logique de témoignage. D’une certaine manière, je suis sans pouvoir. Si, c’est un grand pouvoir que celui de dire et de témoigner : mais il est dépendant, il n’atteint d’accomplissement qu’en fonction de la bonne volonté et des choix de qui le reçoit -ou pas.

On peut comprendre que Jésus expose son rôle : il ne « régit » pas. Pardon pour ceux qui fêtent aujourd’hui le « Christ-Roi » en l’affublant, dans leur tête, de toutes sortes de symboles et de pouvoirs, qui le prient comme celui qui « peut » ceci ou cela, … ou qui se justifient de son service pour usurper pour eux un pouvoir, disant qu’ils le tiennent en son nom. Pardon, mais ça ne marche pas ! Son rôle, c’est juste de « dire ». Il y a ce grand flux présent dans les profondeurs du monde, ce flux qui ne naît pas de ce monde mais qui le traverse et l’emporte : voilà, il faut le dire, il faut le montrer, il faut lui rendre témoignage. Il faut permettre à tous de s’y inscrire, d’y coopérer. Dans ce sens, il dit à qui obtient ce qu’il lui demandait : « Ta foi t’a sauvé », tu t’es inscrit toi-même dans le flux du royaume. Les structures d’Eglise qui ne relèvent pas du témoignage mais qui sont du pouvoir, de la « direction » des choses -« la direction des âmes », comme on disait à une époque-, ne sont décidément pas évangéliques ; elles sont « de ce monde », dans son ordre et sa logique.

Jésus (ou Jean qui fait parler Jésus) ajoute comment on s’ouvre à son témoignage pour s’orienter vers le flux du royaume : « qui est de la vérité écoute ma voix« . S’ouvrir au témoignage de Jésus qui porte vers le royaume, qui montre le royaume, suppose une seule condition, « être de la vérité », avec le même mot que pour « de ce monde ». En venant de la vérité, en partant de la vérité : non pas évidemment au sens de la quitter, mais au contraire au sens de commencer par la chercher. Et sans doute, de vouloir fonder en elle son chemin.

Tout ceci pourrait paraître bien général, bien éloigné de la vie. Un peu abstrait même. Mais il me semble au contraire que c’est tracer le chemin des humbles et des petits. Avec Jésus, avec la recherche de son royaume, on est bien dans ce monde-ci, comme on est et comme il est. Mais on est loin de la quête du pouvoir, ou de l’attention à celui-ci. On est dans la recherche d’un autre souffle pour vivre, dans l’attention et le don de soi. Celui qui dit tout cela est en état d’arrestation, il a déjà été condamné par les autorités religieuses légitimes (et dont il ne conteste pas la légitimité), il sait bien que les dés sont pipés. Pourtant pas d’aigreur, pas de repli sur soi, il est là pour témoigner et le fait encore. Dire une parole, choisir un comportement, c’est toujours à portée de la main. Etre vrai, faire correspondre sa pensée, sa vie et son cœur, c’est cela qui emporte le monde vers son but.

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