Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Cette fois-ci, l’évangile qui nous est donné est directement en rapport avec la naissance que nous allons fêter samedi : Luc, dans les récits d’enfance qu’il compose, écrit aussi cet épisode parmi ceux qui précèdent les naissances successives de Jean-Baptiste et de Jésus. Dans le commentaire intitulé Vivre une rencontre., je me suis efforcé de le situer dans l’ensemble de l’œuvre de Luc et de le commenter en son entier. Et j’ai essayé d’en faire ressortir les traits qui s’y trouvent d’une vraie rencontre.
Aujourd’hui, je voudrais juste m’arrêter sur la question que pose Elisabeth dans sa joie et le cri qu’elle lance. « D’où me vient cela, que vienne en face de moi la mère de mon seigneur ? » Cette question a quelque chose de fascinant, et il me semble qu’Elisabeth nous est donnée justement pour nous permettre d’accueillir nous aussi celle et celui qui viennent à nous. Je veux dire accueillir l’enfant et sa mère que nous allons fêter cette semaine. Mais je veux dire aussi accueillir toutes ces rencontres qui font notre existence. « Nous méritons toutes nos rencontres, écrivait Mauriac, elles sont accordées à notre destin et ont une signification qu’il nous appartient de déchiffrer. » Il me semble qu’avec cet évangile nous est montré qu’il n’y a pas de meilleur moyen de se préparer à la rencontre de Noël qu’en revisitant et réaccueillant toutes les rencontres qui comptent pour nous -peut-être même, qui sait, en donnant de la valeur à certaines rencontres encore trop insignifiantes pour nous-.
Cette question n’est certes pas la première chose que dit Elisabeth : ses premières paroles sont tournées vers sa visiteuse, vers celle qui déclenche en elle une telle réaction. Elle commence par la louange et la bénédiction. Ce dernier mot revient deux fois, [éou-logéïn], « dire du bien« , « tenir une parole heureuse« . Au sens propre, elle fait l’é-loge de celle qui vient à elle, et de l’enfant qu’elle porte. Elisabeth est vraiment dans la rencontre, parce qu’un élan intérieur la porte d’abord à l’émerveillement à l’égard de l’autre. Je voudrais pouvoir accueillir toujours l’autre personne de cette manière, en voyant en elle ou en lui une personne à part, en accueillant a priori tout le bien qu’on dit d’elle ou qu’on peut dire d’elle.
Quand ses mots parlent d’elle, ensuite, il s’agit d’une question, et d’une question ouverte. Pas d’une affirmation. Voilà qui est tout-à-fait significatif et, me semble-t-il, bien ajusté à notre temps. Une question. Elisabeth ne se lance pas dans une affirmation dogmatique, elle n’étale pas une certitude, elle n’assène pas une vérité : elle pose une question. Une question qui la concerne au premier chef, qui l’engage. Elle cherche, elle interroge. Sa question recevra-t-elle une réponse ? Mais non : elle vaut comme question. C’est à l’état de question que ces mots changent et influencent son attitude, l’ajustent à cette visitation qui lui est faite, à cette rencontre qui vient à elle. Elle s’ajuste à la rencontre parce qu’elle se met en question. « D’où me vient cela, que vienne en face de moi la mère de mon seigneur ? » C’est inouï, c’est pour toujours incroyable.
Il me semble que ce positionnement est celui qui est le plus juste, le plus adapté à notre époque. Nous vivons dans un âge séculier, où « être croyant » n’est plus une évidence : au contraire même, c’est plutôt l’attitude incroyante qui est celle adoptée a priori. La fête de Noël n’est pas d’abord perçue comme une fête religieuse, tous s’en sont emparés. Faut-il le regretter ? Non, j’ose le dire. Il me semble au contraire que cela affine notre foi, notre manière de nous situer comme croyant. Nous sommes d’abord des chercheurs, nous interrogeons : nous nous interrogeons, et éventuellement nous invitons d’autres à s’interroger. Mais notre positionnement émerveillé n’est pas, n’est plus, ne peut plus être, celui d’une affirmation brutale. La société sécularisée dans laquelle nous sommes est un bénéfice pour nous : elle nous contraint à purifier notre attitude croyante, à de pas nous barder de certitudes, mais à nous provoquer à une quête infinie.
Nous cherchons des réponses, bien sûr, mais désormais elles ne peuvent plus ne pas tenir compte des autres, du monde dans lequel nous vivons, des quêtes des uns et des autres. Se mettre en quête, c’est être prêt à l’aventure, à la croissance, à la nouveauté. Comment mieux se préparer à entendre et recevoir ce « nom nouveau que nul ne connaît sinon celui qui le reçoit » ? Les réponses ne peuvent pas être des réponses malgré la science, ou malgré l’expérience des uns et des autres, ou malgré les objections que les uns ou les autres peuvent faire à l’attitude croyante. Nous ne pouvons pas nous satisfaire de réponses faciles ni toutes faites. Mais les questions, oui. Les questions, on a toujours le droit de les poser. Et elles valent pour elles-mêmes, même et surtout si elles nous mettent devant l’inévidence. On avance avec, on avance grâce à une question. Voilà tout ce qu’Elisabeth représente pour moi, avec sa question.

Le mot interrogatif est [pothén], qui se traduit « de quel lieu ?« , ou « de quelle source, par quel moyen ?« , ou encore « par suite de quelle cause, par quel motif ? » C’est une chance que cette richesse du grec, cette variété d’options en un seul mot. Dans une question, il y a plusieurs questions. « De quel lieu me vient cela, que vienne en face de moi la mère de mon seigneur ? » C’est un peu se demander qui a décidé une chose pareille, de quel « lieu » peut bien émaner une telle rencontre. « De quelle source me vient cela, que vienne en face de moi la mère de mon seigneur ?« , ce n’est pas tout-à-fait la même chose : c’est plutôt questionner l’énergie à l’œuvre dans une telle rencontre, s’interroger sur le flux qui commence là : où cela nous mènera-t-il ? Quelle aventure commence donc ici ? « Par quel moyen me vient cela, que vienne en face de moi la mère de mon seigneur ?« , c’est inscrire l’évènement de cette rencontre dans l’ensemble des interactions de la vie : comment cela a-t-il pu jouer ? Quel rapport avec tels autres évènements ? C’est se demander comment cette rencontre s’intègre dans la vie entière. « Par quel motif me vient cela, que vienne en face de moi la mère de mon seigneur ?« , c’est se demander s’il y a une intention derrière cela, s’il y a un sens, et lequel. On voit à quel point la question, s’épanouissant en un éventail de questions, met toute la vie en mouvement dans de multiples directions à la fois.
La raison de son questionnement émerveillé, c’est « cela : que vienne en face de moi la mère de mon seigneur« . C’est le déplacement de l’autre. Tu m’as remarqué. Tu m’as choisi. Tu as choisi de m’accorder ton attention, ton amitié, ton amour peut-être. Tu as fait un chemin jusqu’à moi, tu m’as fait une place dans ton existence, tu as renoncé à certaines choses pour me faire une place. Tu es venu(e). « D’où me vient cela…?«
C’est le déplacement de l’autre, mais aussi le lieu où elle choisit de se tenir, « en face de moi« . Tu ne m’as pas contourné, tu ne me regardes pas de biais : tu m’envisages. Tu t’es placé sur ma route, comme une étape, comme un obstacle, comme une évidence. Tu m’as offert un choix. Je peux me détourner, ou à mon tour t’envisager. Et il en est toujours ainsi, à chaque instant. Tu m’offres ton regard, et dans tes yeux qui sont le miroir de ton âme je peux plonger au fond de toi : tu t’es fait(e) espace, tu m’as ouvert tes jardins intérieurs, « d’où me vient cela…?«
Et la raison de son questionnement émerveillé, c’est enfin la qualité de cette personne, « la mère de mon seigneur« . Toi qui viens à moi, tu es porteuse d’un secret, tu es porteuse de mieux encore : mon dieu se cache en toi. Ou plutôt, il repose en toi, d’une manière qui me reste encore à découvrir. Dans ma quête se murmure à mon cœur que tu portes en toi le terme de ma quête. Seulement en m’interrogeant puis-je avoir cette attitude et ce positionnement à ton égard. Mais je sais que ce que, moi, je porte, frémit déjà de joie à ta présence et au cadeau que tu es, que tu renfermes, que tu produis, qui vient du meilleur de toi.
Joyeux Noël !