Reprendre sa trace profonde : dimanche 9 décembre.

Pieter Brueghel le Jeune, La prédication de saint Jean-Baptiste (1601), panneau sur bois 101 x 167,5, National Muséum, Cracovie

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

Pour ceux qui veulent situer le texte :

Nous sommes toujours dans l’évangile de Luc, mais après notre entrée par effraction dans son avant-dernière partie dimanche dernier, nous revenons à son début. Pas tout-à-fait au début, cependant : Luc commence par un prologue où il s’explique sur ses intentions, puis il compose une première partie à sa façon, que l’on intitule habituellement « les évangiles de l’enfance » -car en effet, il y montre en parallèle les préparations à la naissance puis les naissances de Jean-Baptiste et de Jésus, puis quelques scènes du seul Jésus dans son enfance.

A la suite de ces éléments, le récit qui nous est proposé aujourd’hui se situe plutôt au début de l’histoire principale, à savoir le ministère de Jésus et la longue préparation qu’il constitue à sa passion, sa mort et sa résurrection. On peut voir dans cette partie inaugurale plusieurs temps : un premier temps constitué par l’inauguration du ministère du Baptiste, un deuxième temps où le Baptiste rend témoignage à Jésus tout en niant être lui-même le messie, témoignage qui s’achève par son arrestation. Un troisième temps suit avec le récit, central, du baptême de Jésus (Jean-Baptiste n’y est pas mentionné, et pour cause !). Un quatrième temps présente Jésus avant tout par sa généalogie ascendante, présentation qui fait écho à celle faite par le Baptiste aux foules dans la deuxième partie. Un cinquième temps où Jésus va au désert, temps qui fait écho au premier où  le Baptiste est également au désert. Une conclusion-transition enfin, où en quelques mots Luc fait voir un Jésus qui commence à enseigner.

Notre passage n’est que le tout début du premier temps : c’est l’annonce de la survenue du Baptiste et de son ministère, le roulement de tambour et le lever de rideau.

Mon modeste commentaire… :

     Luc débute très solennellement : « En l’an quinze, donc, du pouvoir de Tibère César, Ponce Pilate gouvernant la Judée, la tétrarchie de Galilée étant celle d’Hérode, la tétrarchie d’Iturée et de la région de Trachonitide étant celle Philippe son frère et la tétrarchie de l’Abilène de Lysanias, sous les grands-prêtres Anne et Caïphe, la parole de Dieu survint sur Jean fils de Zacharie dans le désert. » En fait, Luc imite un certain nombre de livres prophétiques, qui montrent de cette manière un début historique précis à l’activité du prophète. Autrement dit, Luc a un double but.

     D’abord, il situe d’emblée Jean-Baptiste comme un prophète dans la longue lignée des prophètes d’Ancien Testament. Lignée longue, mais néanmoins dénombrable : la survenue de Jean est un évènement de forte portée, un évènement qui fait date. Lignée longue, mais depuis longtemps interrompue : après des figures importantes dans la période de la guerre avec la Syrie puis avec Babylone, après d’autres figures importantes dans la période de l’exil puis du retour et de la réorganisation religieuse, il n’y a plus eu de prophète. Dieu s’est tu. Ce silence de plusieurs siècles a d’ailleurs donné lieu à de nombreuses spéculations intellectuelles, de nombreuses tentatives d’anticiper le salut annoncé et qui tarde. Ici, maintenant, dans cette longue attente et ce long silence, Dieu reprend l’initiative et suscite quelqu’un, Jean. Entendre ce texte aujourd’hui, c’est être invité à nous re situer dans la perspective de nos longues attentes, à prendre conscience -pour les écarter, les mettre en deuxième- de nos propres initiatives,  à y chercher l’initiative de Dieu.

     Ensuite, Luc montre que Dieu se mêle à notre histoire. Pas seulement notre histoire personnelle, le cours intérieur de notre existence, mais bien l’histoire objective. Luc nomme des figures historiques attestées. Il fait allusion à l’organisation politique d’une époque précise : Auguste a organisé, après la mort d’Hérode le Grand en -4, la Préfecture de Judée en la doublant d’une tétrarchie (= quatre chefs) locale. C’est une manière, tout en maintenant la suprématie romaine, de donner un certain pouvoir à des locaux. On s’assurera ainsi de leur dévouement à l’autorité suprême puisqu’ils tiennent d’elle leur pouvoir, on se débarrassera ainsi d’un certain nombre de problèmes épineux en les laissant régler par un échelon intermédiaire qui pourra servir de « fusible » en cas de coup dur, et on crée une forme de concurrence entre les différents petits chefs, déviant les uns envers les autres leurs appétits de pouvoir et leurs intrigues politiques.

     Ce système fonctionne toujours sous Tibère, qui succède à Auguste et possède le pouvoir absolu entre 14 et 37 ap. J.-C. Le gouvernement de cette préfecture est assuré par Ponce Pilate selon toute probabilité entre 26 et 36 ap. J.-C. La première tétrarchie de la préfecture de Judée consiste dans l’ancien royaume de Juda, augmenté au nord de la Samarie et au sud de l’Idumée (ancien royaume d’Edom), avec Hérode Archelaus à sa tête entre 4 et 6 ap. J.-C., où il est destitué et non remplacé.  La deuxième tétrarchie consiste dans la Galilée, nom qui en hébreu signifie « région des étrangers », et qui comporte les territoires entre le Jourdain et la côte (non incluse) jusqu’à hauteur de Tyr et Sidon,  avec Hérode Antipas à sa tête entre 4 et 39 ap. J.-C. La troisième tétrarchie consiste dans les régions à l’Est du Jourdain et au sud de Damas, avec Philippe le Tétrarque à sa tête entre -4 et 34 ap. J.-C. La quatrième tétrarchie enfin est encore au nord de celle-ci, avec Lysanias à sa tête entre avant 29 (difficile d’être plus précis…) et jusqu’à 37 ap. J.-C. Pardon pour cette longue contextualisation, mais elle donne un cadre assez précis, le recoupement situe le début du ministère du Baptiste entre 26, 29 au plus tard, et 34. L’intervention, l’initiative de Dieu dans la « grande histoire » est pour nous un étonnement fondamental, premier. Il ne reste pas à part dans son « élysée », mais agit très concrètement.

    Et quelle est cette action ? En quoi consiste-t-elle ? C’est que sa parole, son mot, « advient ». [égénéto] c’est le verbe qui signifie le devenir, par contraste avec ce qui « est ». Le vocable employé pour la parole, c’est [rhéma], qui désigne tout ce qu’on dit : mot, parole, langage, discours, poème, phrase, sujet de discussion et par extension chose. Luc ne raconte pas comment le mot de Dieu est advenu, mais le vocable qu’il emploie suggère que c’est à travers quantité de choses. Non pas pourtant à travers un babillage continu, mais dans le silence des régions désertes, solitaires, isolées, vides. C’est avec l’expérience du vide, du silence, qui rejoignent l’attente de tout un peuple face au silence de son dieu en l’absence de prophètes, mais habité par toutes les paroles reçues et échangées de tant de manières, que Jean voit advenir en lui une parole de Dieu. Il me semble que Jean est pour nous même, en ce jour, un appel à semblable expérience : se retirer d’un bruissement continu et de bousculades ou de croisements qui ne sont pas des rencontres, pour laisser résonner en soi tant de paroles accumulées, tant de choses confiées, tant d’évènements vécus, tant de sujets préoccupants, les laisser résonner avec l’évangile qui est aussi une parole, et laisser advenir en soi ce qui doit advenir.

     Que fait Jean Baptiste de ce qui est advenu « sur » lui ? « Et il vient dans toute la région autour du Jourdain en clamant un baptême de conversion dans la rémission des péchés,… » Dans toute la région autour du Jourdain, cela fait un immense périmètre ! Il a dû marcher beaucoup. On se le représente souvent figé sur son cailloux près de la rivière, mais ce n’est pas du tout ce que suggère Luc. Il clame, il annonce : il y a de la part du Baptiste toute une action à voix forte et à discours construit, mais pas un discours qui cherche à convaincre, plutôt une proclamation qu’entende qui voudra. Et quelle est cette nouveauté annoncée, à prendre ou à laisser ? Un « baptême », autrement dit une plongée, une immersion. Il ne faut pas nécessairement entendre ce mot au sens matériel, même si les pérégrinations du Baptiste sont plutôt de part et d’autre de la vallée du Jourdain : le geste est là pour marquer une réalité plus immatérielle, il a valeur de symbole. Ce que le Baptiste proclame, c’est de s’immerger dans la [métanoia] : dans le changement de sentiment, qui peut selon les cas devenir repentir (au sens où les peintres repeignent par-dessus, en ayant changé d’idée), regret, correction, ou pénitence. Le Baptiste proclame une vie plongée dans le changement, une vie conduite par une autre manière d’être sensible aux autres et aux choses. Et ce changement se fait dans l’action de laisser aller, de congédier ses déviations passées. Reconnaître qu’avec notre manière de mener notre vie, nous manquons son but. Revenir vers ce but avec une nouvelle sensibilité.

     A l’appui de cette présentation générale du ministère du Baptiste, Luc introduit une citation d’Isaïe, sans qu’il soit possible de dire si Jean-Baptiste lui-même s’y réfère ou si c’est l’écrivain seul qui fait ce rapprochement. « …comme il est écrit dans le livre des paroles du prophète Isaïe : voix criant dans le désert : préparez la voie du seigneur, mettez en ligne droite ses grands-routes ! Tout gouffre sera rempli, et toute montagne et colline humiliée. Les tortueux seront dans le franc et les raboteux dans la voie tranquille, et toute chair verra le moyen de salut du dieu. » Jean-Baptiste ne crie certes pas dans le désert, c’est là qu’il a pris conscience du mot de Dieu sur lui, mais il est venu vers les foules. En revanche, il est bien avant tout une voix, il clame et proclame, à temps et à contretemps. Et tous les mots employés par le prophète ont un double sens (il faut dire qu’Isaïe est avant tout un très grand poète), matériel ou moral, ce qui convient bien au sens de la prédication du Baptiste et même au geste baptismal symbolique qui le caractérise, lui aussi matériel (dans l’eau) mais avant tout moral (dans le changement de vie).

     La grand-route, [tribos], c’est aussi le chemin fréquenté, c’est aussi une longue pratique : on voit qu’il y a là un signe parlant des chemins que nos vies empruntent fréquemment, de nos habitudes vie et de pensée. Celles-là, il faut les faire [éouthus], droites, directes, mais aussi franches, sans détour, selon les règles. Le gouffre, [farangx], n’est pas une simple ornière ou un petit effondrement, mais bien l’escarpement abrupt, la roche taillée à pic, le ravin, le précipice, la rive escarpée, la falaise, le gouffre, l’abîme. Le symbolisme en est dès lors bien plus fort : il s’agit des puits sans fond dans lesquels nos vies peuvent tomber, des trous dont on voudrait éventuellement bien sortir mais…comment faire ? Eh bien ! Ces aspects de notre vie vont être emplis, remplis, fécondés. A l’inverse, les hautes montagnes et les basses collines, toutes les hauteurs dès lors qu’elles sont des hauteurs, vont être abaissées, amoindries, diminuées, humiliées, découragées. On entend à demi-mot que ce qui fait nos forces ou nos fiertés va au contraire s’évanouir.

     Deux caractères sont encore visés par le prophète : d’une part les [skolios] (qui donne notre scoliose !) les obliques, les tortueux, les tournés de côté, les sans-franchise, ceux qui tergiversent. Appel pour ceux-ci à prendre l’attitude exactement contraire, à faire des choix francs et massifs. D’autre part les [trakhus] : au sens propre, rude, raboteux, caillouteux, âpre, hérissé, inégal, dur. Au sens moral, les rudes, les grossiers, les farouches, les cruels, les violents, les irascibles. Appel pour ceux-là à se faire chemin [léios] : au sens propre, lisse, poli, uni (comme pour un tissus), aplani, sans aspérité, glabre. Au sens moral uni, calme, doux, tranquille, coulant.

     Finalement, le Baptiste nous interpelle dans nos viscères, dans nos deux passions fondamentales, le désir et la colère : la pulsion de vie profonde qui nous fait désirer, et celle qui fait qu’on ne se résout pas à ce qui fait obstacle à notre désir. Les deux traces profondes qui font de nous des vivants. Il nous invite à mettre au clair la première en l’affirmant franchement, en nommant clairement ce que nous désirons; il nous invite à orienter autrement la seconde, en combattant pour la conquête d’une unité de vie avec calme et douceur -ce qui n’est pas moins fort, au contraire !

 

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