Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF
Pour ceux qui veulent situer le texte :
Retour en arrière : nous étions dans la partie inaugurale de l’évangile de Luc, nous revenons dans ce qu’il est convenu d’appeler « les évangiles de l’enfance ». Dans la tradition des écrits de l’antiquité, il était parfois d’usage, à propos d’un personnage particulièrement marquant, de composer un récit de son enfance, incluant ce qui précédait sa naissance, sa naissance elle-même, et quelques moments marquants de sa première jeunesse, afin de montrer dès le début les grandes tendances de la vie ou de l’action dudit personnage. Luc, en bon connaisseur du monde grec et s’adressant à ceux qui en font partie, adopte cet usage. Il va composer, en s’inspirant largement des Ecritures, le même genre d’écrits.
Pour ce faire, il va entremêler d’abord les deux enfances de Jean-Baptiste et de Jésus, de manière à mieux faire contraste pour ce qui est de Jésus, puis il va composer plusieurs récits d’enfance qui concernent le seul Jésus (comme on verra le Baptiste disparaître dans le corps de son évangile et laisser place au seul Jésus).
Où se trouve notre récit d’aujourd’hui ? Il y a eu d’abord le moment des annonces : une annonce à Zacharie en trois temps, puis une annonce à Marie. Il y a ensuite le moment de la rencontre entre les deux mères. Il y a enfin le moment des naissances : la naissance de Jean puis la naissance de Jésus. La bascule d’un personnage à l’autre est savamment composée, car les récits concernant Jean, plus longs au départ, sont de moins en moins étendus, alors que ceux concernant Jésus le sont de plus en plus. Nous nous trouvons, avec notre récit d’aujourd’hui, dans le moment central, celui de la rencontre des deux mères, et à travers elles des deux personnages. Cette rencontre est composée par Luc en deux temps : d’abord un récit miraculeux, ensuite un cantique (le Magnificat), composition très « comme dans les Ecritures » et d’ailleurs émaillée (notamment le cantique), de citations ou de références. Dans le texte d’aujourd’hui, nous n’avons, nous, que le récit miraculeux.
Mon modeste commentaire :
« Marie, se levant en ces jours-là, se rend dans le haut-pays avec hâte dans une ville de Juda, et entre dans la maison de Zacharie et salue Elisabeth. » Voilà le contexte. [anistèmi], le verbe qui est employé en premier par Luc à propos de Marie, signifie se lever, s’élever, sourdre, jaillir, surgir, partir, quitter… D’après sa forme grammaticale, l’action est constante, comme un nouvel état. Marie donc, du fait sans doute de l’annonce qui lui a été faite dans le récit précédent, est désormais en partance, en élévation, en surgissement, en éclosion. La grande aventure de sa vie est désormais sans retour. Le deuxième verbe, [poréouomaï], signifie marcher vite, voyager à pied avec l’idée d’une traversée souvent longue. Ce voyage est une entreprise. Elle va dans un pays de montagne, et elle y va [méta spoudès], avec empressement mais aussi avec précipitation, en toute hâte, et encore avec effort (pénible, même) et avec ardeur. On voit dans cette simple expression toute l’âme du voyage de Marie : elle est animée par l’urgence, elle doit faire un effort difficile pour y répondre, elle le fait néanmoins avec ardeur.
Tout son voyage est une entrée, la particule [éïs] qui marque un mouvement de pénétration, est répétée quatre fois, avec un effet « zoom » qui répond à celui marquant l’arrivée de l’ange, au récit précédent, venant à sa propre rencontre. L’ange était envoyé vers la Galilée, Nazareth, la maison de David, la maison de Joseph, Marie. Ici, Marie entre dans le pays de montagne, dans une ville de Juda, dans la maison de Zacharie, où elle entre-dans. Cette fois-ci, c’est elle « l’ange », c’est elle l’envoyée. Et elle « salue LA Elisabeth » : [aspadzomaï], c’est littéralement attirer à soi : d’où accueillir avec affection ou empressement, embrasser, saluer. Plus largement encore, aimer, rechercher, s’attacher à. Le terme de tout l’élan de Marie, c’est d’étreindre Elisabeth, LA Elisabeth (comme s’il n’y en avait qu’une au monde : celle qui compte pour elle).
A l’origine, Elisabeth, ou Elisheva, était la femme d’Aaron, frère de Moïse. Elle est donc la mère de tous les prêtres du peuple d’Israël, le sacerdoce y étant héréditaire (et rappelons-nous que Zacharie, le mari de notre Elisabeth, est lui-même prêtre). Son nom peut signifier « mon Dieu est ma subsistance » ou peut-être plus sûrement « mon Dieu est mon serment ». Elisabeth, c’est la promesse tenue, c’est le serment qui s’accomplit. Ce sont d’ailleurs les mots que prononcera Zacharie en retrouvant la parole : « Serment juré à notre père Abraham de nous donner […] de le servir sans crainte tout au long de nos jours« , bref : accomplissent de l’alliance promise. Marie qui serre dans ses bras Elisabeth, c’est l’étreinte de la promesse attendue et de son accomplissement.
Et peut-être y a-t-il là le modèle ou le miroir de toute vraie rencontre humaine : chacun portant en soi un secret, chacun portant en soi un attente, chacun portant en soi une promesse pour l’autre. Il me semble qu’aujourd’hui est le jour pour ré-investir les rencontres que nous vivons (car une rencontre n’est pas le fait d’un moment, elle est une mise en présence continue, un aller-vers l’autre jamais achevé, jamais épuisé). Je peux reconsidérer chacune des personnes avec qui je vis une rencontre, dont aucune ne se confond avec les autres, ni en nature, ni en intensité, ni dans son histoire. Quel secret portons-nous l’un pour l’autre ? Quelle attente avons-nous l’un de l’autre ? De quelle promesse, de quel accomplissement, sommes-nous porteurs l’un pour l’autre ?
« …et il arrive comme Elisabeth entend l’embrassement de Marie, que le fœtus bondit en son sein; …« . Je trouve très étonnant qu’on puisse entendre une étreinte ! C’est sans doute ce qui a conduit bien des traductions à atténuer celle-ci en modeste « salut », comme si tout l’élan de Marie avait abouti à un « coucou, ça va ? » en entrant dans la maison. Mais non, je crois que cela ne va pas avec ce qui précède, et dans quoi nous avons avancé pas à pas. Non, Marie serre Elisabeth contre elle, Elisabeth qui en est « à son sixième mois » comme l’ange le lui a dit –d’où l’urgence, bien sûr. Elle l’a serré fort pour partager son bonheur car Elisabeth était réputée stérile. Sans doute elle lui a dit des choses à l’oreille, on peut bien l’imaginer, mais peut-être pas, en tous cas le texte n’en dit rien. Et il est vrai que les grandes émotions se passent de mots, car ceux-ci atténueraient les choses immanquablement. Mais cet acte, cet élan, sont à Elisabeth une parole : cette rencontre agit sur son âme au plus profond comme une chose qui lui est dite, qui va à son cœur et re-déborde dans son esprit. Elle entend cette étreinte. Et le fœtus saute, bondit (le verbe est la racine du sirtaki grec !) au creux d’elle-même.
« …et Elisabeth est remplie d’esprit saint et s’écrie à voix forte et dit : bénie es-tu chez les femmes et béni le fruit de ton sein. D’où me vient cela, que vienne en face de moi la mère de mon seigneur ? … » La plénitude dont la rencontre est porteuse est sainte. C’est le dieu lui-même qui investi le cœur de l’homme dans les rencontres. Elisabeth crie, s’écrie, comme s’était écrié le premier homme quand lui fut présentée la première femme. Ce fut alors la première parole d’un être humain, et sans doute dans chaque rencontre y a-t-il cette première parole. Une parole d’homme, jaillie d’une rencontre où le dieu est présent ; une parole d’homme qui fait écho à la parole de ce même dieu en train de se faire chair… « bénie » ou « louée« . On pourrait traduire « façonnée des bonnes choses dites« , tant il est vrai que dire du bien d’une personne la construit : du cœur et du chœur des femmes, de cette vaste assemblée de celles qui portent l’avenir et l’humanité au plus profond d’elles-mêmes, une parole qui construit naît par le bien qu’elle énonce. Et cette parole en construisant la femme, construit l’être qu’elle porte : le fruit du creux d’elle-même. Ce Jésus sera façonné, construit, par tout le bien dit qui construit les personnes. Quand tu dis à quelqu’un de bonnes choses, des choses qui le construisent, tu participes à la conception de Jésus. Il y a des gens qui redisent mécaniquement des « Je vous salue Marie » : si on voulait bien réentendre ces choses à chaque fois pour vivre autrement les rencontres…!
Et l’étonnement d’Elisabeth, le sentiment d’une disproportion totale, l’intuition de ce qu’est cette étreinte en réalité. Quand tu viens à moi comme cela, avec cet élan et cet amour, c’est « mon seigneur » que tu m’apportes et que tu conçois pour moi. C’est fou ce qu’une femme conçoit, dans son cœur comme dans son corps ! Mais d’où vient une telle intuition, là, à cet instant, bien plus réelle que nul ne saurait le croire ? Elisabeth s’explique : « … car voici : comme advenait le chant de ton étreinte dans mes oreilles, le fœtus a bondi dans un transport de joie en mon sein. » Les oreilles d’Elisabeth ont entendu simultanément les sentiments provoqués en elle par l’étreinte de sa visiteuse et les sentiments éprouvés par le petit être caché au fond d’elle-même. Ainsi se vit une rencontre, dans cette double écoute de l’autre et de ce qui est en son propre cœur, dans un dialogue qui fait symphonie.
« Et heureuse celle qui croit que seront portées à terme les choses à elle dites de la part du seigneur. » Voilà une béatitude bien plus générale : entendre résonner au fond de soi les paroles que constituent les rencontres, les entendre entrer en résonance avec nos attentes, les recevoir comme la présence même du dieu qui nous construit les uns par les autres, et croire aux promesses ainsi constituées. Vous les femmes, enseignez-nous cette vie profonde dont vous avez le secret ! Et puissent tous mes lecteurs vivre Noël comme une rencontre : ce sont mes vœux pour chacun d’entre vous : Noël bondissant, joyeux Noël !
Un commentaire sur « Vivre une rencontre : dimanche 23 décembre. »